1979

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


VI. Le rôle du Parti Révolutionnaire et de la IV° Internationale.


3. Parti Unique ou pluripartisme soviétique ?
Encore une fois sur le rôle du parti révolutionnaire.

Dans le chapitre IV, nous avons insisté longuement sur le rôle du parti révolutionnaire dans la lutte pour le pouvoir et la dictature du prolétariat. Mais nous l'avons fait en prenant pour base la question de savoir quelle est l'institution fondamentale dans ce processus, le soviet ou le parti. Il nous faut maintenant insister sur un point fondamental, en rapport à un autre des sujets-clés du document du SU : parti unique ou pluripartisme ?

La majorité du SU défend avant tout le "pluripartisme soviétique". Mais ce "pluripartisme soviétique" ne signifie pas dans sa bouche la légalité pour les partis autorisés par le soviet révolutionnaire, mais la légalité pour tous les partis politiques existant dans le pays, y compris les partis contre-révolutionnaires. Dans ce sens la majorité est explicite : "... des conseils de travailleurs réellement représentatifs et démocratiquement élus ne peuvent exister que si les masses ont le droit d'y élire tous ceux qu'elles choisissent, sans distinctions et sans précondition restrictive quant aux convictions idéologiques et politiques des délégués élus". Et elle continue : "De même, les conseils de travailleurs ne peuvent fonctionner démocratiquement que si tous les délégués élus" indépendemment de leurs "convictions idéologiques et politiques", "jouissent du droit de pouvoir constituer des groupes, des tendances ou des partis, s'ils ont accès aux moyens de diffusion massive..." Et s'il nous reste quelque doute, ils nous disent un peu plus loin que la "démocratie ouvrière" n'est possible que dans la mesure où existe"... le droit des masses d'élire tous ceux qu'elles choisissent et la liberté d'organisation politique pour ceux qui ont été élus (y compris des gens avec des idéologies ou un programme bourgeois ou petit-bourgeois)." (SU, 1977) [8][*].

Nous nous trouvons ici, une fois de plus, confrontés au piège d'une analyse et d'un programme individualistes, démocratiques-bourgeois, sous un déguisement marxiste. Le SU est pour la "liberté politique illimitée" de tous les partis. Au lieu de le dire clairement, et ainsi son argumentation serait-elle digne de Lincoln ou Bernstein, il se cache derrière des "délégués élus". Ce ne sont pas les soviets, la classe ouvrière en tant que classe qui décident, mais des individus, les délégués, tout à fait indépendamment de ce que la classe et le soviet décident démocratiquement, à leur majorité. Cela signifie, si nous l'appliquons actuellement à l'Iran, que dans les soviets, le parti du Shah serait entièrement légal, puisqu'il existe pas de pays où il n'y ait pas au minimum un délégué élu, partisan de la contre-révolution. Il y eut en Russie des organisations syndicales de masse qui décidèrent démocratiquement de lutter aux côtés des armées blanches, contre l'Armée Rouge.

Le soviet est un front unique de masse pour l'action révolutionnaire, et seuls les partis politiques en accord avec ce front unique peuvent en faire partie. Il peut y avoir des ouvriers et des délégués avec des positions confuses, qui continuent à soutenir des partis contre-révolutionnaires. Mais en tant que partis, seuls ceux qui sont en accord avec le front unique révolutionnaire qu'est le soviet peuvent y être présents. Il se passe exactement la même chose dans les syndicats : il ne peut y être présent que les partis et adhérents qui reconnaissent la nécessité de se défendre de l'exploitation capitaliste sur le terrain économique. En général et historiquement, le trotskysme se prononce pour le pluripartisme soviétique, mais seulement s'il est compris comme le droit, de la part du soviet, de décider quels partis il lui faut reconnaître.

C'est le contraire de ce qu'affirme la résolution du SU. Le pluripartisme soviétique n'est pas une norme absolue, mais relative. C'est pourquoi, dialectiquement, le pluripartisme soviétique peut se transformer, dans certaines circonstances, en son contraire, le parti unique soviétique.

Comme ce sont les soviets révolutionnaires qui décident à chaque instant quels sont les partis légaux, cela peut mener dans certaines circonstances au fait qu'un seul parti ou seulement deux ou trois, le soient. Et pour en décider, il faut prendre en compte l'appréciation concrète permettant de savoir quels partis sont révolutionnaires et lesquels sont contre-révolutionnaires. Par principe, nous ne sommes pas obligés de légaliser les partis contre-révolutionnaires mais bien les partis révolutionnaires. C'est là le véritable concept trotskyste. Lénine signalait clairement, à un moment de la Révolution Russe, que "lorsqu'on nous reproche la dictature d'un seul parti et qu'on propose, comme vous l'avez entendu, un front unique socialiste, nous disons : Dictature d'un seul parti, oui ! Telle est notre position et nous ne pouvons quitter ce terrain..." (Lénine, 1919 ) [9].

C'est là un exemple de plus du fait qu'il n'y a pas, pour les trotskystes, de normes figées. Nous sommes tout à fait opposés à la norme stalinienne qui soutient que toujours, sous la dictature du prolétariat, c'est seulement le parti qui exerce la dictature qui est légal ; mais nous sommes aussi opposés au principe eurotrotskyste selon lequel toujours, sans exception, il doit y avoir pluripartisme.

Nous disons que tout dépend du processus de la lutte de classes et des besoins de la dictature révolutionnaire, du type de rapports qui s'établissent entre les partis dans les premières années de la révolution. Nous ne pouvons pas dire quelles seront les normes qui, dans cette première étape, réglementeront les rapports entre les partis opportunistes bureaucratiques et les partis révolutionnaires du mouvement ouvrier, parce que cela dépendra de rapports qui s'imposeront par la force, et non pas par des mécanismes constitutionnels, entre les deux principaux secteurs du mouvement ouvrier et leurs superstructures politiques. S'il y a mobilisation permanente des travailleurs, les partis révolutionnaires seront prédominants, et il y aura même de nouveaux partis révolutionnaires qui apparaîtront. S'il y a passivité et calme, ce seront les secteurs bureaucratiques, l'aristocratie ouvrière. Et de cette loi générale découleront les différents types de rapports possibles entre la dictature du prolétariat et les partis ouvriers. C'est pourquoi nous insistons sur le fait que ce qui est fondamental n'est pas parti unique ou pluripartisme. Aucune norme ne peut se substituer au processus vivant de la mobilisation permanente et au rôle que joue dans son cadre le parti révolutionnaire, les deux facteurs absents en permanence des thèses du SU. Dire les choses dans les termes où le fait la résolution est mettre la charrue avant les boeufs. Que le soviet soit ou non pluripartiste dépendra en dernière instance du degré de mobilisation des travailleurs et de l'existence ou non d'un parti révolutionnaire à même de donner un caractère permanent à cette mobilisation; mais ce ne peut jamais être l'inverse.

Si la situation n'est pas critique, et la force de la contre-révolution peu importante, si les partis aristocratiques et bureaucratiques acceptent à contre-coeur le cours révolutionnaire du prolétariat, il est possible qu'ils soient tout à fait légaux ou jouissent d'une certaine marge de légalité. Mais, si ce n'est pas le cas, si la contre-révolution est encore très puissante, il est possible qu'il soit nécessaire de les illégaliser, d'une manière relative ou totale. La même chose peut survenir pour des partis opportunistes qui parviendraient à dominer le pouvoir ouvrier et, se sentant sûrs d'eux, dans une situation de stabilité relative, accorderaient une certaine légalité au parti révolutionnaire. Nous ne perdons pas de vue cette possibilité, dans une étape déterminée du processus révolutionnaire, bien que nous pensions que la tendance certaine de la bureaucratie - que ce soit dans un syndicat, dans un parti ou dans un état ouvrier - soit la domination bureaucratique totale, et par conséquent le parti unique.

Tout changera au fur et à mesure du développement de la révolution socialiste mondiale. Il est possible que l'affaiblissement des partis opportunistes provoque l'apparition de grandes fractions ou partis révolutionnaires qui seront inconditionnellement en faveur de la révolution mais refléteront différents secteurs politiques du mouvement ouvrier. Evidemment, ces partis devraient être complètement légaux.


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