1867

Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste.


Un chapitre inédit du Capital

Karl MARX

Résultats du procès de production immédiat


II. La production capitaliste comme production de plus-value

D. Unité du procès de travail et du procès de valorisation

Dans le rapport originel, l'aspirant capitaliste achète le travail (ou mieux, la force de travail : cf. le chap. IV  [1]) de l'ouvrier, afin de capitaliser une valeur monétaire, et l'ouvrier vend la faculté de disposer de sa force de travail, de son travail, afin de pouvoir vivre. C'est là le prélude et la condition nécessaires du procès de production réel, dans lequel le possesseur de marchandises devient capitaliste, capital personnifié, et l'ouvrier, simple personnification du travail pour le capital.

Ce premier rapport, où tous deux se font apparemment face comme possesseurs de marchandises, est à la fois la prémisse et le résultat, c'est-à-dire le produit, du procès de production capitaliste, comme nous allons le voir plus loin.  [2] Mais, par la suite, il faut distinguer ces deux actes, le premier faisant partie de la circulation, le second ne se développant, sur la base du premier, que dans le procès de production réel.

Le procès de production est unité immédiate du procès de travail et du procès de valorisation, tout comme son résultat immédiat - la marchandise - est unité immédiate de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. Cependant, le procès de travail n'est que le moyen du procès de valorisation, celui-ci, comme tel, étant essentiellement production de plus-value, c'est-à-dire objectivation de travail non payé. C'est ce qui caractérise de manière spécifique le procès de production capitaliste, dans son ensemble.

Même si nous considérons le procès de production sous deux angles différents, à savoir comme procès de travail, comme procès de valorisation, il n'en reste pas moins que nous avons affaire à un procès de travail unique et indivisible. On ne travaille pas doublement  [3] : une fois, pour créer un produit utile, valeur d'usage, en transformant les moyens de production en produits; une autre fois, pour créer de la valeur et de la plus-value, en valorisant la valeur.

On n'ajoute du travail que sous sa forme, son mode et son existence déterminés, concrets et spécifiques d'activité utile qui transforme les moyens de production en un produit déterminé, par exemple, les broches et coton en fil. C'est tout simplement le travail de filage, etc. qui s'ajoute et, en s'ajoutant, produit au fur et à mesure du fil en quantité plus grande. Ce travail réel crée de la valeur, s'il possède un degré normal bien déterminé d'intensité (en d'autres termes, il n'est payant que dans la mesure où il atteint ce degré), et si ce travail réel, d'intensité donnée, se matérialise dans le produit en quantités déterminées, mesurées par le temps.

Si le procès de travail cessait au point où la quantité de travail ajouté sous forme de filage, etc. est égale a celle du travail contenu dans le salaire, il n'y aurait pas de production de plus-value. En effet, la plus-value apparaît aussi dans un surproduit, en l'occurrence la quantité de fil qui excède la somme de valeurs correspondant au salaire.

Le procès de travail apparaît comme procès de valorisation, du fait que le travail concret ajouté au cours de ce procès correspond - pour ce qui est de son intensité - à une somme déterminée de travail socialement nécessaire ou quantité déterminée de travail social moyen, cette somme devant contenir, outre la masse formée par le salaire, un quantum additionnel. On quantifie le travail concret particulier en le ramenant à du travail moyen socialement nécessaire. Or, ce calcul tient, compte de l'élément réel, à savoir : l'intensité normale du travail (le fait que, pour produire une quantité déterminée de produits, on utilise seulement du temps de travail socialement nécessaire); la prolongation du procès de travail au-delà de la durée nécessaire au remplacement de la valeur du capital variable.

De ce qui précède, il ressort que la notion de « travail objectivé » ainsi que l'opposition du capital, comme travail objectivé, au travail vivant, peuvent susciter de graves malentendus.  [4]

J'ai montré ailleurs  [5] que la réduction de la marchandise au « travail » est restée jusqu'ici ambiguë et incomplète chez tous les économistes. Il ne suffit pas de réduire la marchandise au « travail », mais au travail sous sa double forme : d'une part, de travail concret, tel qu'il se présente dans la valeur d'usage des marchandises; d'autre part, de travail socialement nécessaire, tel qu'il est calculé dans la valeur d'échange.

Dans le premier cas, tout dépend de sa valeur d'usage particulière, de sa nature spécifique, qui imprime au produit sa marque particulière, et en fait une valeur d'usage concrète, un article différent des autres.

Dans le second cas, on fait complètement abstraction de l'utilité particulière du travail, de sa nature concrète et de ses propriétés déterminées, pour ne calculer que l'élément créateur de valeur, la marchandise n'en étant que la matérialisation. Comme tel, c'est du travail général, indifférencié, socialement nécessaire, parfaitement neutre à l'égard de tout contenu particulier. C'est pourquoi, il trouve son expression autonome dans l'argent, le prix de la marchandise, expressions communes à toutes les marchandises et distinguables uniquement par la quantité.

Du premier point de vue, tout dépend de la valeur d'usage particulière de la marchandise, de son existence matérielle; du second, de l'argent, soit sous forme sonnante et trébuchante, soit sous forme de monnaie de compte, exprimée simplement dans le prix de la marchandise. Là, il s'agit uniquement de la qualité du travail; ici, uniquement de sa quantité. Là, la diversité du travail concret se manifeste dans la division du travail; ici, dans son expression monétaire indifférenciée. Or, cette différence frappe l’œil au sein du procès de production, où elle se manifeste d'une manière active. ce n'est plus nous qui la faisons, elle se fait elle-même dans le procès de production.

La différence entre travail objectivé et travail vivant devient manifeste dans le procès de travail réel. Les moyens de production - le coton, la broche, par exemple - sont des produits, des valeurs d'usage dans lesquelles sont incorporés certains travaux utiles et concrets tels que la construction de machines, la culture du coton. En revanche, le travail de filage apparaît dans le procès, non seulement comme travail spécifiquement différent des travaux contenus dans les moyens de production, mais encore comme travail vivant, travail en voie de réalisation, qui pousse constamment hors de lui son produit, en opposition aux travaux déjà objectivés dans leurs produits particuliers. A ce niveau encore, il y a antagonisme entre l'existence déjà matérialisée du capital, d'une part, et le travail vivant qui est avant tout dépense vitale de l'ouvrier, d'autre part. Au reste, dans le procès de travail, le travail objectivé se manifeste comme l'élément objectif pour la réalisation du travail vivant.

Mais, les choses sont toutes différentes, si l'on considère le procès de valorisation, la création de valeurs nouvelles.

Ici, le travail contenu dans les moyens de production est une somme déterminée de travail social général et s'exprime donc en une certaine grandeur de valeurs ou somme d'argent (en fait, dans le prix de ces moyens de production). Le travail ajouté est donc une certaine quantité additionnelle de travail social général et s'exprime en une grandeur de valeur ou somme d'argent additionnelle.

Ainsi, le travail, déjà contenu dans les moyens de production, est le même que le travail qui s'ajoute nouvellement. La seule différence, c'est que l'un est objectivé dans des valeurs d'usage, et l'autre engagé dans le procès de cette objectivation; l'un est du travail passé, l'autre présent; l'un est du travail mort, l'autre vivant; l'un est du travail objectivé au passé, l'autre s'objective au présent.

Dans la mesure où le travail passé est substitué au travail vivant, il se valorise, devient lui-même procès, fluens produisant une fluxio. Cette absorption de travail vivant additionnel est le procès de son autovalorisation, sa métamorphose en capital, valeur se valorisant elle-même, sa transformation de grandeur de valeur constante en grandeur de valeur variable et en procès.

Toutefois, ce travail additionnel ne peut s'ajouter que sous forme de travail concret. Il ne s'ajoute donc aux moyens de production que sous la forme spécifique d'une valeur d'usage particulière, tout comme la valeur au sein de ces moyens de production ne se conserve que s'ils sont consommés comme moyens de travail par le travail concret. Néanmoins, la valeur existante - le travail objectivé dans les moyens de production - ne s'accroît pas seulement au-delà de sa propre quantité, mais encore au-delà de la quantité de travail objectivé dans le capital variable, et ce uniquement en absorbant du travail vivant qui s'objective comme travail social général dans l'argent.

C'est donc en ce sens - à savoir celui du procès de valorisation qui représente le but véritable de la production capitaliste - que le capital, travail objectivé (accumulé, préexistant, ou comme en voudra l'appeler) s'oppose au travail vivant (immédiat, etc.), et il se trouve que les économistes eux-mêmes les opposent. Cependant, ici tout devient, pour eux, contradictoire et ambigu, parce qu'ils n'ont pas analysé correctement la marchandise à partir du travail sous sa double forme, ce qui est le cas de Ricardo lui-même.

C'est donc bien par le moyen du procès initial de l'échange entre le capitaliste et l'ouvrier, comme possesseurs de marchandises, que le facteur vivant, la force de travail, entre dans le procès de production comme élément du procès réel du capital. Mais, c'est seulement dans le procès de production que le travail objectivé devient du capital, en suçant du travail vivant. C'est uniquement ainsi que le travail se transforme en capital.  [6]


Notes

[1] Dans la rédaction définitive du Capital, livre I°, deuxième section, chapitre VI, Ed. Soc., vol. I, pp. 170-179, « L'achat et la vente de la force de travail ». (N.R.)

[2] Cf. pp. 162-170. (N.R.)

[3] Cf. le Capital, livre I°, Ed. Soc., vol. I, p. 178. (N.R.)

[4] Sans cette confusion il n'y aurait pas de polémique sur le point de savoir si, en dehors du travail, la nature ne contribue pas elle aussi à la création du produit. Il est question ici uniquement de travail concret. (N.R.)

[5] Cf., par exemple, la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, Ed. Soc., pp. 29-38, « A. Considérations historiques sur l'analyse de la marchandise ». En ce qui concerne le caractère double du travail, cf., outre, le Capital, livre I°, tome I, Ed. Soc., pp. 56-61. (N.R.)

[6] A ce point, Marx fait la remarque suivante : « Ce qui est développé dans la partie intitulée le Procès de production immédiat est à insérer ici, afin d'obtenir un tout, une partie rectifiant l'autre. » Conformément à cette indication, nous rassemblons ces deux passages en un seul.
En outre, Marx a rayé l'alinéa que voici : « En effet, le capital, qui sert à acheter la force de travail, se compose en fait de moyens de subsistance, et ceux-ci sont transmis à l'ouvrier par l'intermédiaire de l'argent si l'on posait à l'ouvrier la question de savoir ce qu’est le capital, il pourrait répondre comme les partisans du Système monétaire : « Le capital, c'est de l'argent. » En effet, si dans le procès de travail le capital existe matériellement sous la forme de matières premières, d'instruments de travail, etc., il existe dans le procès de circulation sous la forme de l'argent. Avec la même logique, à la question « Qu'est-ce qu'un travailleur ? », l'économiste de l'Antiquité aurait répondu : « Le travailleur, c'est l'esclave » (puisque, dans le procès de production tel que le connaissait l'Antiquité, l'esclave était le travailleur). (N.R.)


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