1875

A l'aube du mouvement ouvrier, quel programme pour la social-démocratie ?
Un des ouvrages essentiels du marxisme.


Gloses marginales au
programme du Parti Ouvrier allemand

Karl Marx


«Partant de ces principes, le Parti ouvrier allemand s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder L'ETAT LIBRE - et - la société socialiste; d'abolir le système salarié avec la LOI D'AIRAIN des salaires... ainsi que... l'exploitation sous toutes ses formes; d'éliminer toute inégalité sociale et politique.»

Sur l'Etat « libre », je reviendrai plus loin.

Ainsi, à l'avenir, le Parti ouvrier allemand devra croire à la « loi d'airain » de Lassalle ! Pour que cette loi ne soit pas ruinée, on commet l'insanité de parler « d'abolir le système salarié » (il faudrait dire système du salariat) « avec la loi d'airain des salaires ». Si j'abolis le salariat, j'abolis naturellement en même temps ses lois, qu'elles tiennent de l' « airain » ou de l'éponge. Mais la lutte de Lassalle contre le salariat gravite presque exclusivement autour de cette prétendue loi. Pour bien montrer, par conséquent, que la secte de Lassalle a vaincu, il faut que le « système salarié » soit aboli « avec la loi d'airain des salaires », et non pas sans elle.

De la loi « d'airain des salaires », rien, comme on sait, n'appartient à Lassalle, si ce n'est le mot « d'airain » emprunté aux « lois éternelles, aux grandes lois d'airain » de Goethe. Le mot d'airain est le signe auquel se reconnaissent les croyants orthodoxes. Mais si j'admets la loi avec l'estampille de Lassalle et, par conséquent, dans l'acception où il la prend, il faut également que j'en admette le fondement. Et quel fondement ! Comme Lange le montrait peu après la mort de Lassalle, c'est la théorie malthusienne [1] de la population [2] (prêchée par Lange [3] lui-même). Mais si cette théorie est exacte, je ne puis pas abolir la loi, dussé-je abolir cent fois le salariat, parce qu'alors la loi ne régit pas seulement le système du salariat, mais tout système social. C'est précisément en se basant là-dessus que les économistes ont démontré, depuis cinquante ans et plus, que le socialisme ne peut supprimer la misère qui est fondée dans la nature des choses, mais qu'il ne peut que la généraliser, la répandre du même coup sur toute la surface de la société !

Mais tout cela n'est pas le principal. Abstraction faite, absolument, de la fausse version que Lassalle donne de cette loi, le recul vraiment révoltant consiste en ceci :

Depuis la mort de Lassalle, notre Parti s'est ouvert à cette vue scientifique selon laquelle le salaire du travail n'est pas ce qu'il paraît être, à savoir la valeur (ou le prix) du travail, mais seulement une forme déguisée de la valeur (ou du prix) de la force de travail. Ainsi, une fois pour toutes, était mise, au rebut, la vieille conception bourgeoise du salaire en même temps que toute la critique dirigée jusqu' ici contre elle, et il était clairement établi que l'ouvrier salarié n'est autorisé à travailler pour assurer sa propre existence, autrement dit à exister, qu'autant qu'il travaille gratuitement un certain temps pour les capitalistes (et par suite pour ceux qui, avec ces derniers, vivent de la plus-value); que tout le système de la production capitaliste vise à prolonger ce travail gratuit par l'extension de la journée de travail ou par le développement de la productivité, c'est-à-dire par une plus grande tension de la force de travail, etc.; que le système du travail salarié est, par conséquent, un système d'esclavage et, à vrai dire, un esclavage d'autant plus dur que se développent les forces sociales productives du travail, quel que soit le salaire, bon ou mauvais, que reçoit l'ouvrier. Et maintenant que cette vue pénètre de plus en plus notre Parti, on revient aux dogmes de Lassalle, alors qu'on devrait savoir que Lassalle ignorait ce qu'est le salaire et qu'il prenait, à la suite des économistes bourgeois, l'apparence pour la chose elle-même.

C'est comme si, dans une révolte d'esclaves qui auraient enfin pénétré le secret de l'esclavage, un esclave empêtré dans des conceptions surannées inscrivait au programme de la révolte : l'esclavage doit être aboli parce que, dans le système de l'esclavage, l'entretien des esclaves ne saurait dépasser un certain maximum peu élevé !

Le seul fait que les représentants de notre Parti aient pu commettre un aussi monstrueux attentat contre la conception répandue dans la masse du Parti montre avec quelle légèreté criminelle, avec quelle mauvaise foi ils ont travaillé à la rédaction du programme de compromis !

Au lieu de la vague formule redondante qui termine le paragraphe : « éliminer toute inégalité sociale et politique », il fallait dire : avec la suppression des différences de classes s'évanouit d'elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences.


Notes

[1] Malthus Thomas (1766-1834): Economiste anglais, auteur du célèbre Essai sur le principe de la population dans lequel il déclare que la population s'accroît d'après une progression géométrique, alors que les subsistances ne peuvent s'accroître que d'après une progression arithmétique. Il faut donc limiter la population. Malthus préconise à cet effet le moral restraint, c'est-à-dire l'abstention du mariage pour ceux qui ne pourraient procréer sainement et assurer à leurs enfants une aisance relative. Marx a montré la futilité de cette « loi » de Malthus, en démontrant que « en fait chaque mode de production historique a ses propres lois de population, valables historiquement dans ses propres limites ».

[2] Dans ses notes sur le salaire ouvrier (1847), Marx développe une critique vigoureuse de la théorie malthusienne (voir. Travail salarié et Capital). Dans Le Capital (t. III) Marx écrit sur l'Essay on the Principle of Population de Malthus (1798) :
« ... Ce livre de Malthus n'est qu'une déclaration d'écolier sur des textes empruntés à De Foë, Franklln, Wallace, sir James Stewat, Townsend, etc. Il n'y a ni une recherche ni une idée du cru de l'auteur. » Et aussi : « Les variations du taux général des salaires ne répondent... pas à celles du chiffre absolu de la population; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve... voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. »

[3] Lange, F.-A. (1828-1875) : savant allemand. Philosophe idéaliste, auteur du livre réformiste, exprimant le point de vue de la démocratie radicale : La Question ouvrière, sa signification pour le présent et l'avenir (1865). Célèbre par son Histoire du matérialisme et critique de son importance dans le temps présent (1866).


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