1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 7 : Les revenus et leur source


Chapître XLVIII : La formule tripartite [1]

1

Capital-Profit (profit d'entreprise + intérêt), Terre-Rente, Travail-Salaire, telle est la formule tripartite qui exprime tous les secrets de la production sociale. Mais l'intérêt est en réalité le produit caractéristique du capital, par opposition au profit d'entreprise, qui en est indépendant et qui est le salaire du travail : la formule se ramène donc à Capital-Intérêt, Terre-Rente, Travail-Salaire, expression de laquelle est heureusement éliminé le profit, la forme caractéristique que revêt la plus-value dans la production capitaliste.

Quand on examine de près cette trinité économique, on constate que les trois sources de la richesse annuellement disponible appartiennent à des sphères disparates et qu'il n'y a pas plus d'analogie entre elles qu'entre la taxe notariale, les betteraves rouges et la musique. Capital, Terre, Travail ! Le capital est non un objet, mais un rapport social de la production, adéquat à une forme historiquement déterminée de la société et représenté par un objet, auquel il communique un caractère social spécifique. Il n'est pas la somme des moyens de production matériels qui ont été produits, mais le résultat de leur transformation, car en eux-mêmes ils sont aussi peu capital que l'or et l'argent sont par eux-mêmes monnaie. Le capital personnifie les moyens de production, parce que ceux-ci, qui sont monopolisés par une partie de la société, constituent une entité en opposition avec la force de travail vivante, et dans cette opposition, figurent non seulement les produits des travailleurs transformés en forces autonomes et dominant ceux qui les produisent, mais encore les forces sociales et la forme future.... [? illisible] de ce travail. De sorte que le capital est une forme sociale, mystérieuse à première vue, de l'un des facteurs d'un procès social de production créé par l’Histoire.

Et à côté du capital figure la terre, la nature inorganique, rudis indigestaque moles [2], dans toute sa primordialité. La valeur est constituée par du travail ; la plus-value ne peut donc pas être constituée par de la terre. La fertilité absolue de la terre n'a d'autre effet que de faire produire par un travail donné un produit déterminé, en rapport avec la fertilité naturelle du sol ; de sorte que la différence de fertilité d'une terre à l'autre se marque en ce que des quantités égales de travail et de capital, par conséquent les mêmes valeurs, s'expriment par des quantités différentes de produits, par des produits de valeurs différentes. L'égalisation de ces valeurs sous forme de valeurs du marché a pour effet que the advantages of fertile over inferior soil... are transferred from the cultivalor or consumer to the landlord [3] (Ricardo, Principles, p. 6).

Et enfin comme troisième élément de la trinité, un fantôme, « le » travail, qui n'est qu'une abstraction, qui pris en lui-même n’existe pas ou qui, lorsque nous prenons la (illisible), représente d'une manière générale l'acti­vité productive qui permet à l'homme de réagir sur la nature. Cette activité est non seulement dépouillée de toute forme et de toute caractéristique sociale, mais même dans son affirmation purement naturelle, elle est indépendante de la société, étrangère à toutes les sociétés et une manifestation vitale tant de l'homme primitif que de l'homme vivant en société.

2

Capital-Intérêt; Propriété foncière (propriété privée du globe terrestre, adéquate à la production capitaliste)-Rente, Travail salarié-Salaire : c'est sous cette forme qu'existe la connexion entre les sources du revenu. De même que le capital, le travail salarié et la propriété foncière sont des formes sociales historiques du travail et de la terre monopolisée ; toutes deux correspondent au capital et appartiennent à la même formation économique de la société.

Ce qui frappe d'abord dans cette formule, c'est que le capital s'y trouve juxtaposé à la terre et au travail : le Capital, la forme de l'un des éléments d'un système de production déterminé, propre à une phase historique du procès de production sociale ; la terre et le travail, deux éléments du procès de travail en lui-même, appartenant sous cette forme matérielle à tout système et tout procès de production, quelle que soit sa forme sociale. Ensuite le capital, la terre, le travail y figurent respectivement comme sources de l'intérêt (substitué au profit), de la rente et du salaire, leurs produits, leurs fruits. L'intérêt, la rente et le salaire sont trois parties de la valeur du produit : d'une manière générale des parties de valeur, et en argent des parties de prix. La formule : Capital-Intérêt est une formule du capital, bien que ce soit celle qui réponde le moins à la notion de ce dernier. Mais comment la terre peut-elle créer une valeur, c'est-à-dire une quantité socialement déterminée de travail et surtout comment peut-elle créer cette partie de la valeur de son produit qui constitue la rente ? La terre fonctionne comme agent de la production d'une valeur d'usage, d'un produit matériel, du blé, par exemple; mais elle n'intervient d'aucune manière dans la formation de la valeur du blé. Le blé n'a de la valeur que pour autant qu'il est l’expression matérielle d'une quantité déterminée de travail social, quelle que soit la matière dans laquelle ce travail est incorporé et quelle que soit la valeur d'usage de cette matière. Et ce principe n'est pas en contradiction : 1°) avec ce fait que dans des circonstances égales le bon marché ou la cherté du blé dépend de la fertilité de la terre ; car la productivité du travail agricole dépend de conditions naturelles, qui ont pour effet que la même quantité de travail peut être représentée par beaucoup ou peu de produits, par beaucoup ou peu de valeurs d'usage. La quantité de travail qui est représentée par une gerbe, dépend de la masse de la gerbe fournie par cette quantité de travail. La productivité de la terre intervient pour déterminer la masse de produit qui représente la valeur, mais la valeur est donnée et est indépendante de cette mesure. La valeur est représentée par la valeur d'usage et celle-ci est une condition de la création de la valeur , mais c'est une sottise d'opposer une valeur d'usage, la terre, à une valeur, qui en outre est une valeur spéciale. 2°) [Le manuscrit ne va pas plus loin].

3

En réalité l'économie vulgaire ne fait qu'interpréter, systématiser et justifier doctrinalement les conceptions bourgeoises des agents de la production. Il n'y a donc rien d'étonnant â ce qu'elle ne soit pas frappée par ces absurdes contradictions apparentes des manifestations des rapports économiques - toute science serait superflue si l'apparence répondait directement à la nature des choses - et à ce qu'elle trouve ces rapports d'autant plus compréhensibles qu'elle en saisit moins la connexion intime et que la conception vulgaire les admet plus facilement. Aussi ne se doute-t-elle pas le moins du monde que la trinité (Sol et sous-sol-Rente, Capital-Intérêt, Travail-Salaire ou prix du travail) qui lui sert de point de départ, se compose de trois éléments à première vue incompatibles. En effet, nous avons une valeur d'usage, le sol, qui n'a pas de valeur, accouplée à une valeur d'échange, la rente : de sorte qu'un rapport social, considéré comme un objet, est mis en rapport avec la nature, c'est-à-dire qu'on établit un rap­port entre deux grandeurs incommensurables. Puis vient Capital-Intérêt. Si l'on considère le capital comme une valeur déterminée représentée par de l'argent, il est prima facie absurde qu'une valeur ait plus de valeur qu'elle en a en réalité. Aucun terme intermédiaire n'apparaît dans l'expression Capital-Intérêt, qui donne du capital la for­mule la plus générale et par cela même la moins explicite. Aussi l'économie vulgaire préfère-t-elle à Capital-Intérêt, qui attribue à une valeur la qualité occulte de n'être pas égale à elle-même, la formule Capital - Profit, qui réflète avec plus de précision le rapport capitaliste. Et alors, poursuivie par la notion que 4 n'est pas égal à 5 et qu'il n'est pas possi­ble d'égaler 100 à 110 thalers, elle passe du capital-valeur au capital-matière, aux machines, aux matières premières, à la valeur d'usage du capital comme condition du fonc­tionnement du travail. Mais en raisonnant ainsi elle abou­tit, comme pour la propriété foncière, à une expression incommensurable, le rapport entre une valeur d'usage, un objet, et un rapport inhérent à une production sociale déter­minée, la plus-value. Et une fois arrivée dans le domaine de l'incommensurable, elle trouve que tout est éclairci et qu'il n'y a pas lieu d'aller plus loin ; le « Rationel » de la con­ception bourgeoise est atteint. Vient enfin Travail-Salaire, prix du travail, expression qui, ainsi que nous l'avons mon­tré dans notre premier volume, contredit à première vue à la notion de la valeur et à celle du prix, qui n'est en général qu'une expression déterminée de la valeur. Il est évidemment absurde de parler du « prix du travail » ; mais ici l'économiste vulgaire est tout à fait satisfait, car il est d'accord avec la conviction profonde du bourgeois qui se figure qu'il paie de l'argent pour le travail, et la contradiction entre la formule et la notion de la valeur le dispense de l'obligation de comprendre cette dernière.


Nous [4] avons vu que le procès de production capitaliste est une forme historiquement déterminée du procès de production sociale en général. Ce dernier est autant un procès de production des conditions matérielles de la vie humaine qu'un procès (en voie d'évolution) de production et de reproduction des conditions mêmes de la production, c'est-à-dire de la forme sociale économique qui y correspond. En effet, l'ensemble des rapports que les agents de la production ont entre eux et avec la nature constitue la structure économique de la société. Comme dans tous les systèmes qui l’ont précédé, le procès de production capitaliste se déroule dans des conditions matérielles déterminées, qui règlent en même temps les rapports sociaux de la vie de ceux qui y participent. Ces conditions comme ces rapports sont à la fois des facteurs et des résultats de la production capitaliste, qui les produit et les reproduit. Nous avons vu ensuite que, durant le procès social de production qui lui est adéquat, le capital extrait une quantité déterminée de surtravail du producteur immédiat, surtravail dont il ne paie pas l'équivalent et qui, de par son essence, est du travail forcé, bien qu'il semble être le résultat d'un contrat librement consenti. Ce surtravail revêt la forme d'une plus-value, qui existe à l'état d'un surproduit. D'une manière générale, le surtravail, le travail en quantité plus considérable que ne l'exigent les besoins, est inévitable dans toutes les organisations ; mais dans la société capitaliste comme dans l'esclavage il repose sur un antagonisme, sur l'oisiveté d'une partie de la société. Une quantité déterminée de surtravail est nécessaire pour l'assurance contre les accidents et l'extension progressive et inévitable du procès de production - ce qui constitue l'accumulation dans la société capitaliste - sous l'action du développement des besoins et de l'augmentation de la population.

Le capitalisme contribue au progrès de la civilisation en ce qu'il extrait ce surtravail par des procédés et sous des formes qui sont plus favorables que ceux des systèmes précédents (esclavage, servage, etc.) au développement des forces productives, à l'extension des rapports sociaux et à l'éclosion des facteurs d'une culture supérieure. Il pré­pare ainsi une forme sociale plus élevée, dans laquelle l'une des parties de la société ne jouira plus, au détriment de l'autre, du pouvoir et du monopole du développement social, avec les avantages matériels et intellectuels qui s'y rattachent, et dans laquelle le sutravail aura pour effet la réduction du temps consacré au travail matériel en géné­ral. Lorsque le travail nécessaire et le surtravail sont l'un et l’autre égaux à 3, la journée de travail est égale à 6 et le taux du surtravail est de 100 %, tandis que le taux du surtravail n'est plus que de 33 ⅓ %, lorsque la journée de travail est égale à 12, et se décompose en 9 de tra­vail nécessaire et 3 de surtravail. Or c'est la productivité du travail qui détermine la quantité de valeurs d'usage qui peut être produite dans un temps déterminé de travail nécessaire et de surtravail. La richesse effective de la société et la possibilité d'une extension continue du procès de reproduction dépendent donc, non de la longueur, mais de la productivité du surtravail et des conditions plus ou moins favorables dans lesquelles il est exécuté. Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le tra­vail imposé par la nécessité et les considérations extérieu­res ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. La lutte du sauvage contre la nature pour la satisfaction de ses besoins, la conservation et la reproduction de son existence, s'étend à l'homme civilise, quels que soient la forme de la société et le système de la production. A mesure que l'homme se civilise, s'étendent le cercle de ses besoins et son asservissement à la nature, mais en même temps se développent les forces productives qui lui permettent de s'en affranchir. A ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Sans cela le joug de la nécessité ne cessera de peser sur eux et ils ne connaîtront pas le vrai régime de la liberté, dans lequel le développement de leurs forces se fera exclusivement pour eux. La condition fondamentale de, cette situation est le raccourcissement de la journée de travail.

Lorsqu'on fait abstraction des irrégularités accidentelles de la répartition pour ne considérer que l'action générale de la loi, on voit que dans la société capitaliste la plus-value ou le surproduit se partage comme un dividende entre les capitalistes au prorata de la fraction de capital social que chacun possède. Elle est représentée par le profit moyen, qui se subdivise en profit d'entreprise et intérêt, et tombe ainsi en partage à deux catégories distinctes de capitalistes. Mais la propriété foncière intervient pour limiter la part de la plus-value que peut s'approprier le capital; car de même que le capitaliste prélève sur l'ouvrier le surtravail et la plus-value sous forme de profit, de même le propriétaire foncier enlève au capitaliste une partie de cette plus-value, qui constitue la rente.

Lorsque nous parlons du profit, de la part de la plus-value qui tombe en partage au capital, nous pensons donc au profit moyen (le profit d'entreprise + l'intérêt), c'est-à-dire à ce qui reste du profit total lorsque la rente en a été déduite. Le profit du capital et la rente foncière ne sont donc que les deux parties dans lesquelles se décompose la plus-value, et il n'y a entre eux que cette différence que l'une représente la part du propriétaire foncier et l'autre, la part du capitaliste. C'est le capital qui extrait directement des ouvriers le surtravail (qui devient la plus-value et le surproduit) et à ce point de vue il doit être considéré comme le producteur de la plus-value. Quant à la propriété foncière, elle reste en dehors du procès réel de production, et son rôle se borne à s'annexer une partie de la plus-value prélevée par le capital. Il n'en résulte pas cependant que le propriétaire foncier reste étranger au procès capitaliste de production ; il y joue un rôle, et ce rôle résulte, non de ce qu'il exerce une pression sur le capital ou de ce que la grande propriété foncière, qui exproprie les travailleurs de leurs moyens de travail, est une prémice et une condition de la production capitaliste, mais de ce qu'il personnifie un des éléments essentiels de la production.

Enfin vient l'ouvrier qui, en sa qualité de propriétaire et de vendeur de sa force de travail, reçoit sous le nom de salaire une part du produit, équivalente à la fraction de son travail que nous appelons le travail nécessaire et devant servir à sa conservation et à sa reproduction quelque aisée ou quelque misérable que soit son existence.

Quelque disparates que puissent paraître les rapports du capital, de la terre et du travail, ils ont cependant quelque chose de commun. Bon an, mal an, le capital produit du profit pour le capitaliste, la, terre fournit de la rente au propriétaire et la force de travail - dans des conditions normales et aussi longtemps qu'elle peut être utilisée - rapporte du salaire à l'ouvrier. Ces trois parties de la valeur produite annuellement et les fractions du produit annuel qui les représentent, peuvent être dépensées - nous faisons abstraction de l'accumulation - année par année, sans que la source de leur reproduction tarisse. Ils représentent les fruits annuels d'un arbre perpétuel ou plutôt de trois arbres, les revenus de trois classes - capitalistes, propriétaires, ouvriers - dont la répartition est faite par le capitaliste producteur, qui met le travail en œuvre et prélève directement la plus-value. Le capital, la terre et la force de travail ou plutôt le travail sont pour le capitaliste, le propriétaire et l'ouvrier les trois sources de leurs revenus spécifiques, le profit, la rente et le salaire. En effet, pour le capitaliste, le capital est une pompe qui aspire sans cesse de la plus-value, pour le propriétaire, la terre est un aimant qui attire continuellement une partie de la plus-value, et pour l'ouvrier, le travail est un moyen à action ininterrompue d'obtenir une partie de la valeur qu'il crée, c'est-à-dire le salaire qui doit le faire vivre. En outre ce sont le capital, la terre et le travail qui assignent respectivement la forme de profit, rente et salaire aux trois parties de la valeur et du produit du travail annuel, et en font par cette transformation les revenus des capitalistes, des propriétaires et des ouvriers. Alors que la répartition doit avoir pour point de départ la valeur du produit annuel (qui n'est que du travail social matérialisé), les choses se présentent d'une manière opposée dans l'esprit des agents de la production. Le capital, la terre et le travail leur apparaissent comme trois sources indépendantes, desquelles sortent trois parties distinctes du produit annuel et qui, par conséquent, n'interviennent pas seulement pour donner aux parties de la valeur annuellement produite les formes différentes sous lesquelles elles deviennent les revenus des agents de production, mais donnent naissance à cette valeur elle-même, la substance des revenus.

[Ici il manque un feuillet du manuscrit]

Les inégalités de la rente sont en rapport avec les inégalités de fertilité des terres et dépendent donc de propriétés qui ont leur source dans le sol. Il en est réellement ainsi lorsqu'elles résultent de différences entre les valeurs des produits des différentes terres. Mais lorsqu'elles dérivent de différences entre les valeurs du marché, elles sont la conséquence d'une loi sociale basée sur la concurrence et qui est indépendante de la terre et de ses différents degrés de fertilité.

Il semblerait que tout au moins « Travail-Salaire » devrait être l'expression d'un rapport rationnel. Il n'en est ainsi pas plus que de « Terre-Rente ». Le travail, créateur de valeur et s'extériosant dans la valeur des marchandises, n'a rien à voir dans la répartition de cette valeur entre différentes catégories, et le travail, caractérisé socialement par le salaire, n'est pas créateur de valeur. Nous avons démontré précédemment que le salaire, le prix du travail, est une expression irrationnelle de la valeur ou du prix de la force de travail, et que les conditions sociales déterminées dans lesquelles se fait la vente de la force de travail, sont complètement indépendantes du travail, agent général de la production. Le travail s'objective dans la partie de la valeur de la marchandise qui, sous forme de salaire, constitue le prix de la force de travail ; il engendre cette partie au même titre que les autres parties du produit, mais il ne s'objective ni plus, ni autrement dans cette partie que dans celles qui constituent la rente ou le profit. D'ailleurs lorsque nous considérons le travail comme créateur de la valeur, nous ne l'envisageons pas sous sa forme concrète comme condition de la production, mais dans sa destination sociale, qui est différente de celle du travail salarié.

Même l'expression « Capital-Profit » est incorrecte. Lorsque l'on prend le capital dans la seule relation où il est producteur de plus-value, c'est-à-dire dans son rapport avec la force de travail, dans lequel il extrait de la plus-value par la pression qu'il exerce sur l'ouvrier, on est amené à considérer la plus-value totale, c'est-à-dire le profit (profit d'entreprise + intérêt) et la rente. Or, dans l'expression « Capital-Profit », il n'est en rapport qu'avec la partie de la plus-value qui représente le revenu du capitaliste, et toute relation s'efface encore davantage dès que l'expression prend la forme « Capital-Intérêt ».

Par conséquent, si nous avons été amenés en premier lieu à signaler le disparate des trois sources, nous sommes conduits maintenant à constater que leurs produits, les revenus, appartiennent tous à la même sphère, celle de la valeur. Le rapport entre des grandeurs, non seulement incommensurables mais incomparables, a donc pu s'établir, parce que l'on a envisagé le capital, de même que la terre, de même que le travail, uniquement au point de vue matériel, comme moyen de production, et que l'on a fait abstraction de ses rapports avec les travailleurs et de son existence comme valeur. Dans ce sens la formule Capital-Intérêt (profit), Terre-Rente, Travail-Salaire, manque de coïncidence. En effet, pour ceux dont la conception est limitée par le cadre de la production capitaliste, le travail salarié n'est pas une forme socialement déterminée du travail, mais tout travail est de par sa nature un travail salarié ; il en résulte que pour eux les formes sociales spécifiques que les conditions matérielles du travail - les moyens de production et la terre - revêtent par opposition au travail salarié, se confondent avec la forme purement matérielle de ces conditions de travail dans le procès de production. La forme des conditions du travail au sein desquelles les moyens de travail se convertissent en capital et la terre en terre monopolisée, en propriété foncière, cette forme caractéristique d'une phase déterminée de l'histoire n'est pas distinguée par eux de la nature et de la fonction des moyens de production et de la terre dans le procès de production en général. A leurs yeux, ces moyens de production sont capital de par leur nature et le mot capital n'est que leur « dénomination économique » ; la terre est de par sa nature la terre monopolisée par un nombre déterminé de propriétaires fonciers. Et de même que dans le capital et sa personnification, le capitaliste, le produit devient une force autonome qui s'oppose au producteur, de même le propriétaire foncier personnifie le sol avec le sous-sol, et se dresse sur ses ergots pour réclamer, en tant que force autonome, sa part du produit qu'il a contribué à obtenir ; de sorte que ce n’est pas la terre qui reçoit la part du produit qui lui revient et qui est nécessaire pour la conservation et l'accroissement de sa productivité, mais le propriétaire qui en trafique et la gaspille. Il est clair que le capital suppose le travail sous forme de travail salarié ; mais il est tout aussi clair que si l'on admet comme évident que le travail salarié est la forme du travail en général, le capital et la terre monopolisée doivent se présenter comme les formes naturelles des conditions du travail. Dès lors le capital est la forme naturelle du moyen de production, la caractéristique de son état et de sa fonction dans le procès de travail : capital et moyen de production sont deux expressions identiques, de même que terre et terre monopolisée par la propriété privée. Le moyen de production, capital de par sa nature, devient ainsi la source du profit et la terre, la source de la rente.

Le travail comme tel, considéré uniquement comme énergie productive, est rapporté au moyen de production, considéré non au point de vue de son rôle social, mais au point de vue de sa substance, et envisagé à la fois comme matière sur laquelle agit le travail et comme moyen par lequel il s'exerce, constituant par conséquent deux valeurs d'usage distinctes, la terre étant un moyen de travail naturel et le moyen de production, un moyen de travail artificiel. Dès que le travail est confondu avec le travail salarié, la forme sociale déterminée que les moyens de travail revêtent par opposition au travail, se confond avec leur forme matérielle ; le moyen de travail en lui-même devient capital et la terre, propriété foncière. La forme spéciale que les moyens de travail personnifiés affectent dans leur rapport avec le travail est alors une propriété inséparable de leur existence matérielle, un caractère immanent, leur appartenant nécessairement en tant qu'éléments de production, et le caractère social qu'une phase déterminée de l'histoire leur assigne dans la production capitaliste devient un caractère matériel qui leur est propre naturellement et pour ainsi dire de toute éternité. Les parts respectives que prennent au procès de production, d'une part les moyens de production artificiels (matières premières, outils, machines, etc.) et d'autre part la terre, champ d'activité primordial du travail, empire des forces naturelles et arsenal spontané des moyens de travail, semblent alors s'exprimer par les parts respectives qui leur sont assignées comme capital et comme propriété foncière, parts qui sont distribuées à leurs représentants sociaux sous forme de profit et de rente, de même que le salaire constitue la part de l'ouvrier. La rente, le profit et le salaire semblent donc résulter du rôle que la terre, les moyens de production artificiels et le travail jouent dans le procès de travail, même si nous considérons ce procès comme se déroulant uniquement entre l'homme et la nature et si nous faisons abstraction de toute cause historique déterminante. Les mêmes choses sont donc exprimées simplement sous une autre forme quand on dit : le produit, qui pour l'ouvrier salarié représente le produit de son travail, son revenu, n'est que le salaire, la partie de la valeur (du produit social mesuré par cette valeur) qui représente celui-ci. Mais par le fait, le travail salarié est confondu avec le travail en général, le salaire avec le produit du travail, et la partie de la valeur que le salaire représente avec la valeur créée d'une manière générale par le travail. Et en même temps les autres parties de la valeur, le profit et la rente, deviennent autonomes et doivent être rapportées à des sources spécifiquement différentes et indépendantes du travail ; elles doivent résulter des autres facteurs de la production et tomber en partage aux agents qui possèdent ceux-ci, le profit résultant des moyens de production, des éléments matériels du capital, et la rente de la terre étant représentée par les propriétaires fonciers on la nature (Roscher).

La propriété foncière, le capital et le travail salarié se transforment ainsi en trois sources de revenu, dont l'une, le capital, attribue au capitaliste une partie de la plus-value qu'il extrait du travail sous forme de profit, dont l'autre, le monopole de la terre, en assigne une autre partie sous forme de rente au propriétaire foncier, et dont la troisième, le travail, accorde à l'ouvrier la dernière partie disponible de la valeur. Le capital, la rente foncière et le travail salarié deviennent donc les trois sources effectives des parties de la valeur existant respectivement sous forme de profit, de rente et de salaire -, ils sont le point de départ de la valeur du produit même [5].

Nous avons montré précédemment comment les catégories les plus simples de la production capitaliste et même de la production de marchandises, comment la marchandise et l’argent présentent un caractère mystérieux, qui transforme en propriétés de la marchandise les rapports sociaux dont les éléments matériels de la richesse sont simplement la base dans la production et qui fait même une chose (l’argent) du rapport de la production. Toutes les formes sociales qui contribuent à la production des marchandises et à la circulation de l'argent sont englobées dans cette confusion, mais celle-ci est surtout profonde dans la production capitaliste et dans le capital, qui en est la catégorie dominante et le facteur déterminant. Les choses se présentent encore sous un aspect simple, lorsque l'on considère le capital, comme extracteur de plus-value, dans le procès de production proprement dit ; dans ce cas leur enchaînement peut encore être saisi par l'intelligence des capitalistes, ainsi que le montre la lutte pour la réduction de la journée de travail. Et cependant même dans la sphère du procès immédiat entre le travail et le capital, cette simplicité est loin de se maintenir. A mesure que se développent, au sein de la production capitaliste proprement dite, la plus-value relative et la productivité sociale du travail, les forces productives et leur enchaînement social semblent transportés du domaine du travail dans celui du capital, et le capital devient un être mystérieux auquel on rapporte et dont on fait provenir toutes les forces socialement productives du travail. Alors intervient le procès de circulation, qui englobe dans ses transformations de matière et ses modifications de formes toutes les parties du capital, même celles du capital agricole et qui met à l'arrière plan les conditions primitives de la production de la valeur. Déjà dans le procès immédiat de production, le capitaliste est producteur de marchandise et dirigeant de la production de marchandises, et le procès ne se déroule pas pour lui comme s'il devait exclusivement lui permettre d'extraire de la plus-value. Quelle que soit la quantité de celle-ci que le procès de production incorpore à la marchandise, le procès de circulation doit intervenir pour assurer la vente du produit, et il en résulte que la reconstitution, tant de la plus-value que de la valeur qu'il contient, semble non pas être réalisée simplement, mais déterminée par le procès de circulation. Cette apparence semble d'autant plus être la réalité que d'une part le profit qui accompagne les opérations de vente dépend de la fraude, de la ruse, de la pratique des affaires, de l'habileté et des mille conjonctures du marché, et que d'autre part un second facteur, le temps de circulation, fait sentir son action à côté du temps de travail. Il est vrai que ce facteur intervient pour limiter la formation de valeur et de plus-value, mais Il semble agir aussi positivement que le travail et avoir sa source dans le capital. Dans le Livre II, nous n'avons étudié la sphère de circulation qu'au point de vue des changements de formes qu'elle provoque et de l'évolution morphologique que le capital y subit. En réalité la circulation est le champ d'action de la concurrence, dans lequel le hasard joue le grand rôle et où la loi immanente qui règle ce jeu du hasard, ne peut être dégagée que lorsque l'on considère un grand nombre de cas, ce qui fait qu'elle échappe nécessairement à l'observation et à la compréhension des agents isolés de la production. En outre le procès de production dans son ensemble, qui comprend la production proprement dite et la circulation, engendre de nouvelles formes, qui effacent de plus en plus les traces de la connexion intime des faits, qui font apparaître les facteurs de la production comme indépendants l'un de l'autre et dans lesquelles les éléments de la valeur se figent de plus en plus comme formes autonomes.

Ainsi que nous l'avons vu, la transformation de la plus-value en profit n'est pas plus déterminée par le procès de circulation que par celui de production. Le profit est rapporté non au capital variable qui engendre la plus-value mais au capital total, et son taux est régi par des lois qui lui sont propres, si bien qu'il peut varier indépendamment du taux de la plus-value. Tous ces faits dissimulent la nature vraie de la plus-value et cachent le ressort qui fait agir le capital, ce qui est d'autant plus facile que le profit se transforme en profit moyen et que la valeur devient le coût de production moyen, le prix régulateur du marché. Nous nous trouvons ainsi en présence d'un procès social très compliqué, dans lequel les capitaux sont égalisés, où les prix moyens des marchandises sont différents de leurs valeurs et où les profits moyens dans les différentes branches de production sont indépendants de l'exploitation effective du travail dans chaque entreprise. Et c'est non seulement en apparence, niais bien réellement que le prix moyen des marchandises n'est pas égal à leur valeur et au travail qu'elles contiennent, et que le profit moyen d'un capital déterminé est différent de la plus-value que ce capital a extrait des ouvriers qu'il a mis en oeuvre. La valeur de la marchandise n'apparaît plus directement que dans la variation que communique au coût de production la variation de la productivité du travail, par conséquent dans le mouvement du coût de production et non à sa limite. Le profit ne semble plus être déterminé qu'accessoirement par l'exploitation immédiate du travail, dans les seuls cas où cette exploitation permet à un capitaliste de réaliser un profit différent du profit moyen. Même les profits moyens semblent avoir leur source dans le capital et être indépendants de l'exploitation, même de l'exploitation anormale et de l'exploitation normale dans des conditions exceptionnellement favorables, qui ne paraissent capables d'autres influences que de provoquer des déviations des profits moyens. Enfin la subdivision du profit en profit d'entreprise et intérêt - nous faisons abstraction des profits des commerces de marchandises et d'argent, qui, basés sur la circulation, semblent résulter exclusivement de celle-ci et être étrangers au procès de production. - achève de donner à la plus-value une forme autonome et indépendante de sa substance et de son essence. D'un côté, une partie du profit s'affranchit totalement du rapport capitaliste et semble avoir pour origine le travail salarié du capitaliste et non la fonction de celui-ci d'exploiter le travail des salariés ; de l'autre côté, se présente l'intérêt, indépendant en apparence du travail salarié de l'ouvrier et du travail du capitaliste, semblant découler d'une source qui lui est propre, le capital. Si à la surface de la circulation le capital se présente comme un fétiche, communiquant à la valeur la propriété d'engendrer de la valeur, il revêt, lorsqu'il devient capital productif d'intérêts, sa forme la plus étrange et la plus caractéristique. Aussi le terme « Capital-Intérêt » est beaucoup plus logique que « Capital - Profit » à côté de « Terre - Rente » et « Travail-Salaire », car le profit emporte inévitablement un souvenir de son origine, tandis que la rente, loin de rappeler celle-ci, se dresse en opposition avec elle.

Enfin à côté du capital, engendrant par lui-même de la plus-value, vient se placer la propriété foncière, assignant une limite au profit moyen et transférant une partie de la plus-value à une classe qui ne travaille pas elle-même, qui n'exploite pas directement des travailleurs et qui ne peut même pas, comme le capital productif d'intérêts, s'adresser cette consolation qu'elle court un risque ou s'impose une privation. La partie de la plus-value qui est ici en cause semble avoir pour point de départ, non des rapports sociaux, mais un élément naturel, la terre. Par là s'achève la séparation des différentes parties de la plus-value ; leur connexion intime cesse d'exister et la source dont elles découlent est complètement dissimulée.

La trinité économique Capital-Profit ou mieux Capital - Intérêt, Terre - Rente, Travail - Salaire, qui rapproche de leurs sources les parties constitutives de la valeur et de la richesse, achève la mystification de la production capitaliste, complète l'objectivation des rapports sociaux et marque l'interdépendance des conditions matérielles de la production et de leur rôle historico-social. Elle est la formule de ce monde ensorcelé et renversé, dans lequel Monsieur le Capital et Madame la Terre font les revenants et apparaissent tantôt avec leurs caractères sociaux, tantôt comme de simples objets. Le plus grand mérite de l'Économie classique est d'avoir ramené l'intérêt et la rente à la plus-value, en considérant l'intérêt comme une partie du profit et la rente comme un excédent sur le profit moyen, d'avoir décrit le procès de circulation comme ayant pour objet de simples changements de formes et d'avoir réduit au travail, dans le procès de production proprement dite, la valeur et la plus-value des marchandises. Agissant ainsi elle a mis en évidence la fausse apparence des éléments sociaux de la richesse, la personnification des objets et l'objectivation des rapports de la production, cette religion de la vie de tous les jours. Cependant - il ne pouvait guère en être autrement dans le monde bourgeois - les meilleurs de ses écrivains n'ont pas pu se dégager entièrement de ce monde des apparences qui a sombré sous leurs critiques, et ils tombent tous plus ou moins dans des inconséquences, des solutions imparfaites et des contradictions. D'autre part il est naturel que les agents effectifs de la production se trouvent très bien de la formule irrationnelle Capital-Intérêt, Terre-Rente, Travail-Salaire, qui reflète fidèlement les apparences an milieu desquelles ils se meuvent et avec lesquelles ils se trouvent journellement en contact. Et il est incontestablement tout aussi naturel que les écrivains de l'Économie vulgaire, qui ne font que mettre sous une forme didactique, plus ou moins doctrinale et systématique, les conceptions journalières des agents de la production, se soient jetés sur cette trinité économique, qui masque la connexion intime des choses, comme sur la base absolument appropriée à leur plate suffisance. Enfin cette formule répond aux intérêts des classes dirigeantes, car elle proclame dogmatiquement la fatalité naturelle et la légitimité éternelle de leurs revenus.

En faisant l'exposé des formes objectives des rapports de la production, nous n'avons pas signalé que les conjonctures du marché, le mouvement des prix, les périodes du crédit, les cycles de l'industrie et du commerce, les alternatives de prospérité et de crise ont pour effet de faire de ces rapports, aux yeux des agents de la production, des lois naturelles et des nécessités inéluctables. Si nous en avons agi ainsi, c'est parce que le mouvement effectif de la concurrence ne rentre pas dans le cadre de notre étude, qui n'a pour but que d'analyser l'organisation interne de la production capitaliste, pour ainsi dire dans sa moyenne idéale.

Dans les formes antérieures de la société nous ne rencontrons guère celte mystification économique, si ce n'est en ce qui concerne l'argent et le capital productif d'intérêts. Et d'abord elle est exclue, Par la nature des choses, des organisations où la production ne fournit que des valeurs d'usage destinées a la consommation immédiate et où l'esclavage et le servage constituent, comme dans l'antiquité et au moyen âge, la base essentielle de la production sociale. Dans ces organisations l'asservissement des producteurs aux conditions de la production est caché par les rapports des sujets à leurs maîtres, rapports qui apparaissent comme les ressorts immédiats du procès de production. Dans les communautés primitives où règne un communisme natif et même dans les cités antiques, c'est la communauté elle-même avec ses conditions d'existence, qui est la base et le but de la production et de la reproduction. Même dans les corporations de métiers du moyen âge, le capital et le travail ne semblent pas être indépendants l'un de l'autre et leurs rapports sont déterminés par la corporation et ses attributs, par la conception du devoir professionnel, de la maîtrise, etc. Ce n'est que dans la production capitaliste....


Notes

[1] Les trois fragments que nous reproduisons ici se trouvent en différents endroits du manuscrit de la sixième partie. F. E.

[2] « Cette masse de matière brute et chaotique. » (Ovide : Métamorphses, 1, I, 7.)

[3] « Les avantages d’un sol fertile par rapport à un sol moins fertile… passent du cultivateur ou du consommateur au propriétaire foncier ».

[4] Commencement du chapitre XLVIII, dans le manuscrit.

[5] Wages, profit and rent are the three original sources of all revenue, as well as for all exchangeable value*. (A. Smith) - C'est ainsi que les causes de la production matérielle sont en même temps les sources des revenus primitifs qui existent (Storch, I, p. 259).

* Salaire, profit et rente sont les trois sources premières de tout revenu et de toute valeur d’échange.

[6] Le manuscrit s’interrompt ici (N.R.)


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