1859

"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale."


Critique de l'économie politique

Karl MARX

PREMIER LIVRE : DU CAPITAL

PREMIÈRE SECTION : LE CAPITAL EN GÉNÉRAL

Chapitre II : La monnaie ou la circulation simple


II. Moyen de circulation
a) La métamorphose des marchandises.

Considéré de plus près, le procès de la circulation présente deux cycles de formes diffé­rentes. Si nous désignons la marchandise par M et l'argent  [1] par A, nous pouvons exprimer ces deux formes de la façon suivante :

M-A-M
A-M-A

Dans cette section, nous nous occuperons exclusivement de la première, c'est-à-dire de la forme immédiate de la circulation des marchandises.

Le cycle M-A-M se décompose ainsi : mouvement M-A, échange de marchandise contre argent ou vente; mouvement inverse A-M, échange d'argent contre marchandise ou achat; et enfin unité des deux mouvements M-A-M, échange de marchandise contre argent en vue de l'échange d'argent contre marchandise ou vente en vue de l'achat. Mais, comme résultat final dans lequel s'éteint le procès, on aboutit à M-M, échange de marchandise contre marchan­dise, qui est l'échange de substance réel.

Si l'on part du terme extrême de la première marchandise, M-A-M représente sa transfor­ma­tion en or et sa reconversion d'or en marchandise, ou encore un mouvement où la marchandise existe d'abord comme valeur d'usage particulière, puis dépouille ce mode d'exis­tence, acquiert comme valeur d'échange ou équivalent général un mode d'existence libéré de tout lien avec son mode d'existence primitif et dépouille encore ce nouveau mode d'existence pour subsister finalement comme valeur d'usage réelle au service de besoins individuels. Sous cette dernière forme, elle passe de la circulation dans la consommation. L'ensemble de la circulation M-A-M est donc tout d'abord la série complète des métamorpho­ses que parcourt toute marchandise individuelle pour devenir valeur d'usage immédiate pour son possesseur. La première métamorphose s'accomplit dans la première moitié de la circulation M-A, la deuxième dans la seconde A-M, et la totalité de la circulation forme le curriculum vitae de la marchandise. Mais la circulation M-A-M n'est la métamorphose totale d'une marchandise isolée qu'en étant en même temps la somme de métamorphoses unilaté­rales déterminées d'autres marchandises, car chaque métamorphose de la première marchan­dise est sa transformation en une autre marchandise, donc transformation de l'autre marchan­dise en la première, donc transformation bilatérale s'accomplissant au même stade de la circulation. Nous avons d'abord à considérer séparément chacun des deux procès d'échange en lesquels se décompose la circulation M-A-M.

M-A ou vente : la marchandise M entre dans le procès de circulation non seulement comme valeur d'usage particulière, une tonne de fer par exemple, mais aussi comme valeur d'usage de prix déterminé, mettons 3 livres sterling, 17 shillings 10 ½ pence ou une once d'or. Ce prix, tout en étant d'une part l'exposant de la quantité de temps de travail contenue dans le fer, c'est-à-dire de sa grandeur de valeur, exprime en même temps le pieux désir qu'a le fer de devenir de l'or, c'est-à-dire de donner au temps de travail qu'il contient lui-même la forme du temps de travail social général. Cette transsubstantiation échoue-t-elle, la tonne de fer cesse d'être non seulement marchandise, mais produit, car elle n'est marchandise que parce que non-valeur d'usage pour son possesseur, ou encore le travail de celui-ci n'est du travail réel que comme travail utile pour d'autres et il n'est utile pour lui-même que comme travail général abstrait. La tâche du fer ou de son possesseur est donc de découvrir dans le monde des marchandises le point où le fer attire l'or. Mais cette difficulté, le salto mortale [saut périlleux] de la marchandise, est surmontée si la vente, ainsi qu'on le suppose ici dans l'analyse de la circulation simple, s'effectue réellement. Du fait que la tonne de fer, par son aliénation, c'est-à-dire son passage des mains où elle est non-valeur d'usage, dans les mains où elle est valeur d'usage, se réalise comme valeur d'usage, elle réalise en même temps son prix et, d'or simplement figuré, elle devient or réel. Au terme : « once d'or » ou 3 livres sterling 17 shillings 10 ½ pence, est maintenant substituée une once d'or réel, mais la tonne de fer a évacué la place. Par la vente M-A, non seulement la marchandise, qui dans son prix était transformée idéalement en or, se transforme réellement en or, mais, par le même procès, l'or, qui en tant que mesure des valeurs, n'était que de l'or idéal et ne figurait en fait qu'à titre de nom monétaire des marchandises elles-mêmes, se transforme en monnaie réelle  [2]. De même qu'il est devenu idéalement équivalent général parce que toutes les marchandises mesuraient en lui leurs valeurs, de même en tant que produit de l'aliénation universelle des marchandises échangées contre lui (et la vente M-A représente le procès de cette aliénation générale), il devient maintenant la marchandise aliénée absolument, il devient monnaie réelle. Mais l'or ne devient réellement monnaie dans la vente que parce que les valeurs d'échange des marchandises étaient déjà idéalement de l'or sous la forme des prix.

Dans la vente M-A, de même que dans l'achat A-M, deux marchandises s'affrontent, toutes deux unités des deux valeurs d'échange et d'usage, mais, dans la marchandise, sa valeur d'échange n'existe qu'idéalement sous forme de prix, tandis que dans l'or, bien qu'il soit lui-même une valeur d'usage réelle, sa valeur d'usage existe seulement comme support de la valeur d'échange et, partant, seulement comme valeur d'usage formelle ne se rapportant à aucun besoin individuel réel. L'opposition entre valeur d'usage et d'échange se répartit donc aux deux pôles extrêmes de M-A de telle sorte que la marchandise est valeur d'usage vis-à-vis de l'or, une valeur d'usage qui ne doit réaliser sa valeur d'échange idéale, le prix, que dans l'or, alors que l'or est vis-à-vis de la marchandise valeur d'échange, qui ne matérialise que dans la marchandise sa valeur d'usage formelle. C'est seulement par ce dédoublement de la marchandise en marchandise et en or et par la relation, double encore et contradictoire, dans laquelle chaque terme extrême est idéalement ce que son contraire est réellement et vice versa, c'est donc seulement par la représentation des marchandises comme des contraires polaires doublement opposés que se résolvent les contradictions contenues dans leur procès d'échange.

Nous avons considéré jusqu'à présent M-A comme vente, comme transformation de marchandise en argent. Mais, si nous nous plaçons du côté de l'autre extrême, le même pro­cès apparaît au contraire comme A-M, comme achat, transformation d'argent en marchandise. La vente est nécessairement en même temps son contraire, l'achat; c'est l'un ou l'autre, selon que l'on considère le procès d'un côté ou de l'autre. Ou encore, dans la réalité, il ne s'établit de distinction dans le procès que parce que dans M-A l'initiative part du terme extrême de la marchandise, ou du vendeur, et dans A-M du terme extrême de l'argent, ou de l'acheteur. En représentant donc la première métamorphose de la marchandise, sa transformation en argent, comme le résultat du fait qu'elle a parcouru le premier stade de la circulation M-A, nous supposons en même temps qu'une autre marchandise s'est déjà transformée en argent et se trouve donc déjà au deuxième stade de la circulation A-M. Nos hypothèses nous conduisent ainsi à un cercle vicieux. Ce cercle vicieux, c'est la circulation elle-même. Si, dans M-A, nous ne considérons pas déjà A comme la métamorphose d'une autre marchandise, nous isolons l'acte d'échange du procès de la circulation. Mais, hors de celui-ci, la forme M-A disparaît et il n'y a plus que deux M différents pour s'affronter, mettons du fer et de l'or, dont l'échange n'est pas un acte particulier de la circulation, mais du troc direct. A sa source de production, l'or est marchandise comme toute autre marchandise. Sa valeur relative, et celle du fer ou de toute autre marchandise, se manifeste ici par les quantités dans lesquelles ces marchandises s'échangent réciproquement. Or dans le procès de circulation cette opération est supposée accomplie, la valeur propre de l'or est donnée déjà dans les prix des marchandises. Rien ne peut donc être plus erroné que de se figurer qu'à l'intérieur du procès de circulation l'or et la marchandise entrent dans le rapport du troc direct et que, par suite, leur valeur relative est établie par leur échange en tant que simples marchandises. S'il semble que dans le procès de la circulation l'or soit échangé comme simple marchandise contre des marchandises, cette apparence provient tout simplement de ce que, dans les prix, une quantité déterminée de marchandise est déjà égalée à une quantité d'or déterminée, c'est-à-dire qu'elle est rapportée à l'or déjà considéré comme monnaie, comme équivalent général, et qu'en conséquence elle est immédiatement échangeable avec lui. Pour autant que le prix d'une marchandise se réalise dans l'or, elle s'échange contre lui comme marchandise, comme matérialisation particulière du temps de travail, mais, pour autant que c'est son prix qui se réalise dans l'or, elle s'échange contre lui en tant que monnaie et non en tant que marchan­dise, c'est-à-dire qu'elle s'échange contre lui en tant que matérialisation générale du temps de travail. Mais, dans les deux cas, la quantité d'or contre laquelle s'échange la marchandise à l'intérieur du procès de circulation n'est pas déterminée par l'échange : c'est au contraire l'échange qui est déterminé par le prix de la marchandise, c'est-à-dire par sa valeur d'échange évaluée en or  [3].

A l'intérieur du procès de circulation, l'or apparaît entre toutes les mains comme le résultat de la vente M-A. Mais, comme M-A, la vente, est en même temps A-M, l'achat, on voit que, tandis que M, la marchandise, point de départ du procès, accomplit sa première métamorphose, l'autre marchandise, qui l'affronte comme extrême, A, accomplit, elle, sa deuxième métamorphose et parcourt ainsi la deuxième moitié de la circulation tandis que la première marchandise se trouve encore dans la première moitié de son cours.

Le point de départ du second procès de circulation, l'argent, se trouve être le résultat du premier procès, de la vente. A la marchandise sous sa première forme s'est substitué son équivalent en or. Ce résultat peut constituer tout d'abord un point d'arrêt, car la marchandise possède sous cette deuxième forme une existence persistante propre. La marchandise, qui, entre les mains de son possesseur, n'était pas valeur d'usage, est maintenant à sa disposition sous une forme constamment utilisable parce que constamment échangeable, et c'est des circonstances que dépendent le moment et le point de la surface du monde des marchandises où elle rentrera dans la circulation. Son état de chrysalide d'or forme une période autonome de sa vie, où elle peut s'attarder plus ou moins longtemps. Tandis que dans le troc l'échange d'une valeur d'usage particulière est directement lié à l'échange d'une autre valeur d'usage particulière, le caractère général du travail créateur de valeur d'échange apparaît dans le fait que les actes d'achat et de vente sont séparés et indifféremment disjoints.

A-M, l'achat, est le mouvement inverse de M-A et c'est en même temps la deuxième ou dernière métamorphose de la marchandise. En tant qu'or, ou, encore, sous sa forme d'équi­valent général, la marchandise peut se représenter immédiatement dans les valeurs d'usage de toutes les autres marchandises, qui toutes, dans leur prix, aspirent à l'or comme à leur au-delà, mais indiquent en même temps la note que doivent faire entendre les espèces sonnantes pour que leurs corps, les valeurs d'usage, passent du côté de la monnaie et que leur âme, la valeur d'échange, passe dans l'or lui-même. Le produit général de l'aliénation des marchan­dises est la marchandise douée d'une aliénabilité absolue. Pour la transformation de l'or en marchandise, il n'existe pas de limite qualitative, il n'existe plus qu'une limite quantitative, celle de la propre quantité ou de la grandeur de valeur de l'or. « On peut tout avoir avec de l'argent comptant. » Tandis que dans le mouvement M-A la marchandise, par son aliénation comme valeur d'usage, réalise son propre prix et la valeur d'usage de l'argent d'autrui, dans le mouvement A-M elle réalise par son aliénation comme valeur d'échange sa propre valeur d'usage et le prix de l'autre marchandise. Si, en réalisant son prix, la marchandise transforme en même temps l'or en monnaie réelle, par sa reconversion elle confère à l'or son propre mode d'existence purement passager de monnaie. Comme la circulation des marchandises suppose une division du travail développée, donc la multiplicité des besoins du producteur isolé, qui est en raison inverse du caractère unilatéral de son produit, tantôt l'achat A-M sera représenté par une mise en équation avec un équivalent-marchandise, tantôt il s'éparpillera dans une série d'équivalents marchandises que circonscrit maintenant le cercle des besoins de l'acheteur et la grandeur de la somme d'argent dont il dispose. - La vente étant en même temps achat, l'achat est en même temps vente, et A-M en même temps. M-A, mais cette fois c'est à l'or, ou à l'acheteur, qu'appartient l'initiative.

Si maintenant nous revenons à la circulation complète M-A-M, on voit qu'une marchandise y parcourt toute la série de ses métamorphoses. Mais, en même temps qu'elle commence la première moitié de la circulation et accomplit sa première métamorphose, une deuxième marchandise entre dans la deuxième moitié de la circulation, accomplit sa deuxiè­me métamorphose et sort de la circulation, et inversement la première marchandise entre dans la deuxième moitié de la circulation, accomplit sa deuxième métamorphose et sort de la circulation, tandis qu'une troisième marchandise entre dans la circulation, parcourt la premiè­re moitié de sa course et accomplit sa première métamorphose. La circulation totale M-A-M, en tant que métamorphose totale d'une marchandise, est donc toujours en même temps le terme d'une métamorphose totale d'une seconde marchandise et le début de la métamorphose totale d'une troisième, donc une série sans commencement ni fin. Pour plus de clarté et pour distinguer les marchandises, désignons M de façon différente aux deux extrêmes, soit M'-A-M''. En réalité le premier membre M'-A suppose que A est le résultat d'un autre M-A et il n'est donc lui-même que le dernier membre de M-A-M', tandis que le deuxième membre A-M'' est dans son résultat M'-A et se présente donc lui-même comme le premier membre de M''-A-M''', etc. De plus on voit que le dernier membre A-M, bien que A ne soit le résultat que d'une vente, peut se représenter par A-M' + A-M'' + A-M''' + etc., qu'il peut donc se fragmenter en une masse d'achats, c'est-à-dire en une masse de ventes, c'est-à-dire en une masse de premiers chaînons de nouvelles métamorphoses totales de marchan­dises. Si donc la métamorphose totale d'une marchandise isolée se présente comme un anneau non seulement d'une chaîne de métamorphoses sans commencement ni fin, mais d'un grand nombre de chaînes, le procès de circulation du monde des marchandises, puisque chaque marchandise isolée parcourt le circuit M-A-M, se présente comme un enchevêtrement des chaînes entrelacées à l'infini de ce mouvement toujours finissant et toujours commençant en un nombre infini de points différents. Mais chaque vente ou achat singulier subsiste en tant qu'acte indifférent et isolé, dont l'acte complémentaire peut être séparé dans le temps et dans l'espace et n'a donc pas besoin de se rattacher à lui immédiatement pour lui faire suite. Comme chaque procès de circulation particulier M-A ou A-M, transformation d'une marchandise en valeur d'usage et de l'autre marchandise en argent, premier et deuxième stade de la circulation, constitue dans deux directions un point d'arrêt indépendant, mais comme d'un autre côté toutes les marchandises commencent leur deuxième métamorphose et prennent place au point de départ de la deuxième moitié de la circulation, sous la forme qui leur est commune de l'équivalent général, de l'or, dans la circulation réelle un A-M quel­conque emboîte le pas à un M-A quelconque et le deuxième chapitre de la carrière d'une marchandise au premier chapitre de la carrière de l'autre. A, par exemple, vend du fer pour 2 livres sterling, accomplit donc M-A ou la première métamorphose de la marchandise fer, mais remet l'achat à plus tard. En même temps B, qui quinze jours plus tôt avait vendu 2 quarters de froment pour 6 livres sterling, achète avec ces 6 livres sterling un complet chez Moïse et fils, accomplissant donc A-M ou la deuxième métamorphose de la marchandise froment. Ces deux actes A-M et M-A n'apparaissent ici que comme les anneaux d'une chaîne parce que sous la forme A, la forme or, une marchandise ressemble à l'autre et que l'on ne saurait reconnaître dans l'or s'il est du fer métamorphosé ou du froment métamorphosé. Dans le procès de circulation réel M-A-M se présente donc comme une juxtaposition et une succession infinies et fortuites des membres de différentes métamorphoses totales jetés pêle-mêle. Le procès de circulation réel n'apparaît donc pas comme une métamorphose totale de la marchandise, comme son passage par des phases opposées, mais comme un pur agrégat de multiples achats et ventes s'effectuant parallèlement ou successivement de manière fortuite. Ainsi se trouve effacée la détermination formelle du procès et d'autant plus complètement que chaque acte particulier de la circulation, par exemple la vente, est en même temps son contraire, l'achat, et réciproquement. D'autre part, le procès de circulation est le mouvement des métamorphoses du monde des marchandises et il faut donc qu'il le reflète aussi dans la totalité de son mouvement. Nous étudierons dans la section suivante comment il le reflète. Qu'il nous suffise ici de remarquer encore que dans M-A-M les deux extrêmes M n'ont pas le même rapport formel avec A. Le premier M est une marchandise particulière et se rapporte à l'argent comme à la marchandise universelle, alors que l'argent est la marchandise universelle et se rapporte au deuxième M comme à une marchandise individuelle. M-A-M peut donc se ramener sur le plan de la logique abstraite à la forme de syllogisme P-U-I, dans laquelle la particularité constitue le premier extrême, l'universalité le terme moyen et l'individualité le dernier extrême.

Les possesseurs de marchandises sont entrés dans le procès de la circulation comme simples détenteurs de marchandises. A l'intérieur de ce procès, ils s'affrontent sous la forme antithétique d'acheteur et de vendeur, personnifiant l'un le pain de sucre, l'autre l'or. Quand le pain de sucre devient or, le vendeur devient acheteur. Ces caractères sociaux déterminés n'ont donc nullement leur origine dans l'individualité humaine en général, mais dans les rapports d'échange entre hommes produisant leurs produits sous la forme déterminée de la marchandise. Ce sont si peu des rapports purement individuels qui s'expriment dans le rapport de l'acheteur au vendeur, que tous deux n'entrent dans cette relation que par la négation de leur travail individuel, qui devient argent, en tant qu'il n'est pas le travail d'un individu particulier. Autant donc il est stupide de concevoir ces caractères économiques bourgeois d'acheteur et de vendeur comme des formes sociales éternelles de l'individualité humaine, autant il est faux de les déplorer en voyant en eux l'abolition de l'individualité  [4]. Ils sont la manifestation nécessaire de l'individualité à un stade déterminé du procès social de la production. Dans l'opposition entre acheteur et vendeur, la nature antagonique de la production bourgeoise s'exprime d'ailleurs encore d'une façon si superficielle et si formelle que cette opposition appartient aussi à des formes de société pré-bourgeoises, sa seule exi­gen­ce étant que les individus se rapportent les uns aux autres comme détenteurs de marchan­dises.

Si nous considérons maintenant le résultat de M-A-M, il se réduit à l'échange de subs­tance M-M. La marchandise a été échangée contre la marchandise, la valeur d'usage contre la valeur d'usage, et la transformation de la marchandise en argent, ou encore, la marchandise sous forme d'argent, ne sert que d'intermédiaire à cet échange de substance. L'argent apparaît ainsi comme un simple moyen d'échange des marchandises, mais non comme moyen d'échange en général : il apparaît comme un moyen d'échange caractérisé par le procès de circulation, c'est-à-dire comme un moyen de circulation  [5].

Du fait que le procès de circulation des marchandises s'éteint dans M-M et semble par suite n'être qu'un troc effectué par l'intermédiaire de l'argent, ou que, d'une manière générale, M-A-M ne se scinde pas seulement en deux procès isolés, mais représente aussi leur unité mouvante, vouloir conclure qu'entre l'achat et la vente existe seulement l'unité et non la séparation, c'est faire un raisonnement dont la critique relève de la logique et non de l'écono­mie politique. De même que la séparation de l'achat et de la vente dans le procès de l'échange fait tomber les antiques barrières locales de l'échange social de substance qu'entou­rait d'une si aimable naïveté une piété ancestrale, cette séparation est également la forme générale sous laquelle les moments d'un seul tenant du procès se disloquent et s'opposent les uns aux autres; elle constitue en un mot la possibilité générale des crises commerciales, mais seulement parce que l'opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite et générale de toutes les oppositions qu'implique le travail bourgeois. La circulation de la monnaie peut donc avoir lieu sans crises, mais les crises ne peuvent pas avoir lieu sans circulation de la monnaie. Cela revient toutefois seulement à dire que, là où le travail fondé sur l'échange privé n'a pas encore atteint le stade de la création de la monnaie, il lui est naturellement enco­re moins possible de donner naissance à des phénomènes qui supposent le plein dévelop­pe­ment du procès de production bourgeoise. On peut alors apprécier la profondeur d'une critique qui prétend, par l'abolition du « privilège » des métaux précieux et par un prétendu « système monétaire rationnel », supprimer les « anomalies » de la production bourgeoise. Pour donner, d'autre part, un exemple d'apologétique en économie politique, il nous suffira de rappeler une interprétation dont l'extraordinaire perspicacité fit grand bruit. James Mill, le père de l'économiste anglais bien connu John Stuart Mill, dit :

Il ne peut jamais y avoir manque d'acheteurs pour toutes les marchandises. Quicon­que met une marchandise en vente veut recevoir une marchandise en échange, et il est donc acheteur par le simple fait qu'il est vendeur. Acheteurs et vendeurs de toutes les marchandises pris ensemble doivent donc, par une nécessité métaphysique, s'équilibrer. Si donc il se trouve plus de vendeurs que d'acheteurs pour une marchandise, il faut qu'il y ait plus d'acheteurs que de vendeurs pour une autre marchandise  [6].

Mill établit l'équilibre en transformant le procès de circulation en troc direct, tandis qu'il réintroduit en contrebande dans le troc direct les figures de l'acheteur et du vendeur emprun­tées au procès de circulation. Pour parler le langage confus de Mill, dans les moments où toutes les marchandises sont invendables, comme par exemple à Londres et à Hambourg à certains moments de la crise commerciale de 1857-1858, il y a effectivement plus d'acheteurs que de vendeurs pour une seule marchandise, l'argent, et plus de vendeurs que d'acheteurs pour toutes les autres formes d'argent, les marchandises. L'équilibre métaphysique des achats et des ventes se réduit au fait que chaque achat est une vente et chaque vente un achat, ce qui n'a rien de particulièrement consolant pour les détenteurs de marchandises qui n'arrivent pas à vendre, ni par conséquent à acheter  [7].

La séparation de la vente et de l'achat rend possible, à côté du commerce proprement dit, un grand nombre de transactions fictives avant l'échange définitif entre les producteurs et les consommateurs de marchandises. Elle permet ainsi à une quantité de parasites de s'introduire dans le procès de production et d'exploiter cette séparation. Mais cela revient encore une fois à dire qu'avec l'argent comme forme générale du travail en régime bourgeois est donnée la possibilité du développement des contradictions contenues dans ce travail.


Notes

[1] 1° édition : « or ». (N. R.)

[2] « La monnaie est de deux sortes, idéale et réelle; et elle est employée de deux façons différentes : pour évaluer les choses et pour les acheter. Pour l'évaluation, la monnaie Idéale convient tout aussi bien que la monnaie réelle et peut-être mieux encore. L'autre emploi de la monnaie consiste dans l'achat des choses qu'elle évalue... Les prix et les contrats s'établissent sur une évaluation en monnaie idéale et se réalisent en monnaie réelle. » (GALIANI : Della Moneta, p. 112 et suiv.)

[3] Cela n'empêche naturellement pas le prix marchand des marchandises d'être au-dessus ou au-dessous de leur valeur. Mais cette considération est étrangère à la circulation simple et appartient à une tout autre sphère, que nous aurons à, considérer plus loin quand nous étudierons le rapport de la valeur et du prix marchand.

[4] L'extrait suivant des Leçons sur l'industrie et lu finances (Paris, 1832) de M. Isaac PEREIRE montre combien même la forme toute superficielle de l'antagonisme, qui se manifeste dans l'achat et la vente, blesse de belles âmes. Le fait que sa qualité d'inventeur et de dictateur du Crédit mobilier a valu au même Isaac la triste renommée de loup de la Bourse de Paris montre également ce qu'il faut penser de la critique sentimentale de l'économie. M. Pereire, alors apôtre de Saint-Simon, dit : « C'est parce que tous les individus sont isolés, séparés les uns des autres, soit dans leurs travaux, soit pour leur consommation, qu'il y a échange entre eux des produite de leur industrie respective. De la nécessité de l'échange est dérivée la nécessité de déterminer la valeur relative des objets. Les idées de valeur et d'échange sont donc intimement liées, et toutes deux, dans leur forme actuelle, elles expriment l'individualisme et l'antagonisme... Il n'y a lieu à fixer la valeur des produits que... parce qu'il y a vente et achat; en d'autres termes, antagonisme entre les divers membres de la société Il n'y avait lieu à s'occuper de prix, de valeur, que là où Il y avait vente et achat, c'est-à-dire où chaque individu était obligé de lutter pour se procurer les objets nécessaires à l'entretien de son existence. » (Ibid., pp. 2, 3, passim.)

[5] « L'argent n'est que le moyen et l'acheminement, au lieu que les denrées utiles à la vie sont la fin et le but. » (Boisguillebert : Le Détail de la France, 1697, dans Économistes financiers du XVIII° siècle, d'Eugène Daire, vol. 1, Paris, 1843, p. 210.)

[6] En novembre 1807 parut, en Angleterre, un ouvrage de William SPENCE sous le titre : Britain Independent of Commerce [L'Angleterre indépendante du commerce], dont William COBBETT, dans son Political Register, a développé le principe sous la forme plus radicale Perish Commerce [A bas le commerce]. En réponse, James Mill publia, en 1808, sa Defence of Commerce [Défense du commerce], dans laquelle se trouve déjà l'argument cité d'après ses Elements Of Political Economy. Dans sa polémique avec Sismondi et Malthus au sujet des crises commerciales, J.-B. Say s'appropria cette jolie trouvaille et, comme il serait Impossible de dire de quelle idée nouvelle ce comique prince de la science* aurait enrichi l'économie politique - son mérite a bien plutôt consisté dans l'impartialité qu'il a mise à comprendre également de travers ses contemporains Malthus, Sismondi et Ricardo - ses admirateurs sur le continent ont célébré en lui, à son de trompe, l'homme qui avait déterré ce fameux trésor de l'équilibre métaphysique des achats et des ventes.
* En français dans le texte. (N. R.)

[7] Les exemples suivants permettront de voir la façon dont les économistes représentent les différentes déterminations formelles de la marchandise.
« En possession d'argent, nous n'avons à faire qu'un échange pour acquérir l'objet de notre désir, alors qu'avec d'autres produits excédentaires il nous faut en faire deux, dont le premier (pour nous procurer l'argent) est infiniment plus difficile que le second. » (G. OPDYKE : A Treatise on Political Economy, New-York, 1851, p. 287-288.)
« Si l'argent peut être vendu plus facilement, c'est précisément l'effet ou la conséquence naturelle de ce que les marchandises peuvent être vendues plus difficilement. » (Th. COBBETT : An Inquiry into the Causes and Modes of the Wealth of Individuals, etc., Londres, 1841, p. 117.) « L'argent a la propriété d'être toujours échangeable contre ce qu'il mesure. » (BOSANQUET : Metallic, Paper and Credit Currency, etc., Londres, 1842, p. 100.)
« L'argent peut toujours acheter d'autres marchandises, tandis que d'autres marchandises ne peuvent pas toujours acheter de l'argent ». (Th. TOOKE : An Inquiry into the Currency Principle, 2° édition, Londres, 1844, p. 10.)


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