1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


IV. Deux trajectoires

3. L'impressionnisme est la cause de toutes ces erreurs.

A quoi sont dues ces erreurs ? Voyons les raisons possibles.

A) Pendant les années 46-48, les journalistes disaient que l'Europe et l'Allemagne étaient épuisées par la guerre et qu'il existait un plan Morgenthau pour maintenir l'Allemagne dans l'arriération. Le camarade Germain écrivit les barbaries que nous avons vues, parce qu'il croyait sincèrement à l'efficacité des plans de l'impérialisme, en particulier du plan Morgenthau. Il ne pensait pas comme nous (et n'importe quel bon marxiste) que les plans "rationnels", subjectifs de l'impérialisme dans le domaine économique ne s'accomplissent que rarement ou jamais, car ce sont les lois « irrationnelles » objectives du capitalisme et de l'impérialisme qui triomphent. Au contraire, le camarade Germain traduisit dans un langage marxiste sa croyance dans les plans de l'impérialisme et tira sa conclusion générale que l'Europe était condamnée à la stagnation et au marasme, et l'Allemagne à être un pays agricole.

B) Le stalinisme, face à la montée des masses, s'efforçait de se concilier avec l'impérialisme et le capitalisme dans l'Europe de l'Est. C'était son « plan ». Mais les plans de la bureaucratie non plus ne peuvent pas se réaliser au-dessus des lois objectives de la lutte de classes. Le camarade Germain, oubliant le caractère social de la bureaucratie, en tira la conclusion que c'était une « propriété éternelle » de la bureaucratie stalinienne que de se concilier avec le capitalisme et la propriété privée dans l'Europe de l'Est. Cette position révisait totalement l'analyse trotskyste, l'analyse sociale de la bureaucratie. Celle-ci, en tant que bureaucratie d'un Etat ouvrier (et justement pour des raisons « inhérentes à sa nature sociale ») ne pouvait pas cohabiter (ni se combiner) avec la « propriété privée », ni encore moins avec le capitalisme (d'Etat ou privé) et l'impérialisme dans les pays où était entrée l'armée rouge.

C) Ensuite vint la guerre froide et l'Amérique du Nord s'armait jusqu'aux dents pour attaquer l'URSS, et tous les journaux du monde disaient que seul un miracle pourrait éviter la 3° guerre mondiale. Le camarade Germain, en accord avec la position de Pablo, oublia un détail (le même qu'oubliaient les journalistes bourgeois dans leurs analyses descriptives et mécanistes) : la lutte de classes à l'échelle mondiale. Et il lança la théorie de l'inévitabilité de la guerre, quand le plan (un nouveau « plan » apparaît ici !) d'armement des Etats-unis serait prêt. La lutte de classes dans son ensemble était impuissante pour influencer ce « plan » impérialiste. Tout comme les journalistes bourgeois, pour Germain seul un miracle (la révolution nord-américaine) pouvait empêcher la guerre mondiale à court terme.

D) Tito avait rompu avec l'URSS et Mao avait dirigé une grande révolution, la plus grande depuis la révolution russe. Il fallait donner une explication à ces phénomènes. Le camarade Germain oublia que, pour les trotskystes, la direction petite-bourgeoise ou bureaucratique qui, poussée par les circonstances, dirige une mobilisation (d'une grève à la prise du pouvoir) ne cesse pas pour autant d'être petite-bourgeoise ou bureaucratique. Et il appliqua une position révisionniste, ce qui est une constante pour les camarades de la majorité (comme l'ont démontré exhaustivement les camarades du SWP) et que nous pouvons résumer ainsi : « tout parti réformiste et toute bureaucratie qui mène les masses au pouvoir cesse d'être réformiste ou bureaucratique ». La conclusion du camarade Pablo, soutenu par Germain, fut que Tito, Mao et leurs partis avaient cessé d'être bureaucratiques et staliniens et se rapprochaient du marxisme révolutionnaire et que par conséquent, la révolution politique n'était pas à faire en Yougoslavie et en Chine. Aujourd'hui, les camarades de la majorité recommencent à avancer la même conception révisionniste des années 51-56 par rapport à la Chine. Et ainsi, Pablo et ses amis bouclèrent le cercle de leurs analyses de la grande vague révolutionnaire d'après-guerre, sans avoir fait un seul pronostic sérieux correct.

E) Mais la nouvelle montée européenne qui avait commencé dans les années 60 arriva et le camarade Germain, lecteur assidu des rapports économiques et partisan de transposer ces rapports dans ses conclusions, ne fut pas meilleur qu'auparavant. Comme la pire situation économique existe en Angleterre, en Espagne et en Grèce, ces trois pays sont ceux qui doivent affronter les « problèmes les plus importants ». Il répéta ainsi l'erreur économiste de 51, lorsqu'il basait son pronostic de l'éclatement de la guerre sur le plan d'armement nord-américain et non sur la lutte de classes.

Le camarade Germain, au lieu de prendre la lutte de classes dans son ensemble et le facteur économique comme un des éléments importants à tenir en compte, prend le facteur économique comme fondamental et pratiquement unique. S'il avait utilisé la méthode marxiste, il se serait rendu compte de plusieurs facteurs : le mouvement étudiant pouvait éclater à n'importe quel moment ; la France venait de résoudre des problèmes coloniaux aigus (comme la guerre d'Algérie), qui se combinaient avec la guerre du Viêt-nam ; il y avait une tradition de gauche dans le mouvement étudiant et, en dernière instance, la nouvelle montée devait renouer avec les anciennes expériences ; les mouvements ouvriers et révolutionnaires français et italiens avaient été les plus puissants dans l'immédiat après-guerre et logiquement ils devaient renouer avec ce passé. Le camarade Germain n'a pas vu tout cela quand il s'est lancé dans son pronostic européen de février 68, dans la résolution du CEI.

F) La montée du mouvement étudiant européen remplit nos rangs d'enthousiastes admirateurs de la guérilla guévariste et du Cuba de Fidel Castro, et autour de nous les thèses guévariste devinrent à la mode. Une thèse guévariste soutient que, plus un régime est réactionnaire, meilleures sont les conditions pour la lutte armée, et que, à l'inverse, plus il est démocratique plus ces conditions se dégradent jusqu'à leur pratique disparition. Poursuivant leur tradition de suivre et faire suivre à notre Internationale les modes qui apparaissent dans l'intelligentsia et le mouvement étudiant européen, les camarades de la majorité transposèrent cette thèse guévariste dans nos rangs. C'est ainsi que Frank écrivit au nom de la majorité du SU la lettre au SWP, où il affirmait que les seuls pays latino-américains où il n'y avait pas de possibilités de lutte armée étaient la Bolivie et le Chili, où il existait « par hasard » à ce moment-là des régimes laissant de larges marges démocratiques. Un pronostic opposé vertigineusement à ce qui se produisit.

G) Enfin, l'apparition de régimes nationalistes bourgeois prit le camarade Germain et ses amis au dépourvu. Ils venaient de dire qu'il n'y avait pas de perspectives pour des régimes répondant à ces caractéristiques et faisant des concessions démocratiques et économiques aux masses. Quand ceux-ci firent leur entrée en scène et que les journalistes bourgeois commencèrent à parler d'eux, ils ne purent faire moins que d'accepter leur existence.

Mais comment les expliquer ? La minorité le faisait sur la base des tensions entre les bourgeoisies nationales, l'impérialisme et la pression de la montée du mouvement des masses. La majorité ne pouvait pas se satisfaire de ces simples raisons fondées sur la situation de la lutte de classes. Elle recourut donc à l'étude érudite de plans, dans ce cas là ceux de l'impérialisme, le « rapport Rockefeller » et elle en tire la nouvelle catégorie du « réformisme militaire » et en déduisit que ces gouvernements réformistes et en particulier celui d'Allende, « pouvaient très bien offrir une variante démocratique qui entre parfaitement dans les projets de développement du néo-impérialisme pour l'Amérique latine ». Il est dommage pour les auteurs d'un tel pronostic, et bien plus pour les masses chiliennes et Salvador Allende, que l'impérialisme n'ait pas fait autant de cas du « rapport Rockefeller » que les camarades de la majorité.

Notre proposition : une déclaration commune de Germain et Moreno

Nous sommes loin de vouloir convaincre les nouveaux camarades que nous n'avons pas commis d'erreurs ou de vouloir faire voter une résolution justifiant toute notre politique passée. Posadas s'est toujours moqué du fait que, dans nos rapports oraux ou écrits sur notre parti, nous nous attardions tristement sur les erreurs que nous avions faites, afin d'en tirer une conclusion. Nous étions une direction isolée, neuve, inexpérimentée au début, et qui en toute logique ne pouvait pas ne pas commettre d'erreurs. Pour nous, il s'agissait ainsi d'en faire de moins en moins.

Mais ce qui nous distingue de l'actuelle majorité, c'est cette reconnaissance de nos erreurs et le fait que celles-ci n'ont pas un caractère systématique.

C'est pour cela que nous proposons un accord à notre cher camarade Germain, compagnon de 25 ans dans cette dure lutte pour construire notre Internationale: faisons une déclaration commune en direction des nouveaux cadres de l'Internationale. Dans celle-ci nous devrions dire : nous vous conseillons d'étudier sans égards toutes nos positions passées, bourrées d'erreurs de toutes sortes. Nous le faisons car nous ne voulons pas que vous répétiez ces erreurs, et parce que c'est de notre trajectoire que nous sommes fiers, pas de telle ou telle position. Nos erreurs avaient une raison profonde, nous sommes une direction qui s'est construite non pas au cours d'une grande montée du mouvement des masses dans nos différents pays, mais au cours du boom économique, de la guerre froide et d'un recul.

Le camarade Germain accepte-t-il cette proposition ? S'il est d'accord, nous lui faisons une concession, il peut ajouter dans le post-scriptum de la déclaration une précision : « je précise que le camarade Moreno a dit au cours de sa vie politique un peu plus de stupidités que moi ». Et bien que nous pensions que c'est faux, nous nous engageons à ne pas former de tendance ni de fraction pour le démentir.


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