1859

"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale."


Critique de l'économie politique

Karl MARX


PREMIER LIVRE : DU CAPITAL

PREMIÈRE SECTION : LE CAPITAL EN GÉNÉRAL

Chapitre II : La monnaie ou la circulation simple

Dans un débat parlementaire sur les « Bank-Acts » de sir Robert Peel de 1844 et 1845, Gladstone faisait remarquer que l'amour lui-même n'avait pas fait perdre la tête à plus de gens que les ruminations sur l'essence de la monnaie. Il parlait d'Anglais à Anglais. Les Hollandais, par contre, gens qui, en dépit des doutes de Petty, ont de tout temps possédé une « miraculeuse intelligence » pour les spéculations d'argent, n'ont jamais laissé sombrer leur intelligence dans la spéculation sur l'argent.

La principale difficulté de l'analyse de la monnaie se trouve surmontée dès que l'on a compris que l'argent a son origine dans la marchandise elle-même. Ceci admis, il ne s'agit plus que de concevoir nettement les formes déterminées qui lui sont propres. La chose est rendue un tant soit peu plus difficile par le fait que tous les rapports bourgeois apparaissent transformés en or ou en argent, apparaissent comme des rapports monétaires et que la forme argent semble par suite posséder un contenu infiniment varié qui lui est étranger à elle-même.

Dans l'étude qui va suivre, il convient de retenir qu'il s'agit seulement des formes de la monnaie qui naissent immédiatement de l'échange des marchandises, et non de celles appartenant à un stade plus élevé du procès de production, comme par exemple la monnaie de crédit. Pour simplifier, on supposera que l'or est partout la marchandise-monnaie.

I. - Mesure des valeurs

Le premier procès de la circulation est pour ainsi dire un procès théorique, préparatoire de la circulation réelle. Les marchandises, qui existent comme valeur d'usage, se créent d'abord la forme sous laquelle elles apparaissent idéalement les unes aux autres comme valeurs d'échange, comme des quantités déterminées de travail général matérialisé. Le premier acte nécessaire de ce procès, on le voit, consiste en ce que les marchandises excluent une marchandise spécifique, mettons l'or, en tant que matérialisation immédiate du temps de travail général ou équivalent général. Revenons un instant à la forme sous laquelle les marchandises transforment l'or en monnaie :

1 tonne de fer = 2 onces d'or;
1 quarter de blé = 1 once d'or;
1 quintal de café = ¼ once d'or
1 quintal de potasse = ½ once d'or
1 tonne de bois du Brésil = 1 ½ once d'or;
1 marchandise = x once d'or.

Dans cette série d'équations, le fer, le blé, le café, la potasse, etc., apparaissent les uns aux autres comme la matérialisation de travail uniforme, de travail matérialisé dans l'or, où s'efface complètement toute particularité des travaux réels représentés dans leurs différentes valeurs d'usage. En tant que valeur, ces marchandises sont identiques, elles sont matérialisa­tion du même travail, ou encore la même matérialisation du travail, de l'or. En tant que maté­ria­li­sation uniforme du même travail, elles n'offrent qu'une seule différence, une différence quantitative, ou encore elles apparaissent comme des grandeurs de valeur différentes parce que leurs valeurs d'usage contiennent un temps de travail Inégal. En tant que marchandises isolées, elles se rapportent en même temps les unes aux autres comme matérialisation du temps de travail général parce qu'elles se rapportent au temps de travail général lui-même comme à une marchandise exclue, l'or. Le même rapport en voie de constitution, par lequel elles se représentent les unes pour les autres comme valeurs d'échange, représente le temps de travail contenu dans l'or comme temps de travail général, dont un quantum donné s'expri­me en des quanta différents de fer, de blé, de café, etc., bref dans les valeurs d'usage de toutes les marchandises, ou encore se déploie directement dans la série illimitée des équivalents en marchandise. Les marchandises exprimant universellement leurs valeurs d'échange en or, l'or exprime directement sa valeur d'échange dans toutes les marchandises. En se donnant à elles-mêmes les unes pour les autres la forme de la valeur d'échange, les marchandises donnent à l'or la forme d'équivalent général ou de monnaie.

C'est parce que toutes les marchandises mesurent leurs valeurs d'échange en or, dans la proportion selon laquelle une quantité déterminée d'or et une quantité déterminée de mar­chan­dises contiennent autant de temps de travail, que l'or devient mesure des valeurs; et c'est d'abord uniquement en raison de cette fonction de mesure des valeurs, fonction dans laquelle sa propre valeur se mesure directement dans le cercle entier des équivalents en marchandise, que l'or devient équivalent général ou monnaie. D'autre part, la valeur d'échange de toutes les marchandises s'exprime désormais en or. Il y a lieu de distinguer dans cette expression de la valeur un moment qualitatif et un moment quantitatif. La valeur d'échange de la marchandise se présente sous la forme de matérialisation du même temps de travail uniforme; la grandeur de valeur de la marchandise trouve alors sa représentation exhaustive, car, dans la proportion où l'on pose les marchandises égales à l'or, on les pose égales les unes aux autres. D'un côté apparaît le caractère général du temps de travail qu'elles contiennent, de l'autre la quantité de ce même temps de travail matérialisé dans leur équivalent d'or. La valeur d'échange des marchandises ainsi exprimée comme équivalence générale et en même temps comme degré de cette équivalence par rapport à une marchandise spécifique, ou encore exprimée dans une seule équation liant les marchandises à une marchandise spécifique, c'est le prix. Le prix est la forme métamorphosée sous laquelle apparaît la valeur d'échange des marchandises à l'intérieur du procès de circulation.

C'est donc par le même processus que les marchandises représentent leurs valeurs en prix-or et qu'elles font de l'or la mesure des valeurs, qu'elles en font par conséquent la monnaie. Si elles mesuraient universellement leurs valeurs en argent, en blé ou en cuivre, donc les représentaient sous la forme de prix-argent, prix-blé ou prix-cuivre, l'argent, le blé, le cuivre deviendraient mesure des valeurs et par là équivalent général. La circulation, pour que les marchandises y apparaissent sous forme de prix, suppose celles-ci comme valeurs d'échange. L'or ne devient mesure des valeurs que parce que c'est en lui que toutes les marchandises évaluent leur valeur d'échange. Mais l'universalité de ce rapport en voie de constitution, qui seul donne à l'or son caractère de mesure, suppose que chaque marchandise prise à part se mesure en or proportionnellement au temps de travail contenu en elle et dans l'or, suppose donc que la mesure réelle entre la marchandise et l'or est le travail lui-même, autrement dit que la marchandise et l'or sont posées par le troc direct comme égaux l'un à l'autre en tant que valeurs d'échange. Il n'est pas possible de traiter dans la sphère de la circulation simple de la façon dont s'opère pratiquement cette mise en équation. Il est toute­fois évident que, dans les pays qui produisent de l'or et de l'argent, un temps de travail déter­miné s'incorpore immédiatement à une quantité déterminée d'or et d'argent, tandis que dans les pays qui ne produisent pas d'or ni d'argent on arrive au même résultat par un détour, par l'échange direct ou indirect des marchandises nationales, c'est-à-dire une certaine portion du travail moyen national, contre une quantité déterminée de temps de travail des pays posses­seurs de mines, matérialisé dans l'or et l'argent. Pour pouvoir servir de mesure des valeurs, il faut que l'or soit virtuellement une valeur variable; il ne peut, en effet, devenir l'équivalent d'autres marchandises que comme matérialisation du temps de travail, mais ce même temps de travail, suivant la variation des forces productives du travail concret, se réalise sous la forme de volumes inégaux des mêmes valeurs d'usage. De même que lorsque la valeur d'échange de chaque marchandise est représentée dans la valeur d'usage d'une autre marchan­dise, de même, lorsque toutes les marchandises sont évaluées en or, on suppose seulement que l'or représente à un moment donné une quantité donnée de temps de travail. En ce qui concerne son changement de valeur, la loi des valeurs d'échange précédemment développée demeure valable. Si la valeur d'échange des marchandises reste inchangée, une montée géné­rale de leur prix-or n'est possible que si la valeur d'échange de l'or baisse. Si la valeur d'échange de l'or demeure inchangée, une hausse générale des prix-or n'est possible que s'il y a hausse des valeurs d'échange de toutes les marchandises. C'est l'inverse dans le cas d'une baisse générale des prix des marchandises. Si la valeur d'une once d'or baisse ou monte par suite d'une variation du temps de travail exigé pour la produire, elle baisse ou monte uniformément pour toutes les autres marchandises, et elle représente donc après comme avant, vis-à-vis de toutes les marchandises, un temps de travail de grandeur donnée. Les mêmes valeurs d'échange s'évaluent alors en quantités d'or plus grandes ou plus petites qu'avant, mais elles s'évaluent en proportion de leurs grandeurs de valeur et conservent donc le même rapport de valeur entre elles. Le rapport 2 : 4 : 8 reste le même que le rapport 1 : 2 : 4 ou 4 : 8 : 16. Le changement de la quantité d'or qui sert à évaluer les valeurs d'échange sui­vant la variation de la valeur de l'or n'empêche pas plus l'or de remplir sa fonction de mesure des valeurs, que la valeur quinze fois moindre de l'argent ne l'empêche de supplanter l'or dans cette fonction. Le temps de travail étant la mesure entre l'or et la marchandise, et l'or ne devenant mesure des valeurs qu'autant que toutes les marchandises se mesurent en lui, c'est une simple illusion du procès de circulation qui fait croire que c'est la monnaie qui rend les marchandises commensurables  [1]. C'est au contraire la commensurabilité des marchandises en tant que temps de travail matérialisé, qui, seule, transforme l'or en monnaie.

La forme concrète, sous laquelle les marchandises entrent dans le procès d'échange, est celle de leurs valeurs d'usage. Elles ne deviendront équivalent général réel que par leur aliénation. La détermination de leur prix, c'est leur transformation purement idéale en l'équivalent général, c'est une mise en équation avec l'or, qu'il reste encore à réaliser. Mais, comme leurs prix ne transforment les marchandises en or que de façon idéale, ou encore ne les transforment qu'en or purement figuré, et comme leur mode d'existence sous forme de mon­naie n'est pas encore véritablement séparé de leur mode d'existence réel, l'or n'est encore trans­formé qu'en monnaie idéale; il n'est encore que mesure des valeurs et, en fait, des quantités d'or déterminées ne font encore qu'office de dénominations pour des quantités déterminées de temps de travail. De la façon déterminée suivant laquelle les marchandises représentent les unes pour les autres leur propre valeur d'échange, dépend dans chaque cas la forme déterminée sous laquelle l'or se cristallise en monnaie.

Les marchandises qui s'affrontent ont maintenant un double mode d'existence, réel en tant que valeurs d'usage et idéal en tant que valeurs d'échange. Elles représentent maintenant les unes pour les autres la double forme du travail qu'elles contiennent, le travail concret particulier existant réellement dans leur valeur d'usage, tandis que le temps de travail abstrait général revêt dans leur prix une existence figurée, où elles constituent la matérialisation uniforme et ne différant que quantitativement de la même substance de valeur.

D'un côté, la différence entre valeur d'échange et prix semble être purement nominale : le travail, dit Adam Smith, est le prix réel et l'argent le prix nominal des marchandises. Au lieu d'évaluer 1 quarter de froment à trente jours de travail, on l'évalue maintenant à 1 once d'or, si 1 once d'or est le produit de trente jours de travail. D'un autre côté, cette différence est si peu une simple différence d'appellation qu'en elle se concentrent au contraire tous les orages qui menacent la marchandise dans le procès de circulation réel. Trente journées de travail sont contenues dans le quarter de froment et il n'y a donc pas lieu de le représenter d'abord en temps de travail. Mais l'or est une marchandise distincte du froment et c'est dans la circulation seulement qu'il est possible de vérifier si le quarter de froment devient réellement l'once d'or comme son prix l'indique par anticipation. Le tout dépend de ceci : le froment se confirmera-t-il comme valeur d'usage ou non, la quantité de temps de travail qu'il contient se confirmera-t-elle ou non comme la quantité de temps de travail nécessairement requise par la société pour produire un quarter de froment. La marchandise en tant que telle est valeur d'échange, elle, a un prix. Dans cette différence entre valeur d'échange et prix, il apparaît que le travail individuel particulier contenu dans la marchandise doit d'abord être représenté par le procès de l'aliénation comme son contraire, comme travail général abstrait, impersonnel et social seulement sous cette forme, c'est-à-dire comme monnaie. Qu'il soit susceptible d'être représenté comme tel ou non semble chose fortuite. Donc, bien que dans le prix, la valeur d'échan­ge de la marchandise n'acquière qu'idéalement une existence différente de la mar­chan­dise et que le double mode d'existence du travail  [2] qu'elle contient n'existe plus que sous la forme d'une expression différente, bien que, par suite, d'un autre côté, la matérialisation du temps de travail général, l'or, n'affronte plus la marchandise réelle que comme mesure de valeur figurée, le mode d'existence de la valeur d'échange comme prix, ou de l'or comme mesure de valeur, recèle à l'état latent la nécessité de l'aliénation de la marchandise contre de l'or sonnant et la possibilité de sa non-aliénation, bref toute la contradiction résultant de ce que le produit est marchandise, ou encore de ce que le travail particulier de l'individu privé doit nécessairement, pour avoir un effet social, prendre la forme de son contraire immédiat, le travail général abstrait. Les utopistes qui veulent la marchandise, mais non l'argent, qui veulent la production fondée sur l'échange privé sans les conditions nécessaires de cette production, sont donc conséquents lorsqu'ils « suppriment » l'argent non pas seulement sous sa forme tangible, mais dès qu'il apparaît sous sa forme éthérée et chimérique de mesure des valeurs. Derrière l'invisible mesure des valeurs, le dur argent est là qui guette.

Une fois supposé le processus par lequel l'or est devenu la mesure des valeurs, et la valeur d'échange le prix, toutes les marchandises ne sont plus dans leurs prix que des quan­tités d'or figurées de grandeur différente. Sous la forme de ces quantités différentes d'une même chose, l'or, elles s'égalent, se comparent et se mesurent entre elles, et ainsi se dévelop­pe la nécessité technique de les rapporter à une quantité d'or déterminée considérée comme unité de mesure, unité de mesure qui se transforme en étalon, l'unité se divisant en parties aliquotes et celles-ci se subdivisant à leur tour en parties aliquotes  [3]. Or des quantités d'or en tant que telles se mesurent par les poids. L'étalon se trouve donc déjà tout prêt d'avance dans les mesures de poids générales des métaux qui, partant, servent, dès l'origine, effectivement d'étalons des prix dans toute circulation métallique. Les marchandises ne se rapportant plus les unes aux autres comme des valeurs d'échange devant se mesurer par le temps de travail, mais comme des grandeurs de même dénomination mesurées en or, de mesure des valeurs qu'il était, l'or devient étalon des prix. La comparaison des prix des marchandises entre eux comme quantités d'or différentes se cristallise ainsi dans les figures empreintes dans une quantité d'or figurée et le désignant comme étalon de parties aliquotes. L'or, selon qu'il se présente comme mesure des valeurs ou comme étalon des prix, possède des déterminations formelles tout à fait différentes, et la confusion entre ces déterminations a fait naître les théories les plus insensées. Mesure des valeurs, l'or l'est en tant que temps de travail matérialisé; étalon des prix, il l'est en tant que poids déterminé de métal. L'or devient mesure des valeurs quand on le rapporte en tant que valeur d'échange aux marchandises en tant que valeurs d'échange; dans l'étalon des prix, une quantité déterminée d'or sert d'unité à d'autres quantités d'or  [4]. L'or est mesure des valeurs parce que sa valeur est variable, étalon des prix parce qu'on l'a fixé comme unité de poids invariable. Ici, comme dans toutes les détermi­nations de mesure de grandeurs de même dénomination, la fixité et la précision des rapports de mesure jouent un rôle décisif. La nécessité de fixer un quantum d'or comme unité de mesu­re et des parties aliquotes comme subdivisions de cette unité a fait naître l'idée fausse qu'on avait établi un rapport de valeur fixe entre une quantité d'or déterminée, qui a naturelle­ment une valeur variable, et les valeurs d'échange des marchandises; on oubliait seulement que les valeurs d'échange des marchandises sont transformées en prix, en quantités d'or, avant que l'or ne prenne la forme d'étalon des prix. Quelles que soient les variations de la valeur de l'or, des quantités d'or différentes représentent toujours entre elles le même rapport de valeur. Si la valeur de l'or tombait de 1000 pour 100, 12 onces d'or posséderaient après comme avant une valeur douze fois plus grande qu'une once d'or, et il ne s'agit dans les prix que du rapport entre elles de différentes quantités d'or. Comme, d'autre part, la baisse ou la hausse de sa valeur n'entraîne nul changement de poids d'une once d'or, le poids de ses parties aliquotes ne change pas davantage et l'or, en tant qu'étalon fixe des prix, ne cesse pas de rendre le même service quelles que soient les variations de sa valeur  [5].

Un procès historique, dont nous trouverons plus loin l'explication dans la nature de la circulation métallique, a eu pour résultat que, pour un poids qui variait et diminuait sans cesse, on a conservé aux métaux précieux le même nom de poids dans leur fonction d'étalon des prix. C'est ainsi que la livre anglaise désigne moins d'un tiers de son poids primitif, que la livre écossaise d'avant l'Union n'en désigne plus que 1/36, la livre de France 1/74, le maravedi espagnol moins de 1/1000 et le rei portugais une fraction beaucoup plus petite encore. C'est ainsi qu'historiquement les noms monétaires des poids des métaux se séparèrent de leurs noms de poids généraux  [6]. Comme la détermination de l'unité de mesure, de ses parties aliquotes et de leurs noms est, d'une part, purement conventionnelle et que, d'autre part, elle doit posséder à l'intérieur de la circulation le caractère de l'universalité et de la nécessité, il fallait qu'elle devienne une détermination légale. Le soin du côté purement formel de cette opération échut donc aux gouvernements  [7]. Le métal déterminé qui servait de matière à la monnaie était socialement donné. L'étalon légal des prix diffère naturellement avec les pays. En Angleterre, par exemple, l'once en tant que poids de métal se divise en pennywetghts, grains et carats troy, mais l'once d'or en tant qu'unité de mesure de la monnaie se divise en 3 7/8 sovereigns, le souverain en 20 shillings, le shilling en 12 pence, en sorte que 100 livres d'or à 22 carats (1 200 onces) = 4 672 souverains et 10 shillings. Sur le marché mondial toutefois, où disparais­sent les frontières des différents pays, ces caractères nationaux des mesures monétaires disparaissent à leur tour pour faire place aux mesures de poids générales des métaux.

Le prix d'une marchandise, ou la quantité d'or en quoi elle est idéalement métamor­phosée, s'exprime donc maintenant dans les noms monétaires de l'étalon or. Au lieu donc de dire que le quarter de froment est égal à une once d'or, on dirait en Angleterre qu'il est égal à 3 livres sterling 17 shillings 10 ½ pence. Les mêmes dénominations servent ainsi à exprimer tous les prix. La forme propre, que donnent à leurs valeurs d'échange les marchandises, est métamorphosée en noms monétaires, par lesquels elles se disent les unes aux autres quelle est leur valeur. L'argent de son côté devient monnaie de compte  [8].

La transformation de la marchandise en monnaie de compte, mentalement, sur le papier, dans le langage, se produit chaque fois qu'un genre quelconque de richesse est fixé du point de vue de la valeur d'échange  [9]. Pour cette transformation, la matière de l'or est nécessaire, mais sous une forme figurée seulement. Pour évaluer la valeur de 1 000 balles de coton en un nombre déterminé d'onces d'or et pour exprimer à son tour ce nombre d'onces lui-même dans les noms de compte de l'once, en livres sterling, shillings, pence, il n'est besoin d'aucun atome d'or réel. C'est ainsi qu'avant le Bank-Act de sir Robert Peel en 1845, il ne circulait pas une once d'or en Écosse, bien que l'once d'or, et même exprimée en tant qu'étalon de compte anglais en 3 livres sterling 17 shillings 10 ½ pence, servît de mesure légale des prix. C'est ainsi que l'argent sert de mesure des prix dans l'échange des marchandises entre la Sibérie et la Chine, bien que le commerce ne soit en fait qu'un simple troc. Pour la monnaie en tant que monnaie de compte, il est par suite également indifférent que soient réellement monnayées ou non soit son unité de mesure, soit ses subdivisions. En Angleterre, au temps de Guillaume le Conquérant, 1 livre sterling, alors 1 livre d'argent pur, et le shilling, 1/20° d'une livre, n'existaient que comme monnaie de compte, tandis que le penny, 1/240° de la livre d'argent, était la plus forte monnaie d'argent existante. Dans l'Angleterre actuelle, au contraire, il n'existe pas de shillings ni de pence, bien que ce soient les noms de compte légaux de fractions déterminées d'une once d'or. D'une façon générale, la monnaie, en tant que monnaie de compte, peut n'exister qu'idéalement, alors que la monnaie existant réelle­ment est monnayée d'après un tout autre étalon. C'est ainsi que, dans de nombreuses colo­nies anglaises de l'Amérique du Nord, la monnaie circulante consistait jusqu'en plein VIII° siècle en espèces espagnoles et portugaises, alors que la monnaie de compte était partout la même qu'en Angleterre  [10].

Comme l'or en tant qu'étalon des prix se présente sous les mêmes noms de compte que les prix des marchandises, qu'ainsi, par exemple, une once d'or est exprimée, tout comme une tonne de fer, en 3 livres sterling, 17 shillings 10 ½ pence, on a appelé ces noms de compte de l'or le prix monétaire de l'or. De là est née l'étrange conception suivant laquelle l'or serait évalué dans sa propre matière et que, à la différence de toutes les autres marchandises, un prix fixe lui serait attribué par l'État. On confondait la fixation de noms de compte pour des poids d'or déterminés avec la fixation de la valeur de ces poids  [11]. L'or, quand il sert d'élément dans la détermination des prix, et, partant, de monnaie de compte, non seulement n'a pas de prix fixe, mais il n'a pas de prix du tout. Pour qu'il eût un prix, c'est-à-dire pour qu'il s'expri­mât comme équivalent général dans une marchandise spécifique, il faudrait que cette autre marchandise jouât dans le procès de circulation le même rôle exclusif de l'or. Or deux marchandises excluant toutes les autres s'excluent mutuellement. Aussi, là où l'or et l'argent subsistent légalement l'un à côté de l'autre comme monnaie, c'est-à-dire comme mesure de valeur, a-t-on toujours vainement tenté de les traiter comme une seule et même matière. Supposer que le même temps de travail se matérialise de façon constante dans la même propor­tion d'argent et d'or, c'est supposer en fait que l'argent et l'or sont la même matière et que l'argent, le métal de moindre valeur, est une fraction constante de l'or. Depuis le règne d'Édouard III jusqu'à l'époque de George Il, l'histoire de la monnaie anglaise se déroule en une succession continue de perturbations, provoquées par le conflit opposant le rapport de valeur de l'or et de l'argent, légalement établi, aux fluctuations de leur valeur réelle. Tantôt c'était l'or qui était estimé trop haut, et tantôt l'argent. Le métal estimé trop bas était retiré de la circulation, refondu et exporté. Le rapport de valeur des deux métaux était alors de nouveau modifié par la loi, mais bientôt la nouvelle valeur nominale entrait dans le même conflit que l'ancienne avec le rapport de valeur réel. A notre époque même, la baisse très faible et passagère de la valeur de l'or par rapport à l'argent, entraînée par la demande d'argent dans l'Inde et en Chine, a provoqué le même phénomène en France sur la plus grande échelle, exportation de l'argent et remplacement de ce métal par l'or dans la circulation. En France, pendant les années 1855, 1856, 1857, l'excédent de l'importation d'or sur l'exportation s'élevait à 41.580.000 livres sterling, alors que l'excédent de l'exportation d'argent sur l'importation se montait à 14.704.000 livres sterling. En fait, dans les pays comme la France, où ces deux métaux sont légalement mesures de valeur et ont tous deux un cours forcé, mais où l'on peut indifféremment payer avec l'un ou l'autre, le métal dont la valeur est en hausse est l'objet d'un agio et, comme toute autre marchandise, il mesure son prix dans le métal surestimé, tandis que ce dernier sert seul de mesure de valeur. Toute l'expérience fournie dans ce domaine par l'histoire se ramène simplement à ce fait que, là où deux marchandises remplissent légalement la fonction de mesure de valeur, il n'y en a pratiquement jamais qu'une qui maintienne sa position comme telle  [12].


Notes

[1] Aristote voit bien, Il est vrai, que les prix des marchandises supposent la valeur d'échange des marchan­dises : « qu'... il y eut l'échange avant qu'il y ait eu l'argent, c'est évident; car c'est la même chose, de donner cinq lits pour une maison ou autant d'argent que valent cinq lits ». D'autre part, comme c'est seulement dans le prix que les marchandises possèdent la forme de valeur d'échange les unes pour les autres, il les rend commensurables au moyen de l'argent. « Il faut que tout ait un prix; car ainsi, Il y aura toujours échange et par suite société. L'argent, telle une mesure, rend effectivement les objets commensurables [...] pour les poser ensuite égaux les uns aux autres. Car il n'y a pas de société sans échange, mais l'échange ne peut exister sans égalité, ni l'égalité sans commensurabilité. » Aristote ne se dissimule pas que ces objets différents mesurés par l'argent constituent des grandeurs absolument incommensurables. Ce qu'il cherche. c'est l'unité des marchandises sous forme de valeur d'échange et, en sa qualité de Grec de l'antiquité, il ne pouvait la trouver. Il se tire d'embarras en rendant commensurable au moyen de l'argent, dans la mesure où cela est nécessaire pour les besoins pratiques, ce qui est incommensurable en soi. « Sans doute est-il, en vérité, impossible que des objets aussi disparates soient commensurables, mais cela se produit pour les besoins pratiques. » (ARISTOTE : : Ethica Nicomachea, Livre V, chap. VIII, Édition Bekkeri, Oxonii, 1837 [Opera, vol. IX. p. 99 et suiv.].)

[2] 1° édition : Doppelarbeit (double travail) ; corrigé dans l'exemplaire II, annoté à la main. (N. R.)

[3] Cette bizarrerie qui fait qu'en Angleterre l'once d'or, en tant qu'unité de mesure de la monnaie, n'est pas subdivisée en parties aliquotes, s'explique de la façon suivante : « A l'origine, notre système monétaire n'était adapté qu'à l'emploi de l'argent, aussi une once d'argent peut-elle toujours être divisée en un nombre voulu de pièces de monnaie ; mais, comme l'or ne fut introduit qu'à une période postérieure dans un système monétaire qui n'était adapté qu'à l'argent, une once d'or ne peut pas être monnayée en un nombre correspondant de pièces de monnaie. » (MacLAREN : History of the Currency, p. 10, Londres, 1858.)

[4] Dans la 1° édition, le mot Gold (d'or) manque; corrigé dans l'exemplaire n° II, annoté à la main. (N. R.)

[5] « L'argent peut changer constamment de valeur et pourtant être mesure de la valeur tout aussi bien que s'il ne subissait aucun changement. Supposons, par exemple, qu'il ait perdu de sa valeur. Avant cette perte de valeur, une guinée aurait acheté 3 boisseaux de froment, ou le travail de six jours ; après, elle n'achèterait que 2 boisseaux de froment ou le travail de quatre jours. Dans les deux cas, les rapports du froment et du travail à l'argent étant donnés, on peut en déduire leur rapport réciproque; en d'autres termes, nous pouvons établir qu'un boisseau de froment vaut deux jours de travail. Mesurer la valeur n'implique rien d'autre et on y arrive aussi facilement après la perte de valeur qu'avant. Le fait qu'une chose soit distinguée comme mesure de valeur est totalement indépendant de la variabilité de sa propre valeur. » (BAILEY : Money and its Vicissitudes, Londres, 1837, pp. 9, 10.)

[6] « Les monnaies, dont le nom n'a plus aujourd'hui qu'un caractère idéal, sont les plus anciennes chez tous les peuples et furent toutes, pendant un certain temps, des monnaies réelles » (cette dernière affirmation est inexacte sous une forme aussi large) « et c'est précisément parce qu'elles étaient des monnaies réelles qu'on s'en est servi pour compter. » (GALIANI : Della Monota, ibid., p. 153.)

[7] Le romantique A. Müller dit : « Selon nos conceptions, tout souverain indépendant a le droit de fixer le nom à la monnaie métallique, de lui attribuer une valeur nominale sociale, rang, état et titre » (p. 228, Vol. II, A. H. MUELLER : Die Elemente der Staatskunst, Berlin, 1809). En ce qui concerne le titre, M. le conseiller aulique a raison ; il oublie seulement la teneur. Combien ses « conceptions » étaient confuses, c'est ce que montre, par exemple, le passage suivant : « Tout le monde comprend l'importance d'une juste fixation du prix monétaire, surtout dans un pays comme l'Angleterre, où le gouvernement bat monnaie gratuitement avec une grandiose libéralité [M. Müller semble croire que les membres du gouvernement anglais subviennent de leur propre poche aux frais de monnayage], où Il ne prélève pas de droit de seigneuriage, etc., et où, par conséquent, s'il fixait le prix monétaire de l'or beaucoup plus haut que le prix du marché, si, au lieu de payer comme maintenant une once d'or 3 livres sterling 17 shillings 10 ½ pence, il fixait à 3 livres sterling 19 shillings le prix monétaire d'une once d'or, toute la monnaie affluerait à l'Hôtel de la Monnaie, l'argent qu'on y recevrait serait échangé sur le marché contre de l'or qui y serait moins cher, on l'apporterait de nouveau à l'Hôtel de la Monnaie et le système monétaire tomberait dans le désordre. » (pp. 280, 281, ibid.) Pour maintenir l'ordre dans la monnaie anglaise, M. Müller tombe lui-même dans le « désordre ». Alors que shillings et pence sont simplement des noms, des noms de fractions précises d'une once d'or représentées par des jetons d'argent et de cuivre, il s'imagine que l'once d'or est évaluée en or, en argent et en cuivre, et gratifie ainsi les Anglais d'un triple standard of value [d'un triple étalon monétaire]. Il est vrai que l'emploi de l'argent comme mesure monétaire à côté de l'or ne fut formellement aboli qu'en 1816 par la 68° loi de la 56° année du règne de George III. Légalement, Il avait été déjà aboli en 1734 par la 42° loi de la 14° année du règne de George II et l'avait été beaucoup plus tôt encore dans la pratique. Deux choses qualifiaient spécialement A. Müller pour avoir une conception soi-disant supérieure de l'économie politique. D'une part, sa profonde ignorance des faits économiques et, d'autre part, son engouement de pur dilettante qui caractérisait ses rapports avec la philosophie.

[8] « Comme on demandait à Anacharsis à quelle fin les Grecs se servaient d'argent, il répondit : « pour compter. » (ATHENAEUS : Deipnosophistai, Livre IV, 49, vol. II [p. 120], Édition Schweighäuser, 1802.)

[9] G. Garnier, un des premiers traducteurs français d'Adam Smith, eut l'idée singulière d'établir dans quelle proportion étaient employées la monnaie de compte et la monnaie réelle. Le rapport est de 10 à 1. (G. GARNIER : Histoire de la monnaie depuis les temps de la plus haute antiquité, etc., vol. I, p. 78.)

[10] L'acte de Maryland de 1723 par lequel le tabac devient monnaie légale, tandis que sa valeur était ramenée à la monnaie or anglaise, soit à un penny par livre de tabac, rappelle les leges barbororum dans lesquelles, à l'inverse, on pose que des sommes d'argent déterminées sont égales aux bœufs, vaches, etc. Dans ce cas, ce n'était ni l'or, ni l'argent, mais le bœuf et la vache qui étaient la matière réelle de la monnaie de compte.

[11] C'est ainsi qu'on lit, par exemple, dans les Familiar Words de M. David Urquhart : « La valeur de l'or doit être mesurée par l'or lui-même ; comment une matière quelconque peut-elle être la mesure de sa propre valeur en d'autres objets ? La valeur de l'or doit être fixée par son propre poids sous une fausse dénomination de ce poids... et une once doit valoir tant de livres et de fractions de livre. Il y a là falsification d'une mesure et non fixation d'un étalon. » (Londres, 1856, p. 104 et suiv.)

[12] « En tant que mesure du commerce, la monnaie devrait, comme toute autre mesure, être maintenue aussi stable que possible. La chose est impossible si votre monnaie est constituée par deux métaux dont le rapport de valeur varie constamment. » (John LOCKE : Some Considerations on the Lowering of Interest, etc., 1691, p. 65, dans ses Works, 7° édition, Londres, 1768, vol. II.)


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