1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 5 : Subdivision du profit en intérêt et profit d'entreprise. Le capital productif d'intérêts.


Chapître XXIII : L’intérêt et le profit d’entreprise

Ainsi que nous l'avons vu dans les deux chapitres précédents, l'intérêt n'est en apparence et en réalité qu'une partie du profit, c'est-à-dire de la plus-value que le capitaliste industriel ou commerçant, employant du capital emprunté, doit payer à celui qui le lui a prêté. Il garderait pour lui tout le profit s'il ne mettait en œuvre que du capital lui appartenant ; aussi ceux qui n'appliquent à la production que leurs capitaux n'interviennent pas pour déterminer le taux de l'intérêt, et ce fait suffit pour démontrer que l'intérêt - impossible sans qu'il y ait un taux de l'intérêt - reste étranger au mouvement du capital industriel.

« On peut dire que le taux de l'intérêt est la somme proportionnelle que le prêteur accepte de recevoir et l'emprunteur de payer pour l'usage, pendant une année ou une période plus ou moins longue, d'une quantité déterminée de capital-argent... Le propriétaire d'un capital qu'il applique lui-même à une production reste en dehors de la catégorie de capitalistes dont le nombre relativement à celui des emprunteurs détermine le taux de l'intérêt. » (Th. Tooke, History of Prices, éd. Newmarch, London, 1857, 11, p. 355).

En effet, c'est parce qu'il y a deux catégories de capitalistes, les capitalistes d'argent et les capitalistes industriels, qu'une partie du profit se transforme en intérêt et que l'intérêt existe ; c'est la concurrence entre ces deux catégories de capitalistes qui crée le taux de l'intérêt.

Aussi longtemps que le capital fonctionne dans le procès de reproduction, il est rivé à celui-ci et il cesse d'être à la disposition du capitaliste industriel alors même que celui-ci en est le propriétaire. Pendant tout ce temps le capitaliste ne dispose que du profit, qu'il lui est loisible de dépenser comme revenu. Il en est de même du capitaliste d'argent. Aussi longtemps que son capital est prêté et fonctionne comme capital-argent, il ne peut pas en disposer et il doit se contenter d'en toucher l'intérêt. Son capital lui est-il restitué, il est obligé de chercher un nouvel emprunteur s'il veut que son argent continue à fonctionner comme capital-argent. Par conséquent, tant qu'il détient son argent, celui-ci ne rapporte pas d'intérêts et ne fonctionne pas comme capital, et tant que son argent est appliqué comme capital et produit des intérêts, il en est séparé. Le capital peut donc être prêté pour des temps éternels et à ce sujet on peut dire que les observations suivantes que Tooke oppose à Bosanquet sont absolument sans fondement. Il cite le passage suivant de Bosanquet (Metallic, Paper and Credil Currency, p. 73) :

« Si le taux de l'intérêt tombait à 1 %, le capital emprunté irait presque de pair (on a par) avec le capital appliqué directement par celui qui en est le propriétaire »,

et le fait suivre de la critique que voici :

« Dire que le capital emprunté à ce taux ou même à un taux inférieur irait de pair avec le capital mis en œuvre par celui qui le possède, est une affirmation tellement étrange qu'on n'y ferait guère attention si elle n'était émise par un écrivain aussi intelligent et si bien au courant de la question qu’il traite. Aurait-il perdu de vue ou considérerait-il comme peu important ce fait que l'emprunt implique la restitution ? » (Th. Tooke, An Inquiry into the currency priniciple, 2° éd., Londres, 1844, p. 80).

Si l'intérêt tombait à zéro, le capitaliste industriel ayant emprunté son capital serait sur le même pied que celui qui travaillerait avec son propre capital ; tous deux encaisseraient le même profit moyen et la condition de la restitution ne changerait rien aux choses.

Plus le taux de l'intérêt se rapproche de zéro - s'il descend par exemple à 1 % - et plus le capital emprunté se rapproche de la situation où il est sur le même pied que le capital non-emprunté. Tant que le capital-argent existera comme tel, il devra être prêté sans interruption au taux existant, 1 % par exemple, à la même classe des capitalistes industriels et commerçants. Et tant que ceux-ci fonctionneront comme capitalistes, il n'y aura d'autres différences entre eux et les capitalistes opérant avec leurs propres capitaux, que ce fait qu'ils auront à payer un intérêt dont ces derniers seront affranchis et qu'au lieu d'encaisser comme ceux-ci tout le profit 1), ils n’en retiendront qu'une partie p - i, qui sera d'autant plus grande que i se rapprochera davantage de zéro. Si les premiers doivent restituer le capital qu'ils ont emprunté et en emprunter immédiatement un autre, les seconds doivent laisser leur capital engagé dans le procès de production, et aussi longtemps que durera celui-ci les uns rie peuvent pas plus disposer de leur capital que les autres. La seule différence qui les sépare est que les uns sont propriétaires du capital et les autres pas.

Comment se fait-il que ce partage purement quantitatif du profit en profit net et en intérêt prenne un aspect qualitatif ? En d'autres termes quelles sont les considérations qui amènent le capitaliste opérant avec son propre capital à envisager comme intérêt une partie de son profit brut, et par conséquent comment se fait-il que tout capital, emprunté ou non, soit considéré comme rapportant un profit net et un intérêt ?

On voit immédiatement que la question dont nous cherchons la solution ne s'applique pas à tous les partages quantitatifs quels qu'ils soient du profit. Il se peut que plusieurs industriels s'associent pour une entreprise dont ils se partageront le profit d'après les bases d'un contrat arrêté d'avance, de même qu'il arrive qu'un capitaliste s'engage seul, sans associé. Dans ce dernier cas il n'y a pas partage du profit et par conséquent il ne peut pas être question d'une partage quantitatif prenant un aspect qualitatif, ce qui n'a lieu que lorsque plusieurs personnes juridiques sont engagées dans l'entreprise.

Pour trouver la solution, nous devons remonter au point de départ de l'intérêt et admettre que le capitaliste d'argent et le capitaliste producteur sont non seulement des personnes juridiques différentes, mais qu'ils jouent des rôles absolument différents dans le procès de reproduction et qu'ils impriment à un même capital des mouvements complètement séparés, l'un le donnant en prêt, l'autre l'appliquant productivement.

Le capitaliste producteur opérant avec un capital emprunté doit faire deux parts de son profit brut : l'intérêt, qu'il paiera à son bailleur de fonds et le surplus qui sera son profit réel. Ce dernier sera déterminé par le taux de l'intérêt si le taux général du profit est donné d'avance, et inversement il se déduira du taux général du profit si le taux de l'intérêt est fixé au préalable. Quel que soit dans chaque cas particulier l'écart entre le profit brut et le profit moyen, la part qui reste réellement au capitaliste producteur est déterminée par l'intérêt, puisque, sauf le cas de stipulations spéciales, l'intérêt résulte du taux général de l'intérêt, qui est fixé et admis avant que le procès de production commence, avant par conséquent que le résultat de celui-ci, le profit brut, soit obtenu. Pour le capitaliste opérant avec un capital emprunté, le produit de ce dernier n'est pas la plus-value, C'est-à-dire le profit, mais le profit moins l'intérêt, et c'est ce restant qui a ses yeux personnifie le capital en fonction. Il fait donc une distinction entre l'intérêt qu'il doit prélever sur le profit brut pour le remettre au bailleur de fonds et la partie restante du profit brut qui constitue pour lui le profit industriel ou commercial, ou pour employer une expression générique, le profit d'entreprise. Lorsque le profit brut est égal au profit moyen, le profit d'entreprise dépend exclusivement du taux de l'intérêt. Il n'en est pas de même lorsque ces profits diffèrent ; alors interviennent toutes les circonstances qui déterminent un écart transitoire, soit entre le taux du profit dans une industrie déterminée et le taux général du profit, soit entre le profit d'un capitaliste d'une branche de production donnée et le profit moyen de tous les capita­listes de cette branche. Nous avons vu, en outre, que dans le procès de production-même le taux du profit ne dépend pas seulement de la plus-value, mais de quantité d'autres éléments : du prix d'achat des moyens de production, du per­fectionnement des méthodes de travail, de l'économie de capital constant, etc. Abstraction faite du coût de production, il est influencé par la conjoncture et par l'habileté et l'acti­vité plus ou moins grandes de chaque capitaliste, qui par­vient à retirer, par la circulation, une part d'autant plus grande de la plus-value qu'il est plus adroit à acheter au-dessous et vendre au-dessus du coût de production. Le partage quantitatif du profit brut prend ici un aspect qua­litatif, qui est d'autant, plus accentué que le partage quan­titatif dépend lui-même de ce qui est à partager, de la manière dont le capitaliste producteur applique le capital et de l'importance du profit brut que son activité rapporte.

Le capitaliste producteur n'étant pas propriétaire du capi­tal qu'il met en œuvre - telle est notre supposition - l'intérêt qu'il paie à son bailleur de fonds lui apparaît comme une part du profit brut qui revient nécessairement à celui qui possède le capital ; par opposition la partie du profit brut qui lui reste est à ses yeux le profit d'entreprise, la rémunération des opérations et des fonctions qu'il accom­plit dans l'industrie ou dans le commerce. L'intérêt est donc pour lui le fruit de l'appropriation du capital, le pro­duit du capital en soi, éloigné du procès de production, ne « travaillant », ne fonctionnant pas; par contre le profit d'entreprise est le fruit du capital en activité, activité qu'il fait sienne par opposition à l'oisiveté du capitaliste d'ar­gent, qui ne prend aucune part au procès de production.

Cette distinction qualitative entre les deux parts du profit brut, l'intérêt, fruit du capital en soi, et le profit d'entre prise, fruit du capital en, fonction, n'est pas seulement une conception subjective des capitalistes d'argent d'un côté et des capitalistes industriels de l'autre ; elle répond aux faits eux-mêmes, qui font affluer l'intérêt aux capitalistes d'argent, qui représentent la propriété du capital en dehors du procès de production, et qui attribuent le profit d'entreprise aux capitalistes producteurs, qui représentent le capital en fonction sans qu'ils eu aient la propriété.

Le partage purement quantitatif du profit brut entre les deux personnes qui ont des droits sur le capital qui l'a engendré, prend donc un aspect qualitatif autant pour le capitaliste industriel qui travaille avec un capital emprunté que pour le capitaliste d'argent qui ne met pas directement son capital en œuvre. L'une des parts, l'intérêt, apparaît comme le fruit du capital dans une fonction, l'autre, le profit d'entreprise, comme le fruit du capital dans une fonction opposée ; l'une échoit à la simple propriété du capital, l'autre au capital en fonction. Ces deux parts du profit brut prennent corps indépendamment l'une de l'autre, comme si elles découlaient réellement de deux sources absolument différentes, et leur distinction s'impose à toute la classe des capitalistes, que le capital en fonction soit emprunté ou non. Il en résulte que le profit de tout capital et par suite le profit moyen est décomposé en deux parties qualitativement différentes et indépendantes l'une de l’autre, l'intérêt et le profit d'entreprise, déterminées d'après des lois spéciales. Qu'il opère ou non avec du capital emprunté, tout capitaliste fait deux parts du profit brut, l'une revenant à titre d'intérêt au propriétaire du capital, l'autre revenant comme profit d'entreprise à celui qui met le capital en œuvre. Peu importe au point de vue qualitatif qu’en réalité ce partage ait lieu ou non ; si le capitaliste opère avec un capital qui lui appartient, il considère qu'il y a deux personnes en lui, l'une qui possède le capital et l'autre qui le met en œuvre ; il admet que son capital lui-même a cette double personnalité et qu'il est d'une part du capital-propriété produisant de l'intérêt et d'autre part du capital producteur engendrant du profit d'entreprise.

L'intérêt prend donc une existence telle qu’il apparaît seulement comme une partie du profit brut, sans importance au point de vue de la production, n'existant que lorsque l'industriel travaille avec un capital qui ne lui appartient pas ; par contre, le profit brut se fractionne en intérêt et en profit d'entreprise même lorsque le capitaliste met en œuvre un capital dont il est propriétaire. C'est ainsi que le partage quantitatif prend un aspect qualitatif et existe que le capital soit emprunté ou non ; le profit ne se partage plus en deux parts destinées à des personnes différentes, il se scinde en deux catégories ayant des rapports différents avec le capital, par conséquent en rapport avec des fonctions différentes du capital.

Il n'est pas difficile maintenant de dégager les raisons pour lesquelles une fois ce caractère qualitatif attribué au partage du profit brut entre l'intérêt et le profit d'entreprise, l'application en a été faite au capital en général et à toute la classe des capitalistes.

Primo. - Il en a été ainsi parce que la plupart des capitalistes industriels travaillent avec du capital qui leur appartient et du capital emprunté, le rapport entre les deux variant d'une période à l'autre.

Secundo. – Par le fait qu'une partie du profit brut prend la forme d'intérêt, l'autre devient du profit d'entreprise, car celui-ci n'est que ce qui reste du profit brut dès que l'intérêt s'érige en catégorie spéciale. La question revient donc simplement à rechercher comment une partie du profit brut a pris une existence autonome et est devenue l'intérêt. Or le capital produisant de l'intérêt et l'intérêt, forme dérivée de la plus-value, existent historiquement longtemps avant la production capitaliste et les notions de capital et de profit que celle-ci comporte ; c'est pour cette raison que dans la conception populaire le capital productif d'intérêts est le capital par excellence, et que jusqu'à Massie a prévalu cette idée que c'est l'argent comme tel que l'intérêt sert à payer. Le capital productif d'intérêts a été considéré d'autant plus facilement comme une forme spé­ciale du capital que l'argent. prêté rapporte un intérêt, qu'il soit utilisé réellement comme capital ou non, alors même qu'il est emprunté en vue d'une consommation improductive. Rien ne démontre plus clairement que pendant les premières périodes de la production capitaliste l'intérêt et le capital productif d'intérêts avaient une existence bien dis­tincte du profit et du capital industriel, que ce fait qu'il a fallu découvrir et que la découverte n'a été faite qu'au milieu du XVIII° siècle (par Massie et plus tard par Hume), que l'intérêt est simplement une partie du profit brut.

Tertio. - Que le capitaliste industriel travaille avec son capital ou celui d'un autre, la classe des capitalistes d'argent ne lui apparaît pas moins comme une classe spéciale de capitalistes, le capital-argent comme un genre spécial de capital et l'intérêt comme la plus-value correspondant à ce genre spécial de capital.

Au point de vue qualitatif, l'intérêt est une plus-value qu'un capital rapporte indépendamment de la production à laquelle il participe et qui échoit à celui qui est propriétaire de ce capital, uniquement parce qu'il en est le propriétaire. Considérée quantitativement, la fraction du profit qui constitue l’intérêt semble résulter, non du capital industriel ou commercial, mais du capital-argent ; cette apparence est renforcée par le taux de l'intérêt, qui a une existence indépendante bien qu'il résulte du taux général du profit, qui apparaît comme le prix du marché des marchandises et se présente, non pas sous une forme insaisissable comme le taux du profit, mais sous la forme d’un rapport fixe, uniforme, tangible et déterminé. Si tout le capital était aux mains des capitalistes industriels, il n'y aurait ni intérêt, ni taux de l'intérêt; c'est donc le partage quantitatif du profit brut qui en engendre l'aspect qualitatif. Le capitaliste industriel ne se différencie du capitaliste d'argent que par le profit d'entreprise, l'excédent du profit brut sur l'intérêt moyen, qui grâce au taux de l'intérêt, apparaît comme une quantité donnée d'avance; il ne se distingue du capitaliste industriel travaillant avec un capital qui lui appartient qu'en ce que ce dernier est en même temps capitaliste d'argent, empochant lui-même l'intérêt au lieu de le payer à un bailleur de fonds. D'un côté comme de l'autre, l'intérêt est à ses yeux une plus-value que le capital rapporte comme tel et qu'il produirait alors même qu'il ne serait pas appliqué productivement, et le profit d'entreprise est constitué par la différence entre le profit brut et l'intérêt.

Cet aspect des choses se vérifie complètement quand on considère un capitaliste en particulier, qui a évidemment le droit, soit de prêter son capital, soit de l'appliquer lui-même à la production. Il n'en est plus de même quand on se place, ainsi que le font quelques économistes vulgaires, au point de vue du capital social. Il est alors absurde d'admettre que tout le capital de la société puisse être transformé en capital-argent sans qu'il se trouve des individus pour acheter et mettre en valeur les moyens de production, qui représentent tout le capital à part la fraction relativement petite existant en argent. Et il est encore plus absurde d'admettre que dans la production capitaliste le capital puisse donner un intérêt sans qu'il fonctionne comme capital productif, sans qu'il engendre de la plus-value, dont l'intérêt n'est qu'une partie. Si des capitalistes en nombre très considérable se décidaient à transformer leur capital productif en capital-argent, il en résulterait une dépréciation énorme du capital-argent et une baisse extraordinaire du taux de l'intérêt; une bonne partie d'entre eux serait dans l'impossibilité de vivre du produit des intérêts et se verrait dans la nécessité de redevenir capitalistes industriels. Ainsi que nous l'avons dit, les choses ne se passent pas de la sorte pour un capitaliste en particulier. Celui-ci admet, même quand il opère avec un capital lui appartenant, que la partie de son profit moyen représentant l'intérêt moyen est le produit de son capital comme tel, abstraction faite du procès de production, et que la partie du profit brut qui excède l'intérêt, est le profit d'entreprise.

Quarto. - (Ce point est indiqué, mais non développé dans le manuscrit.)

Nous avons donc vu que la partie du profit que le capitaliste producteur doit abandonner à celui qui lui a prêté le capital, prend une forme autonome et doit être produite sous le nom d'intérêt par tout capital, qu'il soit emprunté ou non. L'importance de cette partie dépend du taux moyen de l'intérêt et son origine ne se décèle plus que par ce fait que le capitaliste opérant avec un capital qui lui appartient n'intervient pas - du moins activement - pour la fixation de ce taux. Le partage purement quantitatif du profil entre les deux personnes qui y ont droit a pris un aspect qualitatif, semblant résulter de la nature même du capital et du profit, L'une des parties du profit ayant pris d'une manière générale la forme d'intérêt, l'autre est devenue par opposition le profit d'entreprise. Ni l'une ni l'autre ne se rapporte à la plus-value, bien qu'elles en soient des fractions classées en différentes catégories et sous différentes rubriques; elles existent par leur opposition : parce qu'une partie du profit se transforme en intérêt, l'autre devient du profit d'entreprise.

Dans toute cette étude nous appliquons le mot profit au profit moyen; les différences qui peuvent en résulter, soit pour un capitaliste en particulier, soit dans une branche déterminée de production, n'ont aucune importance au point de vue de nos recherches. L'intérêt est maintenant, ainsi que le dit Ramsay, le profit net qui échoit en sa qualité de propriétaire à celui qui possède le capital, soit qu'il le donne en prêt, soit qu'il l'applique lui-même à la production. (Dans ce dernier cas il perçoit le profit net, non comme capitaliste producteur, mais comme capitaliste d'argent.) Pour que la production capitaliste soit possible, le capital doit exister continuellement sous forme d'argent ; sous cette forme il a la propriété de se convertir en moyens de production, qui se présentent comme puissance autonome devant la force de travail, et il a le pouvoir des approprier du travail non payé, l'ouvrier n'étant pas le propriétaire des instruments et des objets de travail qu’il met en œuvre. Cependant cette opposition du capital-argent et du salaire n’apparaît pas dans l'intérêt, car dans le procès de reproduction le capitaliste d'argent se trouve en face, non de l'ouvrier salarié qui n'a pas la propriété des moyens de production, mais du capitaliste producteur. Le capital productif d'intérêts s'oppose au capital-fonction, parce qu'il est le capital-propriété; comme tel il n'exploite pas les ouvriers et ne peut pas être opposé au travail.

De même le profit d'entreprise n'est pas en opposition avec le travail salarié; il l'est avec l'intérêt pour les raisons suivantes :

Primo. - Le profit moyen étant donné, le taux du profit d'entreprise découle, non du salaire, mais du taux de l'intérêt; il varie en raison inverse de ce dernier [1].

Secundo. - Le capitaliste producteur base son droit au profit d'entreprise, non sur ce qu'il est propriétaire du capital, mais sur ce que le capital fonctionne. Ce qui le démontre à l'évidence, c'est que l'intérêt et le profit d'entreprise tombent en partage à deux personnes différentes, dès que le capital n'appartient pas à celui qui le met en œuvre. Le profit d'entreprise découle de la fonction du capital dans le procès de reproduction, par conséquent de l'activité du capitaliste, soit industriel, soit commerçant. Représenter le capital en fonction n'est pas une sinécure comme représenter le capital productif d'intérêt. Le capitaliste a la direction et du procès de production et du procès de circulation; l'exploitation du travail productif lui coûte de la peine, qu'il s'en, charge lui-même ou qu'il la confie à d'autres. Aussi, et contrairement à l'intérêt, le profit d'entreprise est considéré par lui comme étant indépendant de sa qualité de propriétaire de capital, comme la rémunération de fonctions qu'il exerce comme non-propriétaire, comme travailleur.

Il se pénètre donc nécessairement de l'idée que son profit d'entreprise, loin d'être en opposition avec le travail salarié et de ne représenter que du travail d'autrui non payé, est au contraire un salaire, un salaire de surveillance, le wages of superintendence of labour. Et ce salaire doit être plus élevé que le salaire ordinaire, d'abord parce qu'il paie du travail plus compliqué, ensuite parce que celui qui le paie se le paie à lui-même. Continuellement on perd de vue que la fonction du capitaliste consiste à produire, dans les conditions les plus économiques possibles, de la plus-value et à s'approprier du travail non payé; il en est ainsi parce que l'intérêt lui est attribué alors même qu'il ne fonctionne pas comme capitaliste, qu'il agit simplement comme propriétaire de capital, tandis que le profit d'entreprise est perçu par le capitaliste producteur alors qu'il n'est pas propriétaire du capital qu'il met en œuvre. En mettant en opposition les deux catégories qui se partagent le profit, on perd de vue que leurs parts proviennent l'une comme l'autre de la plus-value, dont la nature, l’origine, les conditions d'existence restent les mêmes quel que soit le partage auquel on la soumet.

Dans le procès de reproduction le capitaliste producteur représente le capital-propriété d'un autre, et le capitaliste d'argent participe à l'exploitation du travail parce qu'il est représenté par le capitaliste producteur. L'opposition entre le capital en fonction active dans le procès de reproduction et le capital fonctionnant comme propriété en dehors du procès de production fait oublier que le capitaliste producteur n'est, dans ses rapports avec les ouvriers, que le représentant des moyens de production, exerçant la fonction de faire travailler les ouvriers et de mettre en œuvre les moyens de travail. En effet, ni l'intérêt, ni le profit d'entreprise ne révèlent dans leur forme aucun rapport existant entre eux et le travail; ils ne sont en connexion qu'avec le profit, c'est-à-dire la plus-value, dont ils sont les deux parties et qui doit évidemment exister avant qu'il ne puisse être question d'en faire le partage. Si le capitaliste producteur est propriétaire du capital qu'il met en œuvre, la plus-value lui revient tout entière, et il est indifférent pour l'ouvrier qu'il en soit ainsi au lieu que ce soient le capitaliste producteur et le capitaliste d'argent qui se partagent le profit. Néanmoins les causes qui servent de base à ce partage entre les deux capitalistes se transforment tacitement en causes d'existence de la plus-value faisant l'objet du partage, alors cependant que la plus-value, qu'elle soit partagée ou non, a pour seule cause d'existence le procès de reproduction. De sorte que l'intérêt étant opposé au profit d'entreprise et le profit d'entreprise à l'intérêt, sans que ni l'un ni l'autre ne soit opposé au travail, les choses ont une apparence telle que la plus-value, c'est-à-dire le profit, c'est-à-dire la somme de l'intérêt et du profit industriel, semble reposer sur l'opposition de ces deux derniers. Cependant il faut bien que le profit soit produit avant qu'il puisse être question de le partager.

L'argent prêté ne rapporte un intérêt que pour autant qu'il soit réellement employé comme capital et qu'il produise un profit, dont l'intérêt est une partie, ce qui n'empêche que cette propriété de produire de l'intérêt lui soit acquise en dehors du procès de production. Il diffère en cela de la force de travail, qui manifeste également sa puissance créatrice de valeur quand elle est engagée dans le procès de production, mais qui est par elle-même une puissance créatrice de valeur et qui, loin de prendre naissance dans le procès de travail, en est au contraire la condition. Le capitaliste qui achète, soit la force de travail, soit le capital, peut les employer productivement ou non ; le prix qu'il en donne est en raison de la plus-value qu'ils peuvent engendrer.


Approfondissons l'examen du profit d'entreprise.

L'intérêt étant considéré comme la partie de la plus-value qui doit son origine au caractère spécifique du capital dans la production capitaliste - le capital en tant que propriété, ayant comme tel le droit de commander au travail - l'autre partie de la plus-value, le profit d'entreprise, ne peut plus résulter du capital comme tel, mais du procès de production. Or, lorsqu'on le considère indépendamment du capital, le procès de production n'est plus que le procès de travail. Il en résulte que le capitaliste producteur, lorsqu'il n'est pas propriétaire du capital, par conséquent lorsqu'il est distinct du capitaliste d'argent, apparaît comme un simple fonctionnaire du procès de travail, comme un travailleur, un salarié.

L'intérêt exprime que c'est le capital qui domine les conditions du travail et que celui qui possède le capital détient le moyen de s'approprier le produit du travail d'autrui. Mais il représente ce caractère du capital comme ayant son origine en dehors du procès de production et comme ne résultant nullement de la forme capitaliste de ce dernier. Loin de mettre le droit de propriété sur le capital en opposition avec le travail, il le montre comme absolument étranger et indifférent au rapport entre le capital et le travail, comme donnant lieu à un simple rapport entre un capitaliste et un autre. Par conséquent dans l'intérêt s'efface complètement le caractère d'opposition du capital et du travail; l'intérêt met en présence deux capitalistes et non un capitaliste et un ouvrier. Ce caractère de l'intérêt donne à l'autre partie du profit le caractère de profit d'entreprise, de salaire de surveillance. Les fonctions spéciales que le capitaliste producteur exerce comme tel, qui le distinguent des ouvriers et l'opposent à eux, prennent l'apparence de simples fonctions de travail. Il produit de la plus-value non parce qu'il fonctionne comme capitaliste, mais parce qu'en étant capitaliste il travaille aussi. La partie de la plus-value qui constitue le profit d'entreprise n'est donc plus de la plus-value, mais au contraire l'équivalent d'un travail accompli. Le capital en tant que propriété - et c'est ce caractère qui l’oppose au travail - se trouvant comme capital productif d'intérêts en dehors du véritable procès d'exploitation, celui-ci apparaît comme n'étant plus qu'un procès de travail, dans lequel le capitaliste producteur fait simplement un travail autre que celui des ouvriers. Capitaliste exploitant et ouvriers exploités sont donc mis sur le même pied en ce qui concerne le travail. L'intérêt correspond à la forme sociale - mais sous un aspect neutre et indifférent - du capital -, le profit d'entreprise correspond à sa fonction économique, mais dépouillée de son caractère capitaliste.

Le cerveau du capitaliste voit ici les choses absolument de la même manière que lorsqu'il considère (voir la deuxième partie de ce volume) les causes compensatrices qui agissent pour déterminer le profit moyen. Les causes compensatrices qui sont déterminantes pour fixer le partage de la plus-value, deviennent à ses yeux les causes qui font naître et justifient le profit. La conception qui fait du bénéfice d'entreprise un salaire de surveillance du travail est étayée par ce fait qu'une partie du profit peut être et est effectivement isolée comme salaire, ou plus exactement qu'une partie du salaire semble dans la production capitaliste être un élément du profit. Cette partie, qui ainsi qu'A. Smith l'avait signalé se distingue du profit (intérêt + profit d'entreprise) et du profit d’entreprise, est constituée par la rémunération du directeur dans les entreprises dont l’importance permet une division suffisante du travail et un salaire spécial pour celui qui les dirige.

Le travail de surveillance et de direction devient indispensable partout où la production prend un caractère social et cesse d'être aux mains de producteurs isolés et autonomes [2]. Il présente un double aspect.

Tous les travaux auxquels beaucoup d'individus coopèrent exigent, pour être exécutés avec ensemble et unité, que quelqu'un ayant le pouvoir de commander s'occupe, non des opérations partielles, mais de l'activité totale de l'entreprise, comme fait le chef conduisant un orchestre. A ce point de vue la direction est un travail productif, nécessaire dans toute production combinée. D'autre part, le travail de surveillance se développe inévitablement dans toutes les productions, abstraction faite des entreprises commerciales, qui ont pour base l'antagonisme entre l'ouvrier, producteur immédiat, et le propriétaire des moyens de production ; il acquiert une importance d'autant plus grande que cet antagonisme est plus profond et il atteint son maximum dans l'esclavage [3]. Cette surveillance a une seconde raison dans la production capitaliste, résultant de ce fait que le procès de production est en même temps le procès de consommation de la force de travail par le capitaliste. Elle rappelle ainsi l'organisation des états despotiques où la surveillance et l'intervention du gouvernement s'exercent sur tous les points, tant pour administrer les affaires publiques, comme dans tout gouvernement, que pour exercer les fonctions spéciales résultant de l'antagonisme entre le peuple et celui qui le gouverne.

Les auteurs anciens, qui avaient l’esclavage sous les yeux et qui exposent en théorie ce que la pratique leur faisait voir, décrivent les deux aspects du travail de surveillance absolument de la même manière que les économistes, pour qui la production capitaliste est la forme absolue le la production. De même que les apologistes de l'esclavage moderne invoquent le travail de surveillance pour justifier l'esclavage, de même les économistes le citent comme justification du travail salarié.

Considérons le villicus du temps de Caton :

« A la tête des esclaves (familia rustica) était l'intendant (villicus de villa), qui recevait et dépensait, achetait et vendait, allait chercher les instructions du maître, et, en son absence, donnait des ordres et punissait... L'intendant est naturellement plus libre que les autres valets ; les livres de Magon lui conseillent le mariage, l'éducation des enfants et une caisse particulière, et Caton l'engage à épouser l'intendante ; il avait seul quelque chance, s'il se conduisait bien, d'obtenir de son maître, la liberté. Sous d'autres rapports, ils formaient tous ensemble une famille... Tout esclave et l'intendant lui-même étaient pourvus des choses nécessaires à la vie à certaines époques, suivant des mesures fixes, et ils devaient ainsi se suffire à eux-mêmes... La quantité était réglée selon le travail; l'intendant ayant moins à faire était moins nourri. » (Mommsen, Histoire romaine, traduction Guerle, III, p. 309).

Aristote : «[Texte en grec dans le volume original - MIA]». (Car le maître - capitaliste - se manifeste comme tel non en achetant des esclaves - en possédant du capital qui lui donne le pouvoir d'acheter du travail - mais en employant des esclaves - en occupant des ouvriers, des salariés, dans le procès de production.) « [Texte en grec dans le volume original non reproduit - MIA] ». (Car ce que l'esclave doit savoir faire, l'autre doit savoir le commander.) « [Texte en grec dans le volume original non reproduit - MIA] » (Lorsque les maîtres ne désirent pas s'en occuper eux-mênes, le surveillant se charge de cet honneur, et eux s'occupent des affaires de l'État ou philosophent). Arist., Républ., éd. Bekker, liv. I, 7.

Aristote dit donc crûment que la domination tant économique que politique impose à ceux qui en sont investis la fonction de dominer, notamment, dans le domaine économique, de savoir consommer la force de travail, et il ajoute qu'il ne convient pas d'attacher grande importance à ce travail de surveillance, puisque le maître, dès qu'il est assez riche, en confie « l'honneur » à un surveillant.

Le travail de direction et de surveillance, ayant pour seule base l'opposition entre celui qui fournit la force de travail et celui qui possède les moyens de production, basé par conséquent, non sur la fonction de direction du travail combiné, mais sur l'asservissement des producteurs immédiats, esclaves ou salariés, a été invoqué assez souvent pour justifier cet asservissement et pour faire de la plus-value un salaire dû au propriétaire du capital. Dans cette manière d'exposer les choses, la palme revient incontestablement à un monsieur O'Connor, avocat, défenseur de l'esclavage, qui s'exprima comme suit à New-York le 19 décembre 1859, dans un meeting demandait la « Justice pour le Sud » : « Now, gentlemen,dit-il aux applaudissements de l'assemblée, la Nature elle-même a destiné le nègre à l'esclavage. Le noir est fort et bien membré -, mais en lui donnant cette force la Nature l'a privé de toute volonté, tant pour gouverner que pour travailler. (Applaudissements.) Et cette même Nature qui lui a refusé la volonté de travailler, lui a donné un maître pour le contraindre et en faire sous le climat, ou il est né un serviteur utile autant pour lui-même que pour celui qui le commande. Je considère qu'il n’y a aucune injustice à laisser le nègre dans la situation que la Nature lui a assignée. Celle-ci lui a donné un maître, qui le dirige ; est-ce donc le priver d'un droit que de l'obliger à travailler pour ce maître, que de le forcer à fournir une juste indemnité a celui qui dépense son activité et son talent à en faire un être utile a la société et à lui-même ? »

Il va sans dire que pour les économistes l'ouvrier salarié, de même que l'esclave, doit avoir un maître pour le faire travailler et le diriger. Et nécessairement, ce rapport de maître à serviteur étant admis, il est dans l'ordre que l'ouvrier salarié soit contraint a produire, non seulement son salaire, mais le salaire de celui qui est son maître et son surveillant, « la juste indemnité de celui qui dépense son activité et son talent à en faire un être utile à la société et à lui-même ».

Dans le système capitaliste le travail de direction et de surveillance présente les deux aspects que nous avons signalés plus haut - non seulement il est la conséquence de l'antagonisme de classes, conséquence de l'asservissement du travail au capital, mais il est directement et indissolublement lié aux fonctions productives, qui doivent être assignées a quelques individus dans toute production sociale basée sur le travail combiné d'un grand nombre. Le salaire de l'epitropos, du « régisseur » comme disait la France féodale, est entièrement distinct du profit et est réellement le salaire d'un travail qualifié, dès que l'entreprise est assez importante pour payer un directeur, bien que nos industriels soient bien éloignés de « conduire les affaires de l'État; ou de philosopher. » Et c'est ce directeur et non plus le capitaliste industriel qui devient alors, comme le dit M. Ure [4] « l’âme de l'industrie», abstraction faite de la partie commerciale, dont nous nous sommes occupés dans le chapitre précédent.

C'est la production capitaliste elle-même qui est cause que le travail de surveillance, considéré en dehors de l'idée de propriété du capital, est invoqué à chaque instant et qui a dégagé entièrement le capitaliste de ce travail. Il est absolument inutile qu'un chef de musique soit propriétaire des instruments de son orchestre, tout comme il peut parfaitement diriger ses musiciens en restant étranger a la question de leur « salaire ». Les fabriques coopératives démontrent qu'en tant que fonctionnaire de la production, le capitaliste est devenu tout aussi superflu que l'est suivant lui-même le propriétaire foncier. Son travail est complètement indépendant du capital du moment qu'il ne résulte pas du caractère capitaliste de la production, qu'il ne répond pas à la fonction qui a pour seul but l'exploitation du travail des autres et qu'il a pour point de départ le travail social, dans lequel la coopération de plusieurs est nécessaire pour atteindre un résultat déterminé. Dire que ce travail répond à une fonction nécessaire du capital, c'est dire que le vulgaire ne parvient pas à se représenter les formes qui se sont développées au sein de la production capitaliste lorsqu'elles sont affranchies de certains caractères capitalistes qui leur sont opposées. Le capitaliste industriel est, il est vrai, un travailleur aux yeux du capitaliste d'argent, mais un travailleur en tant que capitaliste, en tant qu'exploiteur du travail des autres. Le salaire qu'il demande et reçoit est exactement égaI à la quantité de travail d'autrui qu'il s'est approprié et est directement en rapport, pour autant qu'il assume lui-même la peine de faire travailler les autres, avec le degré d'exploitation de ce travail et non avec, l'effort que lui coûte cette exploitation, effort dont il peut, au prix d'une rémunération relativement modeste, se décharger sur un directeur. Après chaque crise on voit en Angleterre nombre d'ex-fabricants devenir directeurs des fabriques dont ils étaient précédemment propriétaires et qu'ils dirigent ensuite, moyennant un traitement peu élevé, pour le compte de leurs créanciers [5].

La rémunération des directeurs des entreprises commerciales comme des entreprises industrielles est toujours distinguée du profit d'entreprise, tant dans les fabriques coopératives appartenant à des ouvriers que dans les sociétés par actions créées par les capitalistes. Dans les fabriques coopératives le travail de surveillance est dépouillé de tout caractère d'antagonisme, le directeur étant payé par les ouvriers et n'étant pas le représentant du capital contre les ouvriers. Quant aux sociétés par actions, dont le nombre va grandissant à mesure que le crédit se développe, elles ont en général la tendance de séparer de plus en plus la fonction de direction de la possession du capital, que celui-ci soit emprunté ou non; elles suivent en cela la loi d'évolution de la société bourgeoise, qui a séparé les fonctions judiciaires et administratives de la propriété foncière, dont elles étaient l'apanage aux temps féodaux. Alors que le capitaliste producteur s'oppose au propriétaire de capital et au capitaliste d'argent et que, concentré dans les banques., le capilal-argent revêt lui-même un caractère social ; alors que le simple directeur, qui ne possède le capital à aucun titre, exerce toutes les fonctions qui incombent au capitaliste producteur, le procès de production ne met plus en évidence qu'une seule personne, le fonctionnaire, le directeur, et laisse dans l'ombre le capitaliste qui est devenu un personnage superflu.

Les comptes [6] publiés par les fabriques coopératives anglaises accusent, après déduction de la rémunération du directeur qui fait partie du capital variable au même titre que les salaires, un profit plus élevé que le profit moyen, bien que ces sociétés paient pour leurs capitaux un intérêt bien plus élevé que les capitalistes. Il en est ainsi parce que ces associations sont obligées de faire des économies de capital constant. Ce qui nous intéresse dans leurs comptes, c'est que le profit moyen (l’intérêt + le profit d'entreprise) y apparaît complètement séparé du salaire de surveillance. Il est évident que si le profit de ces sociétés est supérieur au profit moyen, le profit d'entreprise y est également plus élevé que chez leurs concurrents.

Le fait que nous signalons pour les fabriques coopératives se constate également pour quelques entreprises capitalistes, par ex. les banques par actions (les joint stock banks). La London and Westminster Bank distribua en 1863 un dividende de 30 %, et la Union Bank of London ainsi que d'autres donnèrent 15 %, les traitements des directeurs et les intérêts payés aux déposants ayant été défalqués du profit brut. Ces dividendes élevés s'expliquent par ce fait que le capital versé est relativement petit par rapport aux dépôts; c'est ainsi qu'en 1863, à la London and Westminster Bank, le capital versé était de 1.000.000 £ alors que les dépôts s'élevaient à 14.540.275 £ et qu'à la Union Bank of London le capital et les dépôts étaient respectivement de 600.000 et de 12.384.173 £.

La confusion du profit d'entreprise avec le salaire de surveillance ou d'administration résulta d'abord de l'opposition entre l'intérêt et ce qui reste du profit, lorsqu'on en a retranché l'intérêt. Elle se développa ensuite grâce à la définition fausse que l'on donna du profit, en le représentant non comme de la plus-value, c'est-à-dire du travail non payé, mais comme un salaire revenant au capitaliste pour un travail fait par lui. Les socialistes invoquèrent cette conception pour soutenir que le profit devait être réduit en fait à ce qu'il est d'après la théorie. c'est-à-dire un simple salaire de surveillance. Cette revendication fut d'autant plus désagréable aux théoriciens, que le salaire de surveillance, grâce au développement d'une classe de plus en plus nombreuse de directeurs [7] industriels et commerciaux, avait fini comme tous les salaires par avoir un prix du marché, allant en fléchissant sous l'action de la loi générale d'évolution, qui fait baisser les frais de production de la force de travail dans toutes les branches exigeant un apprentissage spécial [8]. Le développement de la coopération, du côté des ouvriers, et des sociétés par actions, du côté des bourgeois, fit s'évanouir le dernier prétexte qui était invoqué pour confondre le profit d'entreprise avec le salaire d'administration, et montra qu'en pratique le profit est ce qu'il est indéniablement en théorie, c'est-à-dire de la plus-value, du surtravail, une valeur dont l'équivalent n'a pas été payé. Il fut alors bien établi que le capitaliste producteur exploite le travail et que le produit de cette exploitation se divise, lorsque le capital est emprunté, en intérêt et profit d'entreprise, ce dernier représentant l'excédent du profit sur l'intérêt.

Les sociétés par actions qui se développent à la faveur de la production capitaliste donnent lieu à une autre exploitation sollicitée par le salaire d'administration : à côté et au-dessus des directeurs effectifs viennent se placer des conseils d'administration et de surveillance, qui servent uniquement à enrichir ceux qui en font partie et à spolier les actionnaires. The City or the Physiology of London Business ; with sketches on Change, and the Coffee Houses (London, 1845) donne des détails édifiants à cet égard :

« L'exemple suivant donne une idée de ce que peuvent gagner ces banquiers et ces commerçants qui participent à la direction de huit ou neuf sociétés différentes. Le compte privé de M. Timothy Abraham Curtis, établi par les curateurs de sa faillite, signale sous la rubrique « Directions » un revenu annuel de huit à neuf cents livres; ce qui s'explique par ce fait que M. Curtis ayant été directeur de la Banque d'.Angleterre et de la Compagnie des Indes Orientales, toutes les sociétés par actions s'estimaient heureuses de l'avoir comme directeur. » (p. 82).

Les jetons de présence des directeurs de ces compagnies sont d'au moins une guinée et les débats devant les tribunaux de commerce montrent que leur salaire de surveillance est généralement en raison inverse de la surveillance qu'ils exercent en réalité.


Notes

[1] « Les profits d'entreprise dépendent des profits nets du capital et non ceux-ci de ceux-là ». Ramsay, op. cit., p. 214 (Ramsay désigne toujours l'intérêt sous le nom de « profits nets »).

[2] « La surveillance y est absolument superflue » [dans la propriété paysanne] (J. E. Cairnes. The Slave Power, London, 1862, p, 48.)

[3] « Lorsque la nature du travail demande la dispersion des travailleurs (c'est-à-dire des esclaves) sur une grande superficie, le nombre des surveillants et, par conséquent, le coût du travail de surveillance augmentent dans la même mesure. » (Cairnes, op. cit., p. 44.)

[4] A. Ure. Philosophie des manufactures, édit. franç., I, p. 68, où ce Pindare des fabricants leur déclare en même temps que la plupart d'entre eux n'ont pas la moindre idée des mécanismes qu'ils emploient.

[5] Je connais un cas où un fabricant ayant fait faillite après la crise de 1868 devint directeur salarié pour compte de ses anciens ouvriers, qui s'étaient constitués en société coopérative et avaient repris la fabrique après la faillite. - F. E.

[6] Les comptes dont il est question sont antérieurs à cet écrit, qui date de 1865. - F. E.

[7] « Les maîtres sont des travailleurs au même titre que leurs ouvriers, et à ce point de vue ils ont les mêmes intérêts. Mais les maîtres sont en même temps des capitalistes ou des agents de capitalistes et à cet égard leurs intérêts sont nettement opposés à ceux de leurs ouvriers » (p. 27). « Le développement de l'instruction parmi les mécaniciens de ce pays fait que le travail et les connaissances de la plupart des maîtres perd journellement en valeur en présence de l'accroissement du nombre des personnes qui possèdent leurs connaissances spéciales. » Hodgskin, Labour defended against the claims of Capital, etc., p. 30, London 1825.

[8] « L'abaissement général des barrières conventionnelles, la facilité chaque jour plus grande avec laquelle on peut acquérir l'instruction tendent à produire, entre tant de bons effets, un effet fâcheux, l'abaissement du prix du travail intelligent. » (J. St. Mill, Principes d'Économie politique, édit. Guillaumin, 1873, I., p. 453.)


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