1867

Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste.


Un chapitre inédit du Capital

Karl MARX

Résultats du procès de production immédiat


II. La production capitaliste comme production de plus-value

I. Produit brut et produit net

(Ce chapitre serait peut-être mieux à sa place dans le livre III, chap. 3.)  [1]

Comme le but de la production capitaliste (donc du travail productif) est la production de plus-value, et non l'existence des producteurs, tout travail nécessaire non productif de surtravail est superflu et sans valeur pour la production capitaliste. Cela reste vrai pour une nation capitaliste. Tout produit brut qui ne reproduit que l'ouvrier, c'est-à-dire ne crée pas de produit net (surproduit) est aussi superflu que l'ouvrier lui-même. Ainsi, des ouvriers nécessaires pour la création dé produit net à un certain stade de développement de la production, peuvent devenir superflus à un niveau plus avancé, de sorte que la production n'en a plus besoin. C'est dire qu'il ne faut que le nombre d'hommes profitables au capital.

« Peu importe à un capitaliste privé qu'il emploie 100 ou 1000 ouvriers pour un capital de 20 000 £, pourvu que, dans tous les cas, ses profits ne tombent point au-dessous de ses 2 000 £ de profit courant. » Mais, l'intérêt d'une nation n'est-il pas le même ? En effet, « qu'importe qu'une nation compte dix ou douze millions d'hommes, pourvu que son revenu net et réel, ses fermages et profits, soient les mêmes... Si cinq millions d'hommes pouvaient produire la nourriture et l'habillement pour dix millions, la nourriture et l'habillement de ces cinq millions constitueraient le revenu net. Le pays retirerait-il quelque avantage si, pour produire ce même revenu net, il lui fallait sept millions d'hommes, autrement dit s'il fallait sept millions d'hommes pour produire la nourriture et l'habillement pour douze millions ? Le revenu net serait toujours la nourriture et l'habillement pour cinq millions d'hommes ». Cf. Ricardo, édit. F.S. Constancio, 1818, vol. 2, pp. 221-223.

L'école philanthropique elle-même ne trouve rien a redire à cette thèse de Ricardo. En effet, ne vaut-il pas mieux que, sur dix millions d'hommes, il n'y en ait que cinq plutôt que sept, soit 50 % au lieu de 58 3/4 %, qui mènent la triste vie de simples machines à produire ?

« Dans un royaume moderne, à quoi servirait une province entière ainsi partagée (entre de petits fermiers qui subviennent à leurs propres besoins, comme aux premiers temps de la Rome antique), même si elle était bien cultivée, si ce n'est au simple but de créer des hommes, chose en soi tout à fait dépourvue d'intérêt. » Cf. A. Young, Political Arithmetic etc.; Londres, 1774, p. 47.

Comme la production capitaliste est essentiellement production de plus-value, son but est le produit net, c'est-à-dire la forme du surproduit que revêt la plus-value.

Tout cela contraste, par exemple, avec l'idée typique aux modes de production archaïques, selon laquelle les magistrats de la cité prohibent les inventions pour ne pas priver les travailleurs de leur gagne-pain, le travailleur en tant que tel y étant considéré comme fin en soi et son métier comme privilège, à la conservation et à la défense de quoi tout l'ordre ancien était intéressé. Tout cela contraste aussi avec l'idée, plus ou moins nationaliste, du protectionnisme (en opposition au libre-échange), selon laquelle la nation doit protéger contre la concurrence étrangère les industries qui sont une source d'existence pour le grand nombre. Tout cela contraste, enfin, avec le point de vue d'Adam Smith, selon lequel les placements de capitaux dans l'agriculture sont plus « productifs », parce qu'un même capital y emploie plus de bras.

Ce sont là, pour le mode de production capitaliste développé, des conceptions surannées, irréelles et erronées : un produit brut élevé (pour ce qui concerne la partie variable du capital) par rapport à un faible produit net est synonyme d'une force productive réduite du travail, et donc du capital.

Toutes sortes d'idées confuses se rattachent traditionnellement à la différence entre produit brut et produit net. La plupart remontent à la Physiocratie (cf. livre IV)  [2] et en partie à Adam Smith, qui çà et là persiste à confondre production capitaliste avec production au service des producteurs immédiats  [3].

Un capitaliste qui envoie de l'argent à l'étranger pour y toucher un intérêt de 10 %, alors que dans sa patrie il pourrait occuper quantité de bras en surnombre, mérite, du point de vue capitaliste, les palmes bourgeoises, parce que ce vertueux citoyen applique la loi, selon laquelle, dans l'arène du marché mondial comme au sein d'une société donnée, le capital se répartit conformément au taux de profit obtenu dans les diverses branches de la production : de la sorte il les égalise et proportionne la production. (Peu importe que l'argent soit prêté, par exemple, au tsar de Russie pour une guerre contre la Turquie, notre capitaliste suit tout simplement la loi immanente du capital, donc sa morale : produire autant de plus-value que possible. Mais, tout cela n'a pas sa place dans l'analyse du procès de production immédiat).

Enfin, on a souvent tendance à opposer la production capitaliste à celle qui ne l'est pas encore : par exemple, l'agriculture de subsistance qui occupe un grand nombre de bras, et l'agriculture pour le commerce, qui jette sur le marché un bien plus grand produit, et permet d'extorquer dans les manufactures un produit net à ceux qui étaient naguère occupés dans l'agriculture. Mais, cette opposition n'est pas significative au sein du mode de production spécifiquement capitaliste.

Bref, comme nous l'avons vu, la production capitaliste a pour loi : d'augmenter le capital constant, aussi bien que la plus-value et le produit net, aux dépens du capital variable; d'augmenter le produit net par rapport à la partie du produit qui remplace le capital, c'est-à-dire le salaire.

Mais, voilà que l'on confond ces deux choses. Si l'on appelle produit brut l'ensemble du produit, celui-ci augmente par rapport au produit net dans la production capitaliste; si l'on appelle produit net la partie du produit qui se résout en salaire + produit net, celle-ci augmente par rapport au produit brut. C'est seulement dans l'agriculture (du fait de la transformation de la terre arable en pâturage, etc.) que le produit net augmente souvent aux dépens du produit lourd (masse totale des produits) en raison des particularités de la rente. Mais cela n'entre pas dans le thème que nous traitons ici.

Au reste, la théorie du produit net qui exprime le but suprême et la fin dernière de la production capitaliste, n'est que l'expression brutale, mais juste, du fait que la valorisation du capital - donc la création de plus-value - s'effectue sans égard aucun pour, l'ouvrier et représente l'âme motrice de la production capitaliste.

L'idéal suprême de la production capitaliste est - en même temps qu'elle augmente de manière relative le produit net - de diminuer autant que possible le nombre de ceux qui vivent du salaire, et d'augmenter le plus possible le nombre de ceux qui vivent du produit net.


    Notes

    [1] Cette question est traitée non seulement dans le tome V de l'Histoire des Doctrines économiques, (IV, Mélanges, pp. 121-126) mais encore dans le livre I° du Capital, chap. IX, § 4 (Ed. Soc., vol. I, p. 226). (N.R.)

    [2] Cf. Histoire des Doctrines économiques, Ed. Costes, tome I, pp. 41-72. (N.R.)

    [3] En ce qui concerne A. Smith et sa tendance à retomber dans la physiocratie, qui considère que le produit net ne provient que du travail agricole, cf., l'Histoire des Doctrines économiques, tome I, p. 162. Cf. également les Fondements etc., tome II, pp. 533-534. (N.R.)


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