1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno

Troisième campagne de la critique absolue

par Karl MARX.

e: Défaite finale du socialisme.

« Les Français ont établi une série de systèmes pour organiser la Masse; mais ils ont dû divaguer puisqu'ils voyaient dans la Masse telle qu'elle est un matériau utilisable. »

Les Français et les Anglais ont tout au contraire démontré, et par le menu, que c'est l'ordre social actuel qui organise « la Masse telle qu'elle est » et constitue donc l'organisation de cette Masse. Suivant le précédent de l'Allgemeine Zeitung [1], la Critique exécute tous les systèmes socialistes et communistes à l'aide de ce mot profond : « divagations ».

Le socialisme et le communisme étrangers ainsi assommés par la Critique, elle transfère en Allemagne le théâtre de ses opérations guerrières.

« Lorsqu'ils se virent déçus tout à coup dans leurs espérances de 1842 et ne surent, dans leur embarras, à quel saint se vouer, les partisans allemands des Lumières furent, au moment opportun, informés des systèmes modernes lancés en France. Dès lors, il leur était possible de discourir sur le relèvement des classes inférieures du peuple, et cela les dispensait de répondre à cette autre question : n'appartenaient-ils pas eux-mêmes à cette Masse, qu'il ne faut pas uniquement rechercher dans les basses classes ? »

On le voit, à force de faire l'apologie du passé littéraire de Bauer, la Critique a tellement épuisé son stock de raisons bien intentionnées qu'elle ne peut plus expliquer le mouvement socialiste allemand que par « l'embarras » des partisans des Lumières en 1842. « Par bonheur, ils furent informés des systèmes modernes en vogue en France. » Et pourquoi pas des systèmes anglais ? Il y a à cela une raison critique décisive. Le livre de Stein : Der Kommunismus und Sozialismus des heutigen Frankreichs (Le communisme et le socialisme dans la France d'aujourd'hui [2]) n'avait pas informé M. Bauer des systèmes modernes anglais. C'est pour cette même raison décisive que, chaque fois qu'elle bavarde sur les systèmes socialistes, la Critique ne fait jamais état que de systèmes français.

Les partisans allemands des Lumières — autre information donnée par la Critique — ont commis un péché contre le Saint-Esprit. Ils se sont occupés des « classes inférieures du peuple » existant déjà en 1842, pour n'avoir pas à répondre à la question qui, elle, n'existait pas encore à cette date : quelle place étaient-elles appelées à occuper dans le régime critique à instaurer en 1843 : chèvre ou boue, Critique critique ou Masse impure, esprit ou matière ? Que n'ont-ils avant tout songé sérieusement au salut critique de leur âme à eux ! À quoi me servirait, en effet, le monde entier, y compris les classes inférieures du peuple, si je venais à perdre mon âme ?

« Mais un être spirituel ne saurait être élevé sans être modifié, et il ne saurait être modifié avant d'avoir connu la résistance extrême. »

Si la Critique connaissait mieux le mouvement des classes inférieures du peuple, elle saurait que la résistance extrême que leur fait subir la vie pratique les modifie chaque jour. La nouvelle littérature en prose ou en vers qui, en France et en Angleterre, émane des classes inférieures du peuple, lui prouverait que ces classes inférieures du peuple savent s'élever spirituellement et sans avoir besoin des lumières ténébreuses du Saint-Esprit de la Critique critique.

Mais la Critique absolue poursuit ses rêves : « Ceux qui ne possèdent rien de plus que le mot : organisation de la Masse, etc. »

On a beaucoup parlé de « l'organisation du travail », bien que ce « mot d'ordre » émane non des socialistes eux-mêmes, mais du parti politique des radicaux français, qui a tenté une médiation entre la politique et le socialisme. Mais, avant la Critique critique, personne n'a mentionné « l'organisation de la Masse » parmi les problèmes encore sans solution. On a montré au contraire que la société bourgeoise, dissolution de la vieille société féodale, est cette organisation même.

La Critique nous sert sa trouvaille entre guillemets (entre « pattes d'oie », comme on dit en allemand). Mais l'oie qui a jacassé aux oreilles de M. Bauer ce mot d'ordre propre à sauver le Capitole [3] est tout simplement son oie à lui, la Critique critique. Elle a réorganisé la Masse, en en faisant artificiellement l'adversaire absolu de l'Esprit. La contradiction opposant l'Esprit à la Masse, c'est « l'organisation de la société » selon la Critique, l'Esprit ou la Critique représentant le travail organisateur; la Masse, la matière première; l'Histoire, le produit fabriqué.

Après les grandes victoires remportées par la Critique absolue dans sa troisième campagne sur la Révolution, le matérialisme et le socialisme, demandons-nous quel a été le résultat final de ces travaux d'Hercule. Voici : tous ces mouvements ont péri sans laisser de trace, parce que c'était encore de la Critique imprégnée de Masse ou de l'esprit imprégné de matière. Même dans le propre passé littéraire de M. Bauer, la Critique a découvert qu'à plus d'un titre la Critique avait été polluée par la Masse. Mais si elle écrit dans ce cas une apologie au lieu d'une critique, si elle « sauvegarde » au lieu d'abandonner, si, au lieu de voir dans cette imprégnation de l'esprit par la chair la mort de l'esprit lui-même, elle inverse les choses et découvre dans l'imprégnation de la chair par l'esprit la vie et même la vie de la chair de Bauer, elle se montre, par contre, d'autant plus brutale, d'autant plus résolument terroriste dès que la critique inachevée, encore imprégnée de Masse, n'est plus l'œuvre de M. Bauer, mais l'œuvre de peuples entiers, l’œuvre d'une série de Français et d'Anglais profanes, dès que cette critique inachevée s'appelle non plus Die Judenfrage (La Question juive) ou Die gute Sache der Freiheit (La Bonne cause de la liberté) ou Staat, Religion, Partei (État, religion et parti), mais se nomme la révolution, le socialisme, le communisme. C'est ainsi que la Critique a lavé la souillure de l'esprit par la matière et de la Critique par la Masse, en épargnant sa propre chair et en crucifiant la chair d'autrui.

D'une façon ou d'une autre, nous voilà débarrassés de cet « esprit imprégné de chair» ou de la « Critique imprégnée de Masse ». Ce mélange non critique a fait place à la séparation absolument critique de la chair et de l'esprit, de la Critique et de la Masse, c'est-à-dire de son pur contraire. Pareille contradiction, sous sa forme historique, constituant le véritable intérêt historique de notre époque, c'est la contradiction qui oppose M. Bauer et consorts, ou l'Esprit, au reste du genre humain en tant que matière.

La Révolution, le matérialisme et le communisme ont donc rempli leur but historique. Leur perte a préparé les voies du Seigneur critique. Hosannah !


Notes

[1] Quotidien paraissant à Augsbourg.

[2] Leipzig, 1842.

[3] Vers 390 avant J.-C., les Gaulois marchèrent sur Rome. Ils prirent la ville, à l'exception du Capitole dont les défenseurs - ainsi le veut la légende - furent réveillés par les cris des oies de Junon, et purent ainsi repousser une attaque de nuit.


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