1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


IV. Deux trajectoires

2. La trajectoire de la majorité : des pronostics apocalyptiques et des conclusions politiques erronées.

Le document européen de la majorité prédit que viendra une période de « 4 ou 5 ans avant que ne se produisent des batailles décisives ». Et dans tous les documents de la majorité - mais surtout dans ceux du camarade Germain - on prévoit l'avenir avec des comparaisons relatives au fascisme ou au nazisme. Pour les camarades de la majorité, si nous ne comprenons pas leur stratégie, nous courons le risque de voir le fascisme triompher en Amérique latine et dans le monde. Par contre, si nous y adhérions, nous ne tomberions pas dans ses griffes sans au moins lutter. Cette véritable manie pour les pronostics erronés est une constante de la trajectoire politique du camarade Germain et des dirigeants les plus connus de la majorité. Pour corroborer cette affirmation, nous sommes obligés de faire un peu d'histoire.

Quelques faits importants de ces 25 dernières années

Si nous avions à signaler les faits les plus importants de l'économie et de la politique de ces 25 dernières années, nous sommes sûrs que parmi eux figureraient ceux-ci :

1) Le "boom" économique impérialiste d'après-guerre et la colossale renaissance de l'économie capitaliste allemande ;

2) La transformation de l'Europe de l'Est en Etats ouvriers « déformés » ;

3) La révolution chinoise ;

4) La politique permanente de coexistence pacifique de l'URSS avec l'impérialisme. L'impossibilité pour l'impérialisme de faire une guerre mondiale dans les années 50 ;

5) La trajectoire et le caractère stalinien des PC chinois et yougoslave. La nécessité, par conséquent, de la révolution politique et de la construction de partis trotskystes dans ces deux pays ;

6) L'aiguisement de la lutte de classes dans le monde colonial jusqu'à des soulèvements dans de nombreux pays (Algérie, Congo, etc.) ;

7) La révolution cubaine et ses répercussions à l'échelle mondiale ;

8) L'agression de l'impérialisme américain contre la Corée et dernièrement contre le Viêt-nam ;

9) La naissance d'un mouvement anti-guerre international contre l'intervention de l'impérialisme américain au Viêt-nam, avec un soutien important dans la population des Etats-unis ;

10) La radicalisation de la jeunesse dans le monde entier ;

11) La montée du mouvement des masses en Europe à partir du milieu des années 60, avec son épicentre en France, en Irlande du Nord, en Grèce et en Espagne ;

12) La lutte armée, avec des caractéristiques de guerre civile dans deux pays latino-américains (après Saint Domingue), Bolivie et Chili ;

13) La fin sanglante de l'expérience réformiste d'Allende au Chili.

Tous ces faits sont mieux connus par les camarades de l'Internationale que les problèmes tactiques nationaux. Les camarades de la majorité commettent une « erreur » en ne tentant pas de démontrer notre opportunisme et nos erreurs de méthode au moyen de ces exemples. Et c'est dommage car sur nombre de ces points cruciaux nous avons eu de profondes divergences. Sur d'autres, notre mouvement dans son ensemble a eu apparemment une appréciation commune. Dernièrement, certains documents de la majorité nous en font douter, mais laissons de côté ceux-ci et voyons les analyses sur lesquelles nous avons critiqué ou divergé de la majorité.

A) Le "boom" économique d'après-guerre et la colossale renaissance de l'économie capitaliste allemande

Pour les années 46-48, la majorité de notre mouvement, Pablo et Germain en tête, soutenait que l'impérialisme américain allait vers sa plus grande crise économique et que l'économie européenne resterait dans la stagnation et le marasme :

« La renaissance de l'activité économique des pays capitalistes affectés par la guerre, en particulier les pays d'Europe continentale, sera caractérisée par un rythme particulièrement lent, qui la maintiendra pour longtemps à un niveau proche de la stagnation et du marasme. ». « L'économie nord-américaine étant la seule qui puisse satisfaire les besoins immédiats du marché mondial, elle pourra connaître un développement relatif qui stimulera le plein fonctionnement de son appareil productif ». « Cependant, les capacités limitées du marché intérieur et mondial s'opposeront dans un bref délai à cet accroissement de la pro­duction. ». « Les Etats-unis s'achemineront vers une nouvelle crise économique, plus profonde et plus étendue que celle de 29-33, dont les répercussions ruineront l'ensemble de l'économie capitaliste mondiale ».

Pour la même époque, Germain et ses amis prévoyaient que l'Allemagne resterait un pas en arrière, et ils s'opposaient énergiquement « aux plans destinés à transformer le centre industriel de l'Europe en un semi-désert agricole... » (QI, avril-mai 46).

Deux ans plus tard, en plein début d'application du plan Marshall, ils insistaient sur :

« On doit considérer que la politique souhaitée et appliquée de manière conséquente (du plan "Morgenthau" aux accords de Potsdam) par les vainqueurs a été celle de la destruction partielle de ce potentiel, de la transformation du peuple allemand en un "peuple de bergers" et de l'élimination définitive de sa puissance industrielle ». ("La ruine de l'économie allemande", Ernest Germain, QI, janvier 48, p.31).

Dans ce même article, pour que personne ne pense qu'il se limitait à nous décrire les plans de l'impérialisme pour l'Allemagne, le camarade Germain nous lançait un autre de ses célèbres pronostics :

« La tendance du mouvement économique est, en conséquence, nettement celle d'une dissolution du marché capitaliste "classique" et d'une paupérisation progressive et, paralysée par le démembrement de son propre corps, l'économie allemande ne pourra pas se réanimer sensiblement, malgré les injections d'oxygène que lui pratique l'impérialisme nord américain ». (Id. p.35)

Pour 1948, presque un an après le début du plan Marshall, le camarade Germain proposa un projet de résolution sur l'Allemagne au IIème Congrès mondial. Il y disait que l'Allemagne allait être réduite à devenir un pays arriéré à caractère agricole.

Contre ces conceptions fatalistes sur l'économie impérialiste se forma dans notre Internationale, entre 46 et 48, une tendance constituée par la majorité anglaise et notre parti. Entre autres documents, nous pouvons citer le premier qui donna naissance à la tendance :

« Tous les facteurs, à l'échelle mondiale et européenne, indiquent que l'activité économique en Europe occidentale pour la prochaine période ne peut pas être caractérisée par la "stagnation et le marasme" mais comme une période de récupération et de développement. » (QI, décembre 46, p.46)

La résolution que nous proposions en tant que tendance au IIème Congrès fut repoussée au profit de la ligne du camarade Germain ci-dessus. Ce ne fut pas le cas de son projet sur l'Allemagne qui fut rejeté par le Congrès grâce à une motion contre de Pablo, Roura et Moreno. Nous citons tous ces faits car, a l'exception de la discussion entre défensistes et anti-défensistes, la lutte tendancielle la plus importante d'avant-guerre jusqu'au II° Congrès mondial fut cette polémique sur les perspectives économiques.

(Il est bon de préciser que, malgré notre accord avec la majorité anglaise sur ce problème, nous ne formions aucune tendance politique avec eux. Bien plus, nous avons voté pour la politique d'entrisme dans le travaillisme de la minorité anglaise - formée des partisans de Pablo-Germain -. Nous avons voté cela pour des raisons distinctes de celles de ces camarades: parce que nous pensions que c'était l'orientation correcte pour l'étape de paix sociale qui s'ouvrait dans le mouvement ouvrier anglais, comme conséquence de la trahison travailliste et de la reconstruction économique.).

B) La transformation de l'Europe de l'Est en Etats ouvriers « déformés »

En 46, Germain et ses amis soutenaient que la bureaucratie soviétique, par « nature de classe » défendait la « propriété privée » et le « capitalisme d'Etat » dans l'Europe de l'Est. En avril 46, ils définirent ainsi la politique de la bureaucratie soviétique :

« (...) « inhérente à sa nature de classe », comme la tentative de combiner d'une certaine manière le régime de la propriété privée avec un régime de capitalisme d'Etat, une fois assuré son propre contrôle sur l'Etat » (QI, décembre 46, p.39).

C'est ainsi que la direction de notre Internationale (Pablo, Germain et Frank) défendit la thèse selon laquelle, sans mobilisation révolutionnaire des masses, il ne pouvait y avoir de changement de structure dans les pays de l'Europe de l'Est.

En 48 se produisit, sans que nous l'ayons prévu ni compris, ce changement de structure dans le glacis, réalisé par la bureaucratie soviétique. Cela provoqua un choc profond dans nos rangs : Pablo, Hansen, avec nous, commencèrent une lutte théorique pour démontrer qu'étaient nés de nouveaux Etats ouvriers « déformés », principalement en Yougoslavie - où ce fut le produit du mouvement des masses -. Le dirigeant de l'autre tendance fut le camarade Germain qui s'accrocha aux caractérisations que nous avons résumées plus haut, soutenant que les Etats de l'Est de l'Europe n'étaient pas ouvriers mais restaient capitalistes. Ce n'est qu'après une ardente polémique que le camarade Germain s'autocritique et changea de position.

C) La politique permanente de coexistence pacifique de l'URSS avec impérialisme. L'impossibilité pour l'impérialisme de déclencher une guerre mondiale.

Les camarades de la majorité soutenaient que la guerre mondiale allait se produire inévitablement avant 1954.

« C'est précisément pour cette raison - disait le camarade Germain en 51 - que l'impérialisme s'est lancé dans la préparation militaire de la guerre, pour la faire le plus vite possible, dès que son appareil militaire aura atteint un certain niveau (au plus tard d'ici deux à trois ans). Aucune victoire révolutionnaire internationale, sauf celle de la révolution nord-américaine, ne peut empêcher cette marche vers la guerre de Wall Street... C'est précisément parce qu'existe cette polarisation particulière de force ou faiblesse extrême du capitalisme international, puissance suprême du capitalisme nord-américain, que la guerre est devenue inévitable, car la bourgeoisie nord-américaine a compris que, d'attendre plus longtemps après l'achèvement de son programme actuel d'armement, elle court le danger d'introduire la crise révolutionnaire dans son propre bastion ». ("Faux-fuyant et confusion ou de l'art de couvrir la retraite", Bulletin de La Vérité, juillet 51, p.5 et 7).

Nous soutenions contre Germain que :

« Il n'est pas vrai que l'impérialisme ait une seule possibilité : la guerre mondiale dans un ou deux ans, comme le croient des marxistes pressés. Mais qu'il le fasse ou non dépend de nombreux facteurs, dont l'un des plus importants est que la direction des Etats non capitalistes, surtout le Kremlin, est fermement disposée à un accord avec l'impérialisme. Cette possibilité est toujours ouverte, étant donné le caractère contre-révolutionnaire et opportuniste de la bureaucratie qui domine l'URSS et de celle qui domine la Chine. Nous pensons que placée devant le dilemme: ou perdre ses privilèges en aidant ou en faisant des concessions au mouvement des masses, ou sauver ses privilèges en pactisant avec l'impérialisme, cette bureaucratie ne peut que choisir le pacte avec l'impérialisme ». (Frente proletario, 5 décembre 53). « Dans ces conditions générales, il devient impossible à l'impérialisme yankee de mener ou déclarer aujourd'hui la guerre mondiale. » (FP, 12 décembre 53).

D) La trajectoire stalinienne des PC chinois et yougoslave. La nécessité de la révolution politique et de partis trotskystes

En 54, le camarade Germain pensait que les partis communistes chinois et yougoslave avaient cessé d'être staliniens pour devenir centristes et qu'ils « se rapprochaient du marxisme révolutionnaire ». Écoutons les propres paroles de l'auteur faisant cette caractérisation :

« Spontanéité des masses, direction empirique, premiers progrès de la conscience vers le marxisme révolutionnaire : c'est ce qui caractérise la première phase de la vague révolutionnaire mondiale. Ces trois caractéristiques peuvent être résumées en une seule formule : la première phase de la révolution mondiale est la phase du centrisme. Le terme est imprécis et vague, il réunit de fait tous les phénomènes politiques ouvriers au-delà du réformisme et du stalinisme traditionnel et en deçà du marxisme révolutionnaire. Dans ce cas, Tito et Mao Tsé Toung, Bevan et les dirigeants des courants du parti socialiste japonais de gauche, les dirigeants du 17 juin 53 et ceux de la grève de Vorkouta, les premiers dirigeants des courants d'opposition de gauche dans les partis communistes de masse (Marty, Crispim, etc.) trouvent leur place dans cette réunion hétéroclite du centrisme ». « Il s'agit en réalité d'un centrisme complètement différent du centrisme des années 30, du centrisme de tendances qui s'écartaient du marxisme révolutionnaire pendant le recul de la révolution. Il s'agit au contraire d'un centrisme de tendances qui se rapprochent du marxisme révolutionnaire sous la pression du progrès de la révolution ». (QI, juillet-août 54, p.41).

Cette analyse des partis s'étendit aux Etats respectifs et à notre politique, la conclusion étant évidente: en Yougoslavie et en Chine, la révolution politique et la construction de partis trotskystes n'étaient pas posées.

« Comme le parti communiste chinois et, dans une certaine mesure, le parti communiste yougoslave sont en réalité des partis centristes bureaucratiques, mais qui se trouvent toujours sous la pression de la révolution dans leur pays, nous n'appelons pas le prolétariat de ces pays à construire de nouveaux partis révolutionnaires ou à préparer la révolution politique dans ces pays ». (QI, n° spécial, Décembre 54, p54).

Nous allons donner à ce point un peu plus d'importance qu'aux autres car, tandis que sur la terrain national les camarades de la majorité se spécialisaient dans les attaques contre notre entrisme dans les 62 organisations, sur le terrain international ils centraient leurs attaques sur notre caractérisation et notre politique vis à vis du maoïsme. Nous ne comprenons pas bien les raisons de ces attaques car, à la différence de la majorité qui voyait le maoïsme évoluer vers le marxisme, nous avons toujours soutenu d'une manière systématique qu'il était un courant petit-bourgeois et bureaucratique qui ne pouvait pas s'assimiler au marxisme révolutionnaire.

Pour ne pas ennuyer par trop de citations, nous nous arrêterons seulement sur celles qui sont liées à la période de notre unification avec le FRIP dirigé par Santucho, la période la plus attaquée par les camarades de la majorité. Pour nous unifier avec Santucho, nous posions comme condition sine qua non l'acceptation de la part de ces camarades de nos thèses internationales de 1963. Ces derniers acceptèrent ces thèses :

« Le maoïsme est qualitativement différent du trotskisme car il ne reconnaît pas dans son programme et son activité l'essence du trotskisme : la lutte pour la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale, une stratégie, un programme et une organisation mondiale ». (Thèses inter­nationales, P.O. 1963).

Notre position, tirée comme toujours hors de son contexte, peut avoir apporté la confusion pour les camarades de la majorité sur notre caractérisation du maoïsme : nous appelons le parti communiste chinois, tout comme les PC yougoslave et cubain, « révolutionnaire », car nous pensons que la Chine, Cuba et la Yougoslavie, entrent dans la définition de Trotsky selon laquelle, dans certains pays et dans des cas exceptionnels, il peut arriver que la situation objective sans issue pousse les partis petits-bourgeois à prendre le pouvoir, rompre avec les exploiteurs et instaurer des gouvernements ouvriers et paysans. Pour définir ces partis petits-bourgeois qui ont fait la révolution, nous prenons le qualificatif de « révolutionnaires » utilisé par le IIème et le IVème Congrès de l'IC pour définir les mouvements nationalistes bourgeois ou petit-bourgeois qui luttaient contre l'impérialisme. Ceux qui collaboraient avec l'impérialisme, l'IC les dénommait « mouvements nationalistes réformistes ». Mais même dans le cas où nous aurions mal utilisé ce qualificatif, nous n'avons jamais dit comme les camarades de la majorité que ces partis pouvaient se rapprocher du marxisme révolutionnaire, mais exactement le contraire.

La seconde question est de savoir si la révolution politique était posée en Chine et en Yougoslavie. Nous avons déjà vu que pour les camarades de la majorité elle n'était pas posée. Nous pensions que si. Nous faisions une distinction entre le caractère de ces gouvernements et celui de la Russie, ainsi que dans les étapes de la révolution politique qui étaient posées dans chacun de ces pays :

« L'Etat chinois n'est pas comme celui de la Russie, le produit d'une économie et d'un Etat socialiste conquis par les masses dont le pouvoir et le contrôle économique leur a été arraché par la bureaucratie contre-révolutionnaire. Ce n'est pas une unité hautement contradictoire de la révolution et de la contre-révolution comme en Russie mais le produit d'un processus révolutionnaire unique, incomplet, qui n'a pas donné naissance à des organismes de pouvoir ouvrier et à des partis et dirigeants marxistes révolutionnaires. La Chine comme l'Indochine, la Corée et Cuba, et peut-être la Yougoslavie et la Pologne, sont des processus révolutionnaires encore en transition, dynamiques, au sein d'un processus révolutionnaire mondial permanent. C'est de là que vient notre définition d'Etats ouvriers en transition avec des gouvernements dictatoriaux révolutionnaires ouvriers et paysans, soit petits-bour­geois. » (Thèses déjà citées).

Concrètement, nous mettions un signe égal entre Cuba et la Chine. En insistant sur les différences entre ce dernier pays et l'URSS, nous disions :

« Nous pensons que la caractérisation diamétralement opposée des deux gouvernement et Etats doit nous amener à un ajustement très soigneux de la théorie et du programme de la révolution politique pour ces deux pays. Avant tout, nous devons signaler que la dynamique et les étapes de la révolution politique devront inévitablement refléter la profonde différence de structure de ces deux pays et gouvernements. »

Ensuite, nous essayions de préciser la situation en Chine et en Indochine :

« Jamais n'a été précisé le caractère que prendra le processus de la révolution politique en Chine et en Indochine... Concrètement, ces pays connaissent une étape politique de transition entre les révolutions de février, déjà accomplies, et les révolutions d'octobre débouchant sur la dictature du prolétariat. Cette étape est posée avec une dynamique très lente à cause de l'inexistence des organismes subjectifs et objectifs de la dictature du prolétariat : les organismes de pouvoir, les partis et les dirigeants marxistes révolutionnaires. » (Thèses citées).

Enfin nous résumions toute notre position de la manière suivante :

« La révolution politique posée en Russie est qualitativement différente de celle posée en Chine. Dans la première, nous avançons la liquidation urgente, immédiate et massive du régime gouvernemental actuel. Dans l'autre, le développement de la révolution en cours, au travers duquel se différencie et se développe le pouvoir ouvrier qui nous permettra de poser à une nouvelle étape la dictature du prolétariat, à travers la lutte et la poursuite du développement objectif et subjectif des éléments qui la rendent possible ».

Sur cette question également, nous ne voyons toujours pas la raison des attaques faites par les camarades de la majorité: nous pensions qu'il fallait faire la révolution politique dans les Etats ouvriers « déformés » comme la Chine et eux non. Il est vrai que nous avons confondu la lutte pour la démocratie ouvrière, c'est-à-dire la révolution politique, avec l'expression dictature du prolétariat. Mais nous avons bien affirmé que la révolution politique en Chine allait se faire d'une manière différente et avec des mots d'ordre différents qu'en Russie.

Pour terminer, la troisième question sur laquelle on nous attaque est celle d'avoir soutenu que les maoïstes sont de grands théoriciens et praticiens de la guerre de guérillas rurale et que quelques-uns de leurs enseignements militaires doivent être intégrés au Programme de transition (de la même manière que Lénine intégra les enseignements d'un courant petit-bourgeois, les populistes, à sa conception du parti).

Sur ces trois questions théoriques, le caractère des PC chinois, yougoslave et cubain; le problème de la révolution politique et de ses étapes dans les Etats ouvriers « déformés » et le problème de la guerre de guérillas par rapport au programme trotskyste, notre Internationale n'a toujours pas une réponse théorique totalement satisfaisante. Nombre de nos affirmations sont discutables. Est-il correct de qualifier de « révolutionnaires » les partis petits-bourgeois qui font la révolution ? Est-il certain qu'il y ait eu une étape démocratique de février en Chine, en Yougoslavie et à Cuba ? Peut-on faire la même définition de Cuba, de la Chine et de la Yougoslavie ? Devons-nous intégrer la guerre de guérillas rurale au Programme de transition ? Comment le faire ?

Toutes ces questions théoriques restent posées et nos anciens apports sont là pour être discutés dans l'élaboration d'une réponse théorique, scientifique et définitive. Mais, pour revenir à l'histoire, il y a deux faits certains: les camarades de la majorité affirmaient que les PC chinois et yougoslaves se rapprocheraient du marxisme révolutionnaire et nous affirmions que c'étaient des courants petits-bourgeois bureaucratiques qui ne pouvaient pas le faire pour une simple raison de classe ; les camarades de la majorité affirmaient que la révolution politique n'était pas posée en Chine ni en Yougoslavie, et nous maintenions que si.

E) La montée du mouvement des masses en Europe au milieu des années 60 avec pour épicentre la France, l'Italie, l'Irlande du Nord, la Grèce et l'Espagne

Germain et ses amis soutenaient qu'il n'y aurait pas de problèmes importants en France et en Italie en 68 et 69. Voyons comment ils se préparaient à intervenir dans le célèbre Mai français :

« En Europe capitaliste, les problèmes les plus importants se situent d'une part dans le pays capitaliste le plus vieux, l'Angleterre, et d'autre part en Espagne et en Grèce, car l'aggravation de la situation économique en Europe, où le nombre de chômeurs atteint actuellement 3 millions, a réduit la marge de manœuvre du capitalisme dans les pays les plus pauvres ». (Résolution du CEI, février 68).

Loin de ce terrain d'actions, la minorité n'avait pas prévu ce qui pouvait arriver. Ce fut sans doute une de nos carences. Mais que peuvent argumenter les camarades de la majorité ? Quel nom donne-t-on à ceux qui n'ont pas su prévoir les faits qui ont modifié d'une manière spectaculaire la réalité dans laquelle ils étaient eux-mêmes plongés, à quelques semaines près ? Que dire de théoriciens qui vivent en faisant des pronostics pour 4 ou 5 ans et qui ne savent pas le faire pour 2 ou 3 mois ? Et dire qu'ils nous ont critiqué pour ne pas avoir prévu la situation argentine avec un ou deux ans d'avance !

F) La lutte armée à caractère de guerre civile dans deux pays d'Amérique latine (depuis Saint Domingue) : la Bolivie et le Chili

Germain et ses amis disaient en 71 qu'il y aurait une lutte armée dans toute l'Amérique latine, sauf en Bolivie et au Chili. La majorité a insisté maintes fois que pour tout notre continent était posée la lutte armée. Pratiquement, il n'y avait pas de pays où ne devait pas être appliquée la stratégie de la lutte armée si chère au camarade Germain. Toutefois, en 71, elle n'était pas selon eux à l'ordre du jour dans deux pays. Moins de deux mois avant la chute de Torrez, le camarade Frank affirmait :

« En ce moment, et nous ne savons pas pour combien de temps, la lutte armée n'est pas à l'ordre du jour au Chili et en Bolivie. » (Letter to the 1971 SWP Convention, 26-7-1971, IIB).

Quand commença le gouvernement Torrez, le camarade Hugo Blanco, exprimant l'opinion de la minorité, disait l'opposé :

« Il faut un travail léniniste non seulement au Pérou, dont nous nous Occupons personnellement, mais aussi en Bolivie et au Chili qui sont ou peuvent être au bord de la lutte armée. » (Letter to L. Maïtan, Discussion on latin América, 68-72, p.7).

G) La fin sanglante de l'expérience réformiste d'Allende au Chili

Germain et ses amis soutenaient en 71 qu'Allende et l'impérialisme avanceraient d'un commun accord vers la variante démocratique. L'article du camarade Mandel « Impérialisme et bourgeoisies nationales en Amérique latine » illustre le mieux la caractérisation faite par les camarades de la majorité des gouvernements nationalistes latino-américains et leurs relations avec l'impérialisme :

« C'est dans cette modification des intérêts économiques qu'il est nécessaire de chercher l'explication de l'étrange complaisance que l'impérialisme a manifestée jusqu'à présent par rapport aux nationalisations du général Velazco, du général Ovando et même celles préparées par Allende. "Indemnisez et permettez le réinvestissement dans les secteurs manufacturiers de votre pays : c'est tout ce que nous de­mandons !" ». « Le réformisme militaire, en tant que dernier rempart contre la "subversion castriste" ou "anarchiste", c'est la ligne straté­gique que l'impérialisme américain paraît avoir adoptée depuis le rapport Rockefeller » (article reproduit dans R de A, juillet-octobre 71).

Et en particulier, se référant au gouvernement Allende, "la Gauche", un organe étroitement lié au camarade Germain, disait :

« Nationaliser les mines de cuivre a été la plus spectaculaire de ces mesures. Mais ce type d'actions n'est déjà plus un affront fait aux impérialistes. En vue du danger toujours croissant de la révolution en Amérique latine, qui menace de renverser définitivement leurs intérêts, les impérialistes ont décidé - depuis le tournant de Rockefeller - de moderniser leurs formes de pénétration dans cette zone. ». « Maintenant l'impérialisme se retire de l'extraction de matières premières, qui était la principale façon et la plus grossière de voler le tiers-monde. Un tel virage permet une apparente libéralisation de l'économie et une vie... pour des secteurs limités bien sûr. C'est pour cela que l'atmosphère semble s'assouplir en Amérique latine. L'impérialisme a de nouvelles perspectives. Les régimes militaires "de gauche" vont vent en poupe. Et dans cette perspective, Allende pourrait très bien offrir une variante démocratique qui soit parfaitement en accord avec les projets de développement que le néo-impérialisme a pour l'Amérique latine. » ("la Gauche", 861-71).

Tandis que la majorité faisait ce type de caractérisation, nous écrivions exactement le contraire :

« Au moment où la bourgeoisie chilienne s'unifie derrière le gouvernement Allende au sujet de l'expropriation des mines de cuivre, une situation de grande tension avec les Etats-unis est en train de se créer. » ("La Verdad", 27-10-71). « La poursuite de la montée du mouvement ouvrier et paysan au Chili, les manœuvres et pressions de la bourgeoisie contre les concessions populistes d'Allende et celles de l'impérialisme contre les mesures nationalistes font monter la pression de la chaudière, malgré les bonnes paroles du gouvernement et le frein qu'exercent les partis réformistes et la bureaucratie syndicale. » (L.V. 10-11-71). « La seule voie vers le socialisme pour les travailleurs chiliens est celle de la révolution. L'avant-garde ouvrière, étudiante et paysanne, sans faire de concessions au réformisme de l'Unité populaire, doit développer sa mobilisation et l'organisation des masses pour leurs revendications économiques et politiques. Sur cette base et avec les méthodes de la lutte de classes, elle doit être en première ligne pour la défense du gouvernement Allende contre les attaques de la droite et le coup d'Etat bourgeois impérialiste, sans accorder la moindre confiance dans la direction d'Allende. C'est la seule méthode qui garantira les conquêtes, celle d'Allende prépare les défaites à la Peron ou à la Torrez. » (L.V. 15-12-71).

L'heure du bilan est arrivée : les dirigeants actuels de la majorité ont la responsabilité de la plus grande partie des erreurs

Nous avons donné les points les plus importants sur lesquels existaient des divergences entre la majorité et nous. Il serait déloyal de notre part de nier que, parmi les erreurs monumentales, les camarades de la majorité ont eu quelques succès importants, comme leur propagande et leur activité dans le processus de la lutte de libération algérienne ou comme le fait d'avoir soutenu dès le début, à peine reçues les premières nouvelles de son existence, la guérilla castriste à Cuba, tout comme leur dénonciation de l'agression américaine contre la Corée et le Viêt-nam, la reconnaissance de la nouvelle avant-garde de la jeunesse, etc... Parmi ces succès, certains ne furent pas complets, la politique de l'entrisme "sui generis" s'est également reflétée en eux (moins à Cuba où nous n'avions rien qu'en Algérie où existait un groupe de notre Internationale). En Algérie, cette politique s'est exprimée dans le changement de l'axe de l'entrisme, ce n'était plus dans le stalinisme comme à l'échelle mondiale, mais dans le FLN. Le résultat fut la capitulation politique devant ce mouvement petit-bourgeois, dont nos camarades finirent par être une sorte de conseillers, sans que notre participation au processus algérien ne réussisse à gagner, ce qui était le minimum, la construction d'une forte section de notre Internationale.

Pour retracer cette histoire, nous avons illustré chacun de ces chapitres par la documentation correspondante. Nous avons rempli ainsi une exigence méthodologique fondamentale que la majorité n'a pas remplie en faisant circuler dans notre Internationale de fausses versions de l'histoire de notre organisation et de sa propre trajectoire.

Cependant, bien que tout soit documenté - et que nous puissions communiquer à la demande une plus ample documentation - nous ne tomberons pas dans la seconde erreur méthodologique des camarades de la majorité, nous ne soumettrons pas au vote d'un organisme de notre Internationale cette histoire de la trajectoire de la majorité, comme ils l'ont fait par surprise et sans documentation pour l'histoire de notre organisation. Si notre Internationale prétend rester le parti mondial révolutionnaire de la classe ouvrière, il devra revenir à la tradition selon laquelle ne sont soumis au vote que les résolutions politiques qui arment tous nos cadres pour la lutte de classes, jamais des bilans historiques de trajectoire politique d'une tendance ou d'une organisation.

L'objectif de ce chapitre était de démontrer sur quels points nous avions des divergences, qui avait tort et qui avait raison pendant plus de 25 ans de luttes pour la construction de l'Internationale. Les nouveaux cadres de notre mouvement sont maintenant en condition de faire ce bilan, et ce bilan indique que le gros des erreurs a été fait par les camarades qui aujourd'hui dirigent la tendance majoritaire. Le moment est venu de se demander la raison de tant d'erreurs.


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