1867

Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste.


Un chapitre inédit du Capital

Karl MARX

Résultats du procès de production immédiat


II. La production capitaliste comme production de plus-value

A. Effet de la valeur d'usage sur le procès de production

La conversion de la somme d'argent anticipée en facteurs du procès de production en vue de sa valorisation et de sa transformation en capital s'effectue comme acte de la circulation des marchandises et du procès d'échange : elle se résout en une série d'achats. C'est donc un acte qui se déroule encore en dehors du procès de production immédiat. Il ne fait que l'amorcer, bien qu'il en soit la présupposition indispensable. En effet, si, au lieu du procès de production immédiat, nous considérons la totalité et la continuité de la production capitaliste, cette conversion de l'argent en facteurs du procès de production - achat de moyens de production et de capacités de travail - constitue elle-même une phase immanente du procès d'ensemble.

Au sein du procès de production immédiat, le capital - tout comme la marchandise simple - revêt la double forme de valeur d'usage et de valeur d'échange. Mais, ces deux formes ont à présent des déterminations plus complexes, bien différentes de celles de la marchandise simple et autonome.

Considérons tout d'abord la valeur d'usage. Pour définir la notion de marchandise, il importe peu, comme nous l'avons vu, de connaître son contenu particulier et sa destination exacte. Il suffit que l'article devant être marchandise - autrement dit, le support de la valeur d'échange - satisfasse un quelconque besoin social en ayant la propriété utile correspondante. Voilà tout (Fr.).

Or, il ne saurait en être de même pour la valeur d'usage des marchandises qui opèrent au sein du procès de production. De par la nature même du procès de travail, les moyens de production se scindent d'abord en objets de travail et en moyens de travail, ou plus exactement, en matières premières d'une part, et en instruments, matières auxiliaires, etc. d'autre part. Ce sont là des spécifications formelles de la valeur d'usage qui découlent de la nature même du ,procès de travail. C'est donc pour les moyens de production que la valeur d'usage est le plus étroitement déterminée : la forme spécifique de la valeur d'usage devient dès lors essentielle pour le développement du rapport économique, de la catégorie économique.

Les valeurs d'usage, après leur entrée dans le procès de travail, se scindent en deux éléments rigoureusement distincts - voire opposés - sur le plan conceptuel (exactement comme c'est le cas des moyens de production matériels, ainsi que nous l'avons vu ci-dessous) : d'une part, en moyens matériels de production, conditions objectives de la production, et d'autre part en la capacité de travail vivante, la force de travail créatrice ou condition subjective de la production. Il s'agit là encore d'une détermination formelle du capital, considéré sous l'angle de la valeur d'usage au sein du procès de production immédiat.

Dans la marchandise simple, un travail utile déterminé - le filage ou le tissage - est incorporé et objectivé dans le filé ou la toile. La forme utile du produit est la seule trace laissée par le travail utile; cette trace peut même disparaître, lorsque le produit a une forme naturelle, par exemple celle du bétail ou du blé.

Dans cette marchandise, la valeur d'usage n'a de présence réelle que pour autant qu'elle existait comme produit dans le procès de travail. En fait, la marchandise particulière est un article fini, qui a derrière lui son procès de genèse, au cours duquel du travail utile particulier s'est objectivé et incorporé en lui. Or, si la marchandise naît dans le procès de production, elle en est constamment rejetée sous forme de produit, qui n'apparaît plus que comme un élément du procès.

A présent, une partie de la valeur d'usage sous laquelle le capital apparaît au sein du procès de production, c'est la force de travail vivante, qui plus est, c'est la capacité de travail tout à fait spécifique et adaptée à la valeur d'usage particulière des moyens de production, la force de travail active, faculté de travail qui opère utilement et change les moyens de production en éléments (moments) matériels de son activité, en transformant la forme primitive de leur valeur d'usage en la forme nouvelle du produit. Ainsi, les valeurs d'usage elles-mêmes subissent, au sein du processus de travail, une authentique métamorphose de nature mécanique, chimique ou physique.

Dans la marchandise, la valeur d'usage n'est rien d'autre qu'un objet donné, ayant telle ou telle propriété. A présent, dans le procès de travail, elle est transformation en une valeur d'usage nouvelle (produit) des objets (valeurs d'usage) qui ont servi au travail vivant, en activité créatrice, de matière première et de moyens de travail.

En conséquence, le capital revêt, en tant que valeur d'usage, les formes suivantes dans le procès de travail : il se différencie, mais se complète aussi, pour ce qui est des moyens de production; il se divise, selon la nature et les exigences du procès de travail, en conditions matérielles (moyens de travail) et en conditions subjectives du travail (capacité de travail s'activant utilement, bref, le travail lui-même); mais si l'on considère l'ensemble du procès, la valeur d'usage du capital apparaît comme procès productif de valeurs d'usage, dans lequel, selon leur spécificité propre, les moyens de production opèrent comme moyens de production de la capacité de travail utile et spécifique, qui, en oeuvrant convenablement, s'adapte à leur nature. En d'autres termes, l'ensemble du procès de travail en tant que tel apparaît, du fait de l'interaction vivante de ses éléments objectifs et subjectifs, comme la forme complète de la valeur d'usage, c'est-à-dire comme la forme réelle du capital dans le procès de production.

Sous son aspect réel, c'est-à-dire créateur de valeurs d'usage nouvelles grâce au travail utile qui les façonne d'une manière déterminée, le procès de production du capital est avant tout procès de travail réel. En tant que tels, ses éléments et ses moments constitutifs sont, par définition, ceux-là mêmes du procès de travail en général, de tout procès de travail, quels que soient le niveau du développement économique et le mode de production sur la base duquel il se déroule.

La forme réelle, qui est celle des valeurs d'usage objectives, composant le capital - son substrat matériel -, revêt nécessairement la forme des moyens, de production, c'est-à-dire de l'instrument et de l'objet du travail, qui servent à créer de nouveaux produits. En outre, avant même qu'elles ne soient actionnées selon leur destination particulière dans le procès de travail, ces valeurs d'usage se trouvent déjà sur le marché, dans le procès de circulation, sous forme de marchandises, et sont donc la propriété du capitaliste qui les détient. Enfin, pour autant qu'il se manifeste dans les conditions objectives du travail, le capital, conformément à sa valeur d'usage, est formé des moyens de production, matières premières, matières auxiliaires, etc., et des moyens de travail, outillage, installations, machines, etc. De tout cela on veut conclure que virtuellement tous les moyens de production - pour autant qu'ils fonctionnent en tant que tels - sont du capital réel, si bien que le capital devient un élément indispensable du procès de travail humain en général, indépendamment de toute forme historique, autrement dit quelque chose d'éternel, déterminé par la nature même du travail humain.

De la même façon, le procès de production capitaliste étant en général procès de travail, on en déduit que, dans toutes les formes sociales, le procès de travail est nécessairement de nature capitaliste. De la sorte, le capital est considéré comme une chose jouant, en tant que telle, un rôle objectif bien déterminé dans le procès productif. On conclut, avec la même logique, que la monnaie étant de l'or, l'or en tant que tel est de la monnaie, et que le travail salarié étant du travail, tout travail est forcément du travail salarié. On conclut à l'identité en retenant ce qui est identique et en écartant ce qui est différent dans les procès de production : c'est démontrer l'identité en faisant abstraction des différences spécifiques. Dans ce chapitre, nous reviendrons plus en détail sur ce point d'importance décisive. Pour l'heure, nous observons simplement ceci :

Le capitaliste détient la propriété des marchandises qu'il a achetées pour les consommer comme moyens de production dans le procès de production ou de travail. C'est tout bonnement son argent converti en marchandises, un mode d'existence de son capital au même titre - sinon davantage - que l'argent, puisque, à un degré plus intense, elles assument la forme où elles fonctionnent réellement comme capital, c'est-à-dire comme moyens de production et de valorisation de la valeur, afin d'obtenir un incrément. Ces moyens de production sont donc du capital.

Avec l'autre partie de la somme d'argent avancée, le capitaliste achète, en outre, la capacité de travail des ouvriers, ou, comme nous l'avons montré au chapitre IV  [1], ce qui apparaît comme du travail vivant. Ce dernier lui appartient donc au même titre que les conditions objectives du procès de travail, encore qu'il y ait ici une différence spécifique : le travail réel est ce que l'ouvrier fournit effectivement au capitaliste en échange de la partie du capital convertie en salaire (prix d'achat du travail). L'ouvrier fournit sa force vitale, il réalise ses capacités productives, en un mouvement qui est le sien, et non celui du capitaliste.

Du point de vue personnel et réel, le travail est la fonction de l'ouvrier, et non du capitaliste. Du point de vue de l'échange, l'ouvrier représente pour le capitaliste ce que celui-ci en obtient, et non ce qu'il est dans le procès d'échange en face du capitaliste. Il s'ensuit qu'au sein du procès de travail les conditions objectives du travail s'opposent, en tant que capital (et, dans cette mesure, comme existence du capitaliste) à la condition subjective du travail, au travail lui-même, ou mieux, à l'ouvrier qui travaille. Du fait de cette opposition, le capitaliste aussi bien que l'ouvrier considèrent les moyens de production comme forme d'existence même du capital, capital au sens éminent du terme, et le travail comme simple élément en lequel se convertit le capital avancé. C'est pourquoi, le moyen de production apparaît, en puissance, comme le mode d'existence spécifique, même en dehors du procès de production.

Tout cela, comme nous le verrons, découle aussi bien de la nature générale du procès de valorisation capitaliste (du rôle qu'y jouent les moyens de production qui sucent et absorbent le travail vivant) que du développement du mode de production spécifiquement capitaliste, la machinerie, etc. devenant le maître véritable du travail vivant. C'est pourquoi, on trouve, à la base du procès de production capitaliste, cette fusion indissoluble entre les valeurs d'usage, dans lesquelles le capital apparaît sous la forme des moyens de production et d'objets déterminés comme capital, alors qu'il s'agit d'un rapport de production spécifique au sein duquel le produit apparaît en soi et pour soi comme une marchandise à ceux-là mêmes qui y sont engagés. C'est l'une des bases sur laquelle s'appuie le fétichisme en économie politique.

De la circulation, les moyens de production passent dans le procès de travail, en tant que marchandises bien déterminées, par exemple coton, charbon, broches; ils y entrent sous la forme des valeurs d'usage qu'ils avaient pendant qu'ils circulaient comme marchandises. Après leur entrée dans le procès de travail, ils fonctionnent avec les propriétés correspondant à leur valeur d'usage et inhérentes à leur matière : le coton en tant que coton, etc.

Il n'en est pas de même pour la partie du capital que nous appelons variable, qui ne se convertit réellement en partie variable du capital qu'en s'échangeant contre la capacité de travail. Sous sa forme réelle - l'argent - cette partie du capital dépensée par le capitaliste pour acheter la capacité de travail ne représente rien d'autre que les moyens de subsistance qui se trouvent sur le marché (ou y arrivent à divers intervalles) et sont destinés à la consommation individuelle de l'ouvrier. L'argent n'est qu'une métamorphose de ces moyens de subsistance : à peine l'a-t-il touché, que l'ouvrier le reconvertit en moyens de subsistance. Cette reconversion, tout comme la consommation de ces marchandises à titre de valeurs d'usage, est un procès qui n'a aucun rapport direct avec le procès de production immédiat - plus exactement avec le procès de travail - et se déroule en dehors de celui-ci.

L'une des parties du capital - et, grâce à elle, le capital tout entier - se transforme en une grandeur variable, non pas du fait de l'argent, grandeur de valeur constante, ou des moyens de subsistance en lesquels il peut se représenter et qui sont également des valeurs constantes, mais de l'échange d'un élément - la faculté de travail vivante - qui crée de la valeur et, en tant que tel, peut être plus ou moins grand et s'exprimer comme grandeur variable : en toute occurrence, cet élément entre, comme facteur. dans le procès de production, et représente une grandeur fluide, en devenir, et donc une grandeur aux limites variables, et nullement une grandeur devenue fixe.

Dans la réalité, on peut certes inclure ou englober dans le procès de travail la consommation des moyens de subsistance par l'ouvrier, à l'instar de celle des matières instrumentales (Fr.) par les machines. L'ouvrier n'est plus considéré alors que comme un instrument acheté par le capital et ayant besoin, pour opérer dans le procès de production, de consommer et de s'adjoindre comme matières instrumentales une portion déterminée de moyens de subsistance : l'angle varie, selon le degré plus ou moins grand de brutalité dans l'exploitation subie par les ouvriers, mais par définition - comme nous le verrons plus loin, au paragraphe 3 traitant de la reproduction de l'ensemble du rapport  [2] - les conditions capitalistes ne déterminent pas cette question aussi strictement.

En général, l'ouvrier consomme ses moyens de subsistance au cours de l'interruption du procès de travail immédiat, alors que la machine consomme les siens pendant qu'elle fonctionne (comme l'animal ?). Cependant, si l'on considère l'ensemble de la classe ouvrière, une partie de ces moyens de subsistance est consommée par les membres de la famille qui ne travaillent plus ou pas encore. (En fait, pour ce qui est des matières instrumentales (Fr.) et de leur consommation, il y a la même différence entre l'ouvrier et la machine qu'entre l'animal et la machine. Mais, il n'en est pas nécessairement ainsi, et cela ne dérive pas du concept même de capital.)

Quoi qu'il en soit, dès lors qu'elle revêt sa forme réelle de moyens de subsistance entrant dans la consommation de l'ouvrier, la portion de capital dépensée en salaire apparaît formellement comme n'appartenant plus au capitaliste, mais à l'ouvrier. La valeur d'usage de cette marchandise - moyens de subsistance - a donc avant l'entrée dans le procès de production, une forme tout à fait différente de celle qu'elle revêt au sein de ce procès, à savoir celle de la force de travail en activité, celle du travail vivant lui-même.

C'est ce qui distingue de manière spécifique cette partie du capital de celle qui a la forme des moyens de production, et c'est ce qui explique aussi que, sur la base du mode de production capitaliste, les moyens de production apparaissent, au sens éminent du terme, comme du capital en soi et pour soi, à la différence des moyens de subsistance et en opposition à eux. Cette illusion provient tout simplement - mais nous en dirons davantage plus loin  [3] - de ce que la forme de la valeur d'usage revêtue par le capital à la fin du procès de production, est celle du produit, puisque celui-ci existe aussi bien sous la forme des moyens de production que sous celle des moyens de subsistance, tous deux se présentant au même titre comme capital, et par conséquent en opposition à la force de travail vivante.


Notes

[1] Dans la rédaction définitive du Capital, livre I°, 2e section, chap. VI sur l'achat et la vente de la force de travail, Ed. Soc., tome I., pp. 170-179. (N.R.)

[2] Cf. ici la 3° partie consacrée à la Production capitaliste, comme production et reproduction de l'ensemble du rapport capitaliste, pp. 257-265. (N.R.)

[3] Cf. les produits du procès de production capitaliste, pp. 151-161. (N.R.)


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