1908

Article paru dans « Die Neue Zeit », XXVIIème année, Livre 1, 1908, p.281
Traduction par Gérard Billy.


Franz Mehring : Les origines du Christianisme

Karl Kautsky, Les origines du Christianisme. Étude historique, Stuttgart, Éditions L.H.W.Dietz succ.


Avec le livre de Kautsky qui vient d'être publié, le mouvement ouvrier allemand liquide un héritage légué par la culture bourgeoise, héritage datant de l'époque où cette culture était encore porteuse d'une perspective historique et exerçait aussi une influence féconde sur les esprits des pays ayant pour leur part déjà atteint un niveau de développement supérieur. C'était un bel héritage, un trésor que, dans la postérité médiocre des épigones bourgeois, les moins scrupuleux ont dilapidé sans vergogne et les plus honnêtes n'ont pas réussi à faire fructifier. Qu'il nous soit permis, avant de nous pencher plus avant sur l'ouvrage, de retracer les grandes lignes des étapes précédentes.

I

Un siècle tout juste sépare l'année où Lessing, a énoncé la vraie question en matière de critique des évangiles (1778), et celle où Bruno Bauer a donné la vraie réponse (1878). Lorsque Lessing rendit publics des « fragments » tirés du manuscrit trouvé à la mort du Hambourgeois Reimarus : l'« Apologie des adorateurs raisonnables de Dieu » - une publication qui fit scandale à son époque, - il rendit hommage à l'acuité de l'analyse qui avait permis à l'auteur de mettre en pièces les récits historiques de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais en même temps, il s'interrogea : si les écrits bibliques et en premier lieu les évangiles regorgent ainsi de contes et de légendes, de faux et d'impostures, comment, surgi sur ce terrain bourbeux, le christianisme a-t-il pu se déployer au point de prendre les dimensions d'un facteur de l'histoire universelle ? Cette prise de position vaut aujourd'hui encore à Lessing, de la part de ses admirateurs bourgeois, d'être taxé d' « obscurité » et de « manque de véracité », mais ceci ne fait que prouver une fois de plus qu'il avait touché juste. Lessing avait bien trop de finesse d'esprit pour ne pas se rendre compte qu'on ne règle pas son compte à une religion qui a soumis à ses lois l'empire romain et dominé la majeure partie de l'humanité civilisée pendant 1800 ans, en se contentant de déclarer qu'elle est un tissu d'absurdités ourdi par des imposteurs.

Un siècle plus tard, Bruno Bauer a donné une réponse définitive à cette question dans son livre sur « le Christ et les Césars », fruit de quarante années de recherches. Le christianisme n'est pas l’œuvre d'un individu, ni l’œuvre d'une révélation divine ; il n'a jamais existé de christianisme sorti tout armé du judaïsme qui aurait conquis l'univers avec des dogmes et une éthique déjà définitivement arrêtés ; le christianisme n'a pas été imposé au monde gréco-romain, religion universelle, il est bien plutôt le produit le plus authentique de ce même monde. David Strauß avait élaboré une confuse théorie des mythes qui permettait à tout un chacun de tenir pour historique dans les récits évangéliques ce qui lui convenait : Bruno Bauer la récuse comme non-scientifique ; en démontrant que pratiquement rien de ce qui fait le contenu des évangiles ne peut être qualifié d'historique, au point même de contester qu'ait jamais existé un homme appelé Jésus Christ, il a déblayé le terrain et permis de poser la vraie question : d'où viennent les idées et les représentations qui ont été combinées dans le christianisme pour confectionner une sorte de système, et par quelles voies sont-elles parvenues à dominer le monde ?

Or Bruno Bauer démontre que ces idées et ces représentation se trouvent toutes dans la littérature antique avant même qu'il ait pu être question de religion chrétienne, et notamment chez le Juif Philon d'Alexandrie - celui-ci vivait encore en l'an 40 de notre ère, bien qu'il fût très âgé – et chez le stoïcien romain Sénèque qui mourut en l'an 65 de notre ère.

Les nombreux écrits de Philon fusionnaient des traditions du judaïsme interprétées sur un mode allégorique et rationaliste, et la philosophie grecque, et on y trouve toutes les idées-forces du christianisme : le péché originel, le logos, le Verbe qui est en Dieu et Dieu lui-même, qui est le médiateur entre Dieu et l'être humain ; la pénitence accomplie non pas en sacrifiant des animaux mais en faisant offrande à Dieu de son propre cœur ; enfin l'essentiel, ce qui fait que la nouvelle philosophie religieuse renverse l'ordre du monde qui avait prévalu jusqu'ici, qu'elle cherche ses disciples chez les pauvres, les misérables, les esclaves et les réprouvés, méprise les riches, les puissants, les privilégiés, et que de ce fait elle prescrit le dédain de toutes les jouissances de ce monde et la mortification de la chair. Pour ce qui est de prêcher une vertu ignorant les besoins, et toute d'abstinence, Sénèque n'avait lui non plus pas son pareil ; il mimait le pauvre Lazare de l'évangile tout en étant en réalité le riche de la même parabole biblique – il laissa à sa mort une fortune se montant à l'équivalent de quelque soixante millions de nos marks actuels.

Bruno Bauer aura eu le mérite impérissable – soulignons-le avec d'autant plus de force que le monde savant officiel fait systématiquement silence sur ce chapitre – d'avoir dégagé la seule voie à suivre pour répondre scientifiquement à la question de savoir comment est né le christianisme, et ce mérite n'est en rien atténué du fait que Bruno Bauer lui-même n'a pas suivi cette route jusqu'au bout. Non pas qu'il soit allé trop loin en contestant carrément l'existence historique de Jésus – cette question devenant plutôt secondaire à partir du moment où tous les éléments du christianisme étaient déjà présents dans la littérature de l'Antiquité avant que s'exerce la prétendue activité du soi-disant Sauveur - ; mais lui-même n'a pas été en mesure de montrer une fois pour toutes quelle était l'origine de ces éléments ni pour quelles raisons ils en sont venus à dominer le monde. Il ne manque certes pas dans ses écrits de remarquables indications donnant la direction à suivre, mais sa conception idéologique de l'histoire, celle qui déjà dans sa jeunesse l'avait brouillé avec ses amis de l'époque, Marx et Engels, l'a empêché de traquer les origines du christianisme jusque dans leurs fondements ultimes.

Il restait donc, pour arriver à dégager l'essentiel, à poursuivre le travail et prendre en charge la dernière partie de la tâche qui avait pendant un siècle occupé les esprits les plus brillants et les plus perspicaces de la bourgeoisie allemande, celle qui, peut-être, avait représenté le plus éminent des titres de gloire de cette classe dans la science internationale. Ni en Grande-Bretagne, ni en France, la critique biblique ne pouvait se mesurer avec la critique allemande. Mais la même année où Bruno Bauer publia l'ouvrage qui concluait son œuvre, fut celle de la loi contre les socialistes, celle où du sommet de l'empire, on proclama qu'il fallait sauvegarder la religion pour le peuple. Cela faisait déjà longtemps que la culture bourgeoise avait dégringolé des sommets atteints à l'époque de Goethe et de Hegel. Bruno Bauer avait depuis longtemps déjà acquis la réputation d'être un « excentrique littéraire ». L'organe principal de la critique littéraire universitaire affirma que son dernier livre ne méritait pas d'être réfuté, seulement raillé. L'organe principal de la bourgeoisie cultivée se détourna avec non moins de mauvaise humeur d'un ouvrage évoquant « de sombres masses anonymes » au lieu de montrer au moins le rabbi de Nazareth apparaissant comme les dieux d'Homère sur une nuée aux reflets dorés.

Inversement, le « travail critique historique » - pour reprendre une expression de notre théologien de cour et de salon Harnack – s'attela à la tâche de « rétablir en grand l'historicité des évangiles ». Harnack lui-même devint le chef de cette mouvance qui s'appliqua à construire un Jésus ne présentant aucun danger pour les courants politiques dominants, mais le plus possible ouvert aux tendances actuelles, si divergentes fussent-elles, qu'il s'agissait de ne pas laisser trop s'éloigner les unes des autres ; un Jésus donc capable de garder sous son étendard les conservateurs et les libéraux, un Jésus thaumaturge sans miracles, ressuscitant sans résurrection, un Messie qui n'en fût pas un, un Jésus qui ne fût pas un réformateur social mais qui fût quand même l'annonciateur d'un message social vigoureux. Harnack laissa tomber les acrobaties spécieuses auxquelles la théologie officielle avait eu autrefois recours pour combattre David Strauß ; son style de pensée était beaucoup trop moderne pour cela, et même, sur des points essentiels, il prit le parti de Strauß, mais en ne cessant d'utiliser pour s'esquiver les nombreuses échappatoires laissées par la théorie des mythes de celui-ci. Sur Bruno Bauer, Harnack et consorts n'avaient bien sûr rien à dire ni à chanter.

Pourtant, même cette critique des évangiles, toute dominée qu'elle fût par la tendance qui voulait garder la religion pour le peuple, était jusqu'à un certain point influencée par le mouvement ouvrier moderne. Celui-ci ressemble au vent d'est cinglant dont Schopenhauer dit que son souffle traverse tout, influe sur tout ce qui se fait, se pense et s'écrit à la même époque, impose sa marque à tout et à tous. Le Jésus de Harnack est un social-libéral à la mode, c'est-à-dire résolu à faire rôtir le mouton pourvu qu'il ne s'en aperçoive pas. La prédication de Jésus est alors fondamentalement individualiste, mais aussi fondamentalement socialiste. Plus particulièrement, Harnack voit certes en Jésus un enfant de son époque, mais seulement là où il veut éliminer tout ce qui ne lui convient pas dans les évangiles en l'interprétant comme reflet du milieu historique de Jésus. C'est ainsi, par exemple, qu'il nous explique que la phrase : Donne à tous ceux qui viennent te demander, une phrase fort scabreuse à l'ère du capitalisme, ne peut être comprise que « par l'époque et la situation » ; ce qui est visé ici, dit-il, c'est seulement l'état de besoin momentané du suppliant, qui peut être apaisé avec un morceau de pain ou une gorgée d'eau. De façon générale, le Jésus de Harnack ne s'adresse qu'à l'être humain en général, un être humain qui est toujours et partout le même, qu'il soit riche ou pauvre. Jésus n'a pas donné de lois qui auraient été salutaires pour la Palestine, mais de nos jours, il serait du côté de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à adoucir les maux qui accablent le pauvre peuple.

Mais les « efforts opiniâtres » de ce social-libéralisme bien défraîchi n'étaient pas en mesure de gêner ne fût-ce que d'une seconde l'avancée tumultueuse du mouvement ouvrier, ce qui fait que l'ombre de celui-ci se projetait de façon de plus en plus menaçante sur la théologie elle-même. Apparut, en opposition au courant Harnack, un autre courant qui trouva à Brême en la personne de l'ecclésiastique Kalthoff, malheureusement décédé il y a quelques années dans la vigueur de l'âge, son porte-parole le plus éloquent. Kalthoff fit passer au crible d'une critique impitoyable mais méritée les tripatouillages historiques de Harnack. « Pour faire remonter un phénomène profane comme l'est le christianisme, à l'homme Jésus - car ce Jésus doit en toutes circonstances rester un être humain, la théologie libérale était obligée de se tenir à distance des méthodes modernes de recherche historique, de ses résultats les plus assurés et de ses lois les plus élémentaires. Elle était contrainte de persévérer dans le vieux culte libéral des héros, dans la croyance que ce sont des individus ne dépendant que d'eux-mêmes qui font l'histoire universelle, alors que la démarche scientifique en histoire comme ailleurs cherche à dégager les interrelations et considère les individus eux-mêmes, non comme des prodiges tombés du ciel, mais comme l'aboutissement naturel de causes naturelles, notamment sociologiques. » Vis-à-vis du matérialisme historique, Kalthoff s'en tenait aux préjugés bourgeois traditionnels, mais cela n'affecte en rien le bien-fondé de la critique qu'il fait de Harnack, et même celle-ci touche d'autant plus juste qu'elle ne partait même pas de ce point de vue.

Dans la présentation que Kalthoff lui-même faisait des débuts du christianisme, il se situait dans la lignée des meilleures traditions de la critique classique des évangiles, de Lessing à Bruno Bauer. Son point de départ était la thèse qui avait déjà permis à Lessing de faire détaler le pasteur Goeze : la Bible n'est pas la religion ; le christianisme existait avant qu'évangélistes et apôtres se mettent à écrire ; l’Église catholique a toujours eu raison de considérer l’Église comme l'origine et la Bible comme un produit qui en procède. Bien loin de raconter la naissance historique du christianisme, les évangiles sont bien plutôt seulement des documents historiques qui reflètent les luttes au travers desquelles s'est constituée l’Église en voie de formation.

Mais Kalthoff dépassa encore Bruno Bauer en cherchant la trace des origines sociales du christianisme. Il découvrit que la religion chrétienne s'était formée au centre du monde romain, à Rome même, au sein d'une population fortement imprégnée d'éléments juifs ; de Rome, l'histoire évangélique a été projetée en Palestine ; il n'est pas du tout dans l'intention des évangiles de parler d'un homme appelé Jésus, d'un fils de charpentier originaire de Nazareth ; le personnage dont ils veulent faire le portrait, c'est le christ canonique, l'idée personnifiée de l’Église. Ce que le christianisme est pour les fidèles d'aujourd'hui, une religion de l'individu, un principe du salut personnel, représentait pour l'ancien christianisme une sottise et un scandale, le vrai péché contre le saint esprit. Quel que soit le nombre de Juifs et d'esclaves morts sur la croix, le christ crucifié du Nouveau Testament n'est pas l'un d'entre eux, il est leur image idéale qui synthétise l'histoire de la communauté chrétienne. Kalthoff ne faisait pas non plus mystère de ce que le mouvement ouvrier avait été pour lui une source d'inspiration, ceci lui ayant du reste tout autant nui que bénéficié : comme il n'avait pas la culture économique permettant de faire la différence entre l'esclave de l'Antiquité et le prolétaire moderne, l'analogie naïve qu'il fait entre les deux introduit une distorsion dans ses écrits, alors que ceux-ci ont une qualité qui ne se retrouve que rarement dans la littérature théologique, celle de dire beaucoup de choses en peu de mots.

Le pasteur de Brême (Kalthoff) avait donc distancé l'universitaire berlinois (Harnack). Mais ensuite arriva Pfleiderer, lui aussi professeur à Berlin, pour infléchir la course dans une autre direction. Cette troisième tendance de la théologie moderne avait ou a encore quelque chose à redire à ce jeu avec le feu. Elle ne veut s'aligner ni sur Harnack ni sur Kalthoff. Elle cherche plutôt « un juste milieu entre un personnalisme romantique qui ignore l'importance du monde environnant, et un évolutionnisme social qui sous-estime l'importance des personnalités dans l'histoire ». Ce genre de « juste milieu » revient d'ordinaire à se livrer à de douloureuses contorsions entre la voix de la conscience scientifique et les rappels à l'ordre de la bonne mentalité bourgeoise désireuse de sauvegarder la religion pour le peuple. Mais dans le cas présent, le cheminement étrangement zigzaguant de Monsieur Pfleiderer finit par le faire atterrir chez Bruno Bauer.

Il cherche à démontrer que c'est l'apôtre Paul qui est le fondateur historique de l’Église chrétienne, dans la mesure où on peut parler de fondateur quand il s'agit d'un processus de l'histoire universelle. Sans Paul, le christianisme serait resté l'une des nombreuses sectes qui existaient à cette époque dans le judaïsme, et il aurait probablement disparu avec la chute de l’État juif. Or la théologie de Paul ne fait pratiquement aucune place à l'existence historique et aux enseignements historiques de Jésus. Pfleiderer célèbre l'action de Paul en écrivant : « Il a discipliné et sublimé moralement l'enthousiasme du christianisme d'origine, il a surmonté l'atmosphère révolutionnaire caractérisée par l'attente fébrile de la fin du monde et la négation radicale de l'ordre social existant, et ce faisant, il a permis à la nouvelle religion de se maintenir dans l'histoire et de se développer … Il rétabli l’État, le mariage, la propriété et le travail dans leurs droits et verrouillé le passage aux tendances communistes, à l'oisiveté et à la mendicité des plus anciennes communautés messianiques. » Alors donc, - vive l'apôtre Paul !

Mais c'est ce même Paul qui est à l'origine de tous les dogmes embrouillés qui troublent la digestion des théologiens modernes. Il faut donc se débarrasser de cette « théologie paulinienne » en faisant retour à « l'existence historique » et aux « enseignements historiques » de Jésus. Mais pour se défaire de la théologie paulinienne, Pfleiderer la déploie comme le produit de l'époque où elle s'est constituée, comme un conglomérat de religion juive, de philosophie gréco-romaine et de cultes païens, et ce faisant, il va au-delà de Bruno Bauer en expliquant combien elle doit, précisément dans ses mystères les plus sublimes et les plus délicats, dans les sacrements du baptême et de la communion, dans la naissance divine de Jésus, dans sa mort et sa résurrection, à la religion mithraïque perse qui dominait dans la patrie moyen-orientale de Paul. En revenant au Jésus « historique », Pfleiderer retombe ensuite loin derrière Bruno Bauer. Son juste milieu ressemble de près à un « trois pas en avant, deux pas en arrière », comme à la procession d'Echternach.

Voilà en ce qui concerne le chapitre de la critique biblique de la dernière période. On ne saurait du reste mettre en doute ni l'érudition ni l'acuité de jugement ni même seulement l'honnêteté de ses représentants. Mais leur recherche, présentée comme « dénuée d'à priori », est dans les faits liée aux à priori des classes dominantes, et ceci d'autant plus étroitement que chacun d'entre eux prétend l'être moins. Kalthoff est celui qui se cache le moins de souhaiter orienter le mouvement ouvrier moderne dans le sillage révisionniste, et c'est lui encore le moins enchaîné à ces à priori. A tous fait défaut la méthode scientifique qui est l'apanage de Kautsky, lui-même ne pouvant prétendre et ne prétendant naturellement pas concourir victorieusement avec Harnack ou Pfleiderer sur le terrain de la familiarité avec les Pères de l’Église.

II

Kautsky passe d'abord rapidement en revue les sources païennes et chrétiennes qui évoquent la personne de Jésus et dont le seul noyau historique que l'on puisse encore retenir est que, dans le cas le plus favorable, a été exécuté sous le règne de Tibère un prophète auquel la secte des chrétiens fait remonter son origine. Ensuite, il examine en trois chapitres détaillés la société de l'époque impériale romaine, le judaïsme et les débuts du christianisme.

Les deux premiers chapitres étant consacrés successivement à un aperçu de l'histoire romaine et à un aperçu de l'histoire juive, ils peuvent revendiquer d'être lus pour eux-mêmes. Chez aucun historien de la Rome antique, de Niebuhr à Ferrero, on ne trouvera de tableau aussi lumineux et limpide des origines de la suprématie mondiale de Rome. Et, répétons-le, non pas parce que Kautsky pourrait se mesurer sur leur propre terrain avec des gens comme Mommsen pour ce qui est de l'ampleur de leurs recherches, mais parce qu'il applique une méthode scientifique qui est largement supérieure à la leur. Connaître avec exactitude et dans ses profondeurs le mouvement ouvrier moderne fournit ici aussi la clé qui permet d'ouvrir la porte devant laquelle les historiens bourgeois tâtonnent à l'aveuglette, et ce d'autant plus qu'ils ont une conception plus erronée du mouvement ouvrier.

Il est indubitable que l'empire romain connaît une évolution économique qui présente de frappantes ressemblances avec celle des temps modernes : régression de la petite entreprise, progression de la grande entreprise et développement encore plus rapide de la grande propriété foncière, des latifundia, qui exproprient les paysans et qui, ou bien leur substituent une économie de plantations ou autres exploitations de grande taille, ou bien les métamorphosent, de propriétaires libres qu'ils étaient, en métayers dépendants. Aveuglés par cette analogie superficielle, les historiens bourgeois mettent dans le même sac de façon indistincte le capitalisme antique et le capitalisme moderne, le socialisme antique et le socialisme moderne, la démocratie antique et la démocratie moderne, le prolétariat antique et le prolétariat moderne. Dans une note, Kautsky règle son sort à l'un de ces vénérables farfelus, le professeur Pöhlmann de l'Université d'Erlangen, auteur d'un ouvrage consacré à l' « Histoire du socialisme et du communisme de l'Antiquité », en faisant remarquer que ce vaillant patriote tire un trait d'égalité entre les luttes de classe des prolétaires de l'Antiquité et même des agrariens endettés, le remboursement des dettes des hobereaux, les pillages et le partage des terres opérés par les non-possédants d'une part, et le socialisme moderne de l'autre, ceci dans le but de prouver que la dictature du prolétariat ne peut en toutes circonstances déboucher que sur la mise à feu et à sang du pays, sur les assassinats et les viols, les partages et les débauches.

Kautsky a raison de ne pas s'étendre sur ce bricolage lourdaud. Mais cela n'épuise pas le problème : une biographie de Mommsen qui nous est parvenue à peu près en même temps que le livre de Kautsky le montre dans un style beaucoup plus raffiné et presque tragique. Nous y apprenons que Mommsen s'est très tôt occupé du capitalisme moderne, s'est inspiré en 1848, alors qu'il était rédacteur d'un journal dans le Schleswig-Holstein, du livre de Engels sur la situation des ouvriers anglais, qu'il a même auparavant fréquenté à Paris Victor Considérant et d'autres fouriéristes et a participé à des discussions animées sur des problèmes sociaux. Mais Mommsen n'est pas parvenu à saisir le sens du socialisme moderne au point de comprendre les luttes de classes de l'Antiquité en recourant à ces lunettes. Il ne s'en est pas servi comme d'une méthode, mais comme d'un modèle tout fait, et c'est ce qui a engendré les quiproquos sur le capitalisme et le socialisme de l'Antiquité que Marx lui reproche occasionnellement dans le « Capital ». Mais ses recherches approfondies sur la démocratie antique et le prolétariat antique ont eu un effet en retour sur le jugement qu'il portait sur la démocratie prolétarienne moderne (« on peut s'arranger avec tous les autres partis, mais pas avec celui-là »). A plus de quatre-vingts ans, désespérant de la sottise criminelle des classes dominantes, ses dernières paroles furent pour souscrire à « la consistance active, à l'esprit de dévouement, à la discipline » de la social-démocratie, mais à une condition, celle de se défaire de cette « grossière balourdise » de ne représenter que les intérêts de la classe ouvrière. Nous aurions donc ici la conversion au christianisme du Romain à la culture raffinée, à ceci près que la comparaison serait boiteuse. Car le christianisme renonça effectivement à cette « grossière balourdise » à laquelle la social-démocratie ne renoncera jamais.

Ayant une connaissance précise du mouvement ouvrier moderne, Kautsky est à l'abri de toutes ces comparaisons bancales et de toutes ces confusions saugrenues qui se trouvent même dans les ouvrages classiques d'un historien aussi célèbre et aussi respectable que l'était Mommsen. Entre l'éviction de la petite exploitation paysanne par le latifundisme esclavagiste de l'Antiquité et la désintégration de l'artisanat par la grande industrie à l'époque moderne, il y a quand même cette petite différence que dans le premier cas, on avait affaire à une régression et dans le deuxième à un progrès technique. La civilisation antique s'est effondrée du fait de l'esclavagisme. Elle ne pouvait revenir à l'économie paysanne puisque les paysans avaient disparu ; elle ne pouvait avancer vers le mode de production capitaliste vu que manquaient les travailleurs libres.

Le capitalisme antique s'est formé de la même manière que le capitalisme moderne, en appliquant les méthodes que Marx a décrites dans le chapitre sur l' « accumulation primitive » : expropriation de la population rurale, pillage des colonies, commerce des esclaves, guerres commerciales et endettement de l'État ; il a eu les mêmes effets ravageurs et destructeurs, mais il ne pouvait que dilapider son butin dans une existence de jouissances sans frein et appauvrir la société, alors que le capitalisme moderne utilise la majeure partie de son profit pour produire des moyens de production plus performants, pour augmenter la productivité du travail humain. La route de ce progrès historique était barrée pour le monde antique, qui était hors d'état de passer le seuil du mode de production capitaliste ; il fallait d'abord que les grandes migrations amènent de nombreux peuples de paysans libres à submerger tout l'empire romain. Alors seulement, à partir des restes de la civilisation qu'il avait créée, purent s'établir les fondements d'un nouveau développement social.

Avec ces quelques indications données sous forme aphoristique, nous ne voulons donner qu'une idée générale de la méthode de Kautsky. Nous ne pouvons le suivre dans les détails de son étude, d'autant moins que, vu la densité du style, isoler des éléments séparés de l'enchaînement rigoureux de ses conclusions, risquerait de rendre celles-ci bancales ou du moins de les faire paraître telles, une fois dissociées du contexte. Contentons-nous de dire que Kautsky déduit à merveille de la décomposition sociale de la société romaine et de l’État romain « le climat intellectuel et moral de la Rome impériale », les idées qui se sont déposées dans les écrits de Philon et de Sénèque, puis dans les évangiles. Ce n'est pas un tableau riant : décrépitude en tout et partout, décadence économique, politique, et par voie de conséquence aussi scientifique et morale. On tourne le dos aux affaires communes pour ne s'occuper de son propre moi ; lâcheté et manque de confiance en soi, rêve d'être sauvé par un empereur ou un dieu, pas par la mise en œuvre de son énergie personnelle ni par l'exercice de la force propre à la classe sociale à laquelle on appartient ; humble soumission à ce qui est au-dessus, arrogance cléricale pour tout ce qui est en-dessous ; alternativement désenchantement et dégoût de la vie, puis soif de sensation et de prodiges ; exaltation et extase, tout comme hypocrisie, mensonge et imposture. Même ce qui pourraient apparaître comme des circonstances atténuantes : les œuvres de bienfaisance envers les pauvres, une certaine humanité en direction des esclaves, le dépassement de la nation et l'horizon d'une humanité globale, tout cela, ce sont des produits de la décadence. Nous les voyons mis en œuvre – et par une démonstration rigoureuse, Kautsky nous montre pourquoi il en est ainsi – par des bourreaux sanguinaires et des débauchés comme les empereurs Tibère, Néron, Caracalla, on par des philosophes à la mode prétentieux comme Sénèque, Apollonius de Tyane, Plotin et d'autres.

Par ses propres ressources, cette masse décadente était incapable de donner forme à un monde nouveau, il fallait pour cela d'autres éléments , et c'est le judaïsme qui les a apportés.

III

Le judaïsme est le sujet du deuxième chapitre du livre de Kautsky. Il est peut-être encore plus fascinant que le premier, quand ce ne serait que parce que l'histoire du judaïsme est bien moins connue, bien plus enrobée de légendes et défigurée par des présentations encore plus tendancieuses, que l'histoire de la Rome antique, notamment du fait de la misérable controverse entre anti- et philosémites. Laissons de côté les bas-fonds de cette querelle, mais même si on met en regard seulement le débat entre Mommsen et Treitschke sur le judaïsme et le texte de Kautsky, on voit ici aussi quel gigantesque progrès le matérialisme historique a produit dans l'élucidation des situations historiques.

Si le judaïsme occupe déjà dans le monde antique une place particulière, cela date pour l'essentiel de l'époque postérieure à l'exil à Babylone. Ce n'était pas le cas auparavant. Entre les Israélites et les peuples qui l'entouraient, aucune différence notable ne retenait l'attention. D'un autre côté, cette spécificité n'attendit pas non plus de la destruction de Jérusalem par les Romains pour apparaître, ainsi qu'on le suppose habituellement. C'est la première destruction de Jérusalem, celle entreprise par Nabuchodonosor, pas la deuxième, qui a créé la situation exceptionnelle qui a donné naissance à ce cas unique en son genre dans l'histoire que constitue le judaïsme.

Certes, quelle que soit l'importance de la césure, aucun événement ne coupe l'histoire d'un peu peuple en deux moitiés totalement séparées. Si, après l'exil à Babylone, les Israélites devinrent un peuple de marchands qui se répandit sur toutes les terres du monde antique, l'époque antérieure à l'exil avait façonné les éléments qui rendaient la chose possible. Quand les Israélites s'établirent en Palestine, un territoire frontalier traversé par d'importantes voies commerciales, ils formaient une tribu bédouine de nomades éleveurs de bétail, et comme leurs semblables, maîtrisaient et prisaient déjà le commerce des marchandises. Le commerce connut chez eux un essor bien plus considérable que l'artisanat. Kautsky établit ensuite ce qui relie cette situation aux conceptions religieuses de l'antique Israël, fait le lien entre commerce et philosophie, commerce et nationalité, et ces chapitres comptent au nombre des parties les plus brillantes de son ouvrage. Il faut en recommander la lecture à tous ceux qui n'ont pas de mots assez durs pour le « matérialisme balourd » de la méthode marxiste.

Malgré cet essor commercial, l'agriculture demeurait en Palestine comme partout dans le monde antique la base de la société, et plus le commerce introduisait de richesses dans le pays, plus la paysannerie dépérissait, suivant un processus économique analogue à celui qui frappait Athènes et Rome, à cette seule différence près que ce petit pays n'était pas en capacité de mener sans arrêt des guerres victorieuses lui assurant un approvisionnement abondant et bon marché en esclaves. Nous trouvons des protestations indignées contre cet écrasement de la paysannerie par l'usure chez les prophètes de l'Ancien Testament, dont Kautsky extrait des passages significatifs qu'il accompagne de la remarque sarcastique suivante :  « Les prophètes ont eu de la chance de ne pas vivre en Prusse ou en Saxe ! Ils auraient sinon passé leur vie en procès pour incitation à la rébellion, pour injures et pour haute trahison. » Mais toutes ces protestations ne pouvaient arrêter le cours du processus, et le petit Israël se serait peut-être encore plus vite éteint que la grande Rome s'il n'était pas devenu avant ce terme la proie d'ennemis surpuissants.

Dans un premier temps, le nord d'Israël fut vaincu en 722 avant notre ère par les Assyriens, qui déportèrent la « fleur du pays » dans des cités assyriennes et nordiques et la remplacèrent par des populations issues des villes babyloniennes rebelles. Ils réussirent ainsi à effacer de la carte la nation israélite sauf Jérusalem et son district rural de la Judée. Ce résidu fut conquis seulement 135ans plus tard par les Babyloniens dont le roi Nabuchodonosor déporta en captivité toute la population de Jérusalem. Ceux-ci auraient à la longue perdu aussi leur nationalité si les Babyloniens n'avaient pas été à leur tour vaincus par les Perses, qui autorisèrent les Juifs captifs, qui en étaient déjà à la deuxième génération, à retourner à Jérusalem.

Les cinquante années d'exil provoquèrent des bouleversements fondamentaux dans le judaïsme. Pour les détails, nous renvoyons de nouveau à Kautsky. Celui-ci démontre que les propriétés des Juifs que l'on a coutume de présenter comme tenant à la « race » ou à la « religion », représentent l'effet induit d'un état de l'économie. Pendant la période de l'exil, le judaïsme se maintint comme nation, c'est même l'exil qui aiguisa et renforça sa conscience nationale, mais c'était une nation sans paysans, une nation exclusivement citadine. C'est aujourd'hui encore l'une des caractéristiques les plus essentielles du judaïsme, qui ne sont rien d'autre que les caractéristiques des citadins poussées à l'extrême en raison de la longue durée de cette existence urbaine et de l'absence quasi-totale d'apport paysan. Le retour à Jérusalem n'y a pas changé grand-chose, car la Palestine demeurait un pays assujetti, et les Juifs n'avaient aucune possibilité d'édifier un État national. Ils restèrent des citadins comme ils restèrent des commerçants.

Kautsky n'écrit pas une apologie du judaïsme, un historien marxiste n'ayant jamais vocation à écrire des apologies. Mais il récuse à bon droit les formules creuses avec lesquelles même un homme comme Mommsen a tenté de se dépêtrer de la question historique du judaïsme, ainsi celles selon lesquelles les Juifs n'auraient pas eu accès à « la boîte de Pandore de l'organisation politique », ou encore, ils seraient « un élément actif de la décomposition nationale », etc., des formulations qui sont encore moins fausses qu'absurdes. La dernière tentative entreprise par le judaïsme pour secouer le joug romain déploya un modèle de vigueur nationale, et donna au monde un monument d'endurance, d'héroïsme et d'esprit de sacrifice dont Kautsky a raison de dire qu'il est bien seul, mais d'autant plus remarquable, surgi qu'il est dans un monde sordide fait de lâcheté et d'égoïsme généralisés.

Ce ne fut pas tout le judaïsme de Jérusalem qui mena pendant trois ans, jusqu'en septembre de l'an 70 de notre ère, avec le plus grand courage, la plus grande assurance et la plus grande perspicacité, cette lutte titanesque et désespérée contre un ennemi surpuissant, jonchant le terrain de cadavres avant d'être obligé de l'abandonner, pour finalement, épuisé par la famine et les maladies, trouver son tombeau dans les ruines de Jérusalem en flammes. Les prêtres, les scribes, les négociants, pour leur part, s'étaient en majorité mis en sécurité dès le début du siège. Ce furent les petits artisans et les petits commerçants tout comme les prolétaires de Jérusalem qui devinrent les héros de leur nation, alliés aux paysans prolétarisés de Galilée qui s'étaient frayé un chemin pour arriver à Jérusalem.

C'est dans cette atmosphère que s'est constituée la communauté chrétienne. Elle ne présente absolument pas le tableau souriant que Renan fait d'elle dans son roman, assurant qu'à l'époque de Jésus, ce beau pays regorgeait d'abondance, de joie et de bien-être, en sorte que toute histoire de la naissance du christianisme prendrait les traits d'une aimable idylle.

Aussi idyllique, commente Kautsky, que le merveilleux mois de mai 1871 à Paris.

IV

Kalthoff localise la première communauté chrétienne à Rome. Kautsky, lui, estime qu'il n'y a pas la moindre raison de mettre en doute les indications des Actes des Apôtres qui la situent à Jérusalem. Et effectivement, tous les arguments internes plaident en ce sens.

Les éléments proprement constitutifs du christianisme, le monothéisme, le messianisme, la croyance en la résurrection, le communisme essénien, se sont formés de l'intérieur du judaïsme. Kautsky montre dans le détail que c'est leur combinaison qui répondait le mieux aux aspirations et aux attentes du prolétariat juif, ou du moins d'une majorité de ce prolétariat. L'état dans lequel se trouvait tout l'organisme social de l'empire romain rendit cet organisme, notamment dans ses composantes prolétariennes, de plus en plus réceptif aux nouvelles tendances issues du judaïsme, mais dès que celles-ci furent exposées à l'influence de l'environnement extra-judaïque, non seulement elles se détachèrent du judaïsme, mais elles lui devinrent même hostiles. Elles s'entremêlèrent désormais aux tendances d'un monde gréco-romain en voie de délabrement, lesquelles renversèrent en son contraire l'esprit de vigoureuse démocratie nationale qui avait dominé dans le judaïsme jusqu'à la destruction de Jérusalem, et y introduisirent une molle soumission, une mentalité de servitude et un désir de mort.

C'est de cette époque, du deuxième siècle de notre ère, que datent les évangiles, les premiers documents écrits que nous possédions sur la naissance du christianisme. Organisation prolétarienne à ses débuts, dont le caractère communiste est démontré de manière irréfutable par Kautsky en réponse aux interrogations les plus récentes, le christianisme reposa au fil de plusieurs générations sur une tradition orale. Ses premiers représentants étaient peut-être des orateurs de premier ordre, mais ils ne maîtrisaient ni la lecture ni l'écriture. Ces techniques étaient alors encore plus étrangères aux masses populaires qu'elles ne le sont aujourd'hui. Dans un premier temps, la doctrine chrétienne et l'histoire de la communauté furent l'objet de retransmissions orales, des traditions retransmises par des gens fébrilement exaltés, indiciblement crédules, des traditions qui racontaient des événements que seul un tout petit cercle avait vécus, si tant est qu'ils se soient produits, et qui donc ne pouvaient être contrôlés par un œil critique non prévenu. C'est seulement quand des personnes instruites, d'un niveau social plus élevé, se tournèrent vers le christianisme, que l'on commença à consigner par écrit ses traditions, mais alors non pas pour en fixer l'histoire, mais à des fins polémiques, pour défendre certaines thèses et certaines exigences. Les évangiles ont en commun une tendance à atténuer la vigueur du propos qui devient de plus en plus visible au fur et à mesure que la date de leur rédaction est tardive. La haine de classe déchaînée du prolétariat qui enflamme encore souvent l'évangile de Luc apparaît dans l'évangile de Mathieu tempérée dans un sens révisionniste, pour utiliser les termes d'aujourd'hui.

Là encore, Kautsky contredit Kalthoff et aussi Bruno Bauer. L'un et l'autre ont contesté l'existence historique de Jésus, et avaient de bonnes raisons pour cela, dans la mesure où il n'en existe aucune preuve historique. Toute cette question n'a du reste qu'un intérêt très secondaire dès lors qu'il est prouvé, comme l'a fait en premier Bruno Bauer, qu'il n'y a pas une seule idée chrétienne qui n'ait été présente dans la littérature gréco-romaine ou juive dès avant l'époque où Jésus est censé avoir vécu et agi. De ce point de vue, nous n'attribuerions pas à Kautsky un mérite particulier pour avoir, en opposition à Bruno Bauer et Kalthoff, démontré l'existence de Jésus, et cela aussi solidement qu'il est possible à priori de démontrer par le raisonnement que telle personnalité a bien existé dans l'histoire. Mais chez Kautsky, cette question est replacée dans un contexte plus profond et plus vaste. Il dit très justement que si la communauté chrétienne s'était fabriqué par les seules ressources de son imagination la figure de Jésus, celle-ci ne fourmillerait pas de contradictions aussi absurdes que c'est le cas dans les évangiles. Si bas que l'on place l'instruction et le jugement de leurs rédacteurs, ils auraient mis plus de cohérence dans leur tendance à transformer un Jésus rebelle en un Jésus souffrant et passif, assassiné, non pas comme émeutier, mais uniquement en raison de son infinie bonté et de sa sainteté par la méchanceté et la perversité d'envieux sournois, si un rebelle galiléen du nom de Jésus n'avait pas été crucifié par les Romains pour avoir été le meneur de prolétaires juifs, et si sa mort n'avait pas fait une telle impression sur ses partisans que la tradition chrétienne, tout en le déformant, en le repeignant, en en brouillant l'image, n'ait pas pu le renier complètement. Le non-sens monstrueux qui est notamment inhérent au récit de la passion de Jésus dans les évangiles rend parfaitement plausible et plus que probable cette thèse, et de surcroît, elle devient un fil conducteur qui permet de se guider dans un maquis de contradictions démentielles, comme nous l'explique Kautsky dans un chapitre consacré à cette question et qui est l'un des plus séduisants de son livre.

Le silence des historiens profanes à propos de Jésus n'est pas non plus un argument contre le fait qu'il ait vécu, même si nous ne pouvons pas en dire plus que ceci : il est né en Galilée et a été crucifié à Jérusalem. Entre l'époque où on place la mort de Jésus et la destruction de Jérusalem, les combats de rue étaient monnaie courante à Jérusalem, de même que les exécutions d'émeutiers. Un combat de rue de ce genre, livré par un petit groupe de prolétaires, puis la crucifixion de leur chef, originaire d'une Galilée en rébellion permanente, pouvait bien impressionner profondément ceux de ses partisans qui avaient survécu, sans que pour autant les historiens n'aient prêté la moindre attention à un incident aussi banal.

Jésus n'a à vrai dire pas été le fondateur de l’Église chrétienne, même au cas où ses partisans auraient réellement formé la cellule initiale de la communauté chrétienne. Dans le monde de cette époque, les messies et les sectes religieuses de ce type pullulaient, et si la communauté chrétienne l'a emporté sur elles toutes au cours des siècles suivants, c'est parce qu'elle a su, on est tenté de dire : dans une lutte darwinienne pour l'existence, se propager dans tout l'empire et intégrer en son sein tous les nouveaux éléments intellectuels et moraux que produisait la métamorphose sociale de son époque, parce que son organisation se montra plus souple que toutes les autres pour s'adapter aux besoins du prolétariat des grandes villes, et finalement aussi plus à même de s'adapter aux besoins de l'empire lui-même.

Pour ceux qui veulent suivre dans le détail cette évolution, nous renvoyons de nouveau au livre de Kautsky.

V

Dans le chapitre final, Kautsky compare christianisme et social-démocratie. C'est un rapprochement tentant, si l'on considère d'un côté que la communauté chrétienne, née organisation communiste prolétarienne, a pris les dimensions d'une puissance devant laquelle les empereurs romains ont plié le genou, pour devenir ensuite elle-même la plus gigantesque machine d'exploitation et d'oppression du monde, tandis que de l'autre côté le mouvement ouvrier socialiste, à partir de débuts des plus modestes, est devenu lui aussi une puissante organisation qu'empereurs et rois peuvent envier, et que, ici et là, dans ses propres rangs, se font entendre des voix qui conseillent de pactiser avec les puissances régnantes.

Mais ces analogies sont tout aussi bancales que toutes les autres comparaisons entre l'Antiquité et la modernité. Kautsky expose les raisons intrinsèques qui excluent un avenir de cette nature pour la social-démocratie, et nous aimerions ajouter qu'aussi longtemps que vivra dans le parti l'esprit qui anime son livre, l'évolution qu'a suivie le christianisme sera impossible pour lui. Non pas que ce livre n'ait pas aussi ses lacunes et ses défauts, ni que sur tel point ou tel autre, une autre conception ne soit possible et peut-être même plus juste. Mais si nombreux que soient les défauts et les lacunes, et même, dans un certain sens, plus on en trouvera, plus apparaîtra nettement le grand sens historique dont est né ce livre, et qui, tant qu'il inspirera le parti, le préservera par lui-même de toutes dérives historiques.

Il aurait peut-être été plus juste, en tout cas plus avisé, de publier dans d'autres pages que celles-ci notre analyse. Ceci dit, Lessing dit une fois : la légitime défense excuse qu'on fasse son propre éloge. Et si la parution du livre de Kautsky coïncide avec des déclarations de guerre individuelles et collectives lancées contre la « dogmatique sclérosée » et contre « l'épigone de Marx », ces anathèmes font passer une brise théologique et l'on se sent dans la nécessité de témoigner pour apporter la preuve de ce que peuvent l'esprit et la vigueur – en dépit d'un ancien père de l’Église. Et cette preuve, Kautsky l'a apportée avec son livre, un livre qui - pour parler un langage profane – est tout à l'honneur du parti et lui sera d'autant plus bénéfique qu'il sera davantage lu par ses militants.


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