1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

1. Théorie, stratégie et tactique.

Ce qui caractérise Germain et ses camarades de la majorité, c'est qu'ils se donnent une ligne, une orientation et des mots d'ordre pour des événements futurs. Ils préfèrent regarder leur boule de cristal et élaborer des réponses à des événements qui se passeront dans l'avenir, plutôt que de chercher une réponse politique révolutionnaire aux faits présents de la lutte de classes. Cette préférence a deux défauts: en premier lieu, à force de regarder l'avenir, ils restent en général sans réponse (ou avec une réponse incorrecte) face au présent; en second lieu, même pour l'avenir leurs réponses sont inutiles car, comme nous l'avons vu, les prédictions qu'ils font et les tactiques qu'ils proposent s'avèrent erronées dans leur écrasante majorité.

Les « stratégies » à long terme du camarade Germain

De plus, cette façon d'agir du camarade Germain et de ses amis de la majorité devient une véritable manie quand ils se donnent des stratégies à long terme. Cela fait 4 ans au moins qu'ils ont la stratégie de « la lutte armée » pour l'Amérique latine (et ils précisent qu'elle est encore valable pour plus tard). Auparavant, c'était la stratégie de l'entrisme « sui generis » pour le monde entier (et cela dura 17 ans !).

Pour justifier ses deux dernières stratégies décennales, la « lutte armée » en Amérique latine et le « travail sur l'avant-garde » en Europe, Germain donne une version de l'histoire de notre mouvement et tente de la faire approuver par les jeunes cadres de notre Internationale au prochain Congrès mondial. Par ailleurs, Germain dit qu'il existe une polémique dans l'avant-garde autour de la lutte armée (ce qui est vrai) et que nous devons nous prononcer sur ce sujet en soutenant une des deux positions (ce qui n'est pas certain).

Sur toutes ces questions, Germain confond trois éléments de base de la politique révolutionnaire : théorie, stratégie et tactique. Si nous confondons tout, nous n'irons pas loin. Il faut avant tout distinguer soigneusement une théorie d'une stratégie, ainsi que cette dernière d'une tactique. L'objectif stratégique est celui qui est à long terme, les tactiques sont les moyens pour arriver à cet objectif. La théorie n'est ni l'un ni l'autre, car elle est liée aux lois générales du processus historique et non aux objectifs à long terme (stratégiques), ni aux moyens pour l'atteindre (tactiques). Entre ces trois éléments, théorie, stratégie et tactique, il y a des liaisons étroites, profondes, non pas mécaniques ni directes, mais dialectiques.

La théorie et le parti révolutionnaire

Commençons par la théorie. Nous pouvons avoir des divergences avec le camarade Mandel sur ses analyses économiques, tout en étant d'accord avec lui sur l'objectif stratégique consistant à mobiliser les masses et à construire des partis bolcheviques pour balayer l'impérialisme et le capitalisme afin d'instaurer la dictature du prolétariat. Cet accord stratégique ne signifie pas que nous coïncidions à tout moment sur les différentes théories élaborées et abandonnées au cours de ce processus qui culmine avec la prise du pouvoir et la construction du socialisme.

Le rapport entre théorie, stratégie et tactique existe mais il ne se manifeste pas d'une façon immédiate ni directe. Le parti, dans ses congrès, n'adopte pas des théories mais des lignes politiques dont découlent des stratégies et des tactiques. Le parti ne s'identifie avec une théorie que lorsque celle-ci a été confirmée par les événements. C'est le cas de l'identification de notre Internationale et de ses sections avec la théorie de la révolution permanente, qui n'est ni une stratégie ni une tactique mais une loi générale de la révolution et du mouvement des masses, à l'étape de transition du capitalisme au socialisme que nous sommes en train de vivre.

Stratégie et tactique : deux termes relatifs

Passons maintenant au problème des stratégies et des tactiques. Ces deux termes sont relatifs. Dans une étape de recul du mouvement ouvrier, nous pouvons avoir la stratégie de développer des luttes syndicales défensives. La tactique adéquate à cette stratégie peut être par exemple la grève, plutôt que d'autres tactiques comme l'occupation d'usine. Mais la grève est une stratégie par rapport à un moyen, une tactique : l'organisation de piquets de grève de défense, par exemple. Et les piquets deviennent une stratégie par rapport à la tactique employée pour les créer (publics et élus en assemblée générale, ou clandestins et désignés en secret par le comité de grève). Et la stratégie elle-même, par laquelle nous avons commencé, le développement des luttes syndicales défensives, devient une tactique par rapport à notre objectif stratégique qui est d'obtenir des victoires importantes afin de passer de l'étape de recul à une étape de montée du mouvement ouvrier.

Les trotskystes ont deux seules stratégies à long terme : la mobilisation des masses et la construction du parti

Comme Germain ne voit pas les choses de cette façon, il ironise sur le fait que nous ayons employé le mot stratégie pour une courte période. Mais l'axe de notre polémique avec Germain concerne les stratégies à long terme. Ce que nous pouvons dire c'est que, à long terme, il y a pour les trotskystes deux stratégies fondamentales à l'échelle nationale et internationale : prendre le pouvoir avec la classe ouvrière pour commencer à construire le socialisme ; et construire le parti, seul outil pour le faire. Par rapport à ces objectifs stratégiques, tout le reste est tactique, même si nous l'appelons stratégie. Pour construire le parti et prendre le pouvoir, nous pouvons et nous devons utiliser la tactique adaptée à chaque moment : faire de l'entrisme, participer aux élections, impulser le front unique révolutionnaire, lancer des mots d'ordre de pouvoir, avancer la lutte armée, lancer des mots d'or­dre défensifs, etc... Toutes les tactiques sont valables, à la condition d'être adéquates au moment concret, actuel, présent de la lutte de classes et de servir alors à impulser la mobilisation des masses et la construction du parti. Mais les tactiques se dévalorisent et deviennent inadéquates au fur et à mesure qu'évolue la situation de la lutte de classes. Elles ne doivent jamais être adoptées pour de longues périodes, elles ne deviennent jamais des stratégies à long terme.

Le bolchevisme se caractérise par l'utilisation de tous les moyens et tactiques utiles à la stratégie de construction du parti et à la prise du pouvoir. Les autres courants du mouvement ouvrier sont caractérisés par l'opposé : ils confondent stratégie et tactique et élèvent cette dernière au rang de stratégie permanente. Et c'est pour cela que l'histoire du bolchevisme est une lutte constante pour imposer les moyens et les tactiques adaptés à chaque moment de la lutte de classes contre les différents courants qui ont un seul moyen ou tactique transformé en stratégie. Le bolchevisme a lutté contre les terroristes mais a su utiliser la terreur ; il a lutté contre les syndicalistes, mais a su utiliser le travail syndical ; il a lutté contre les parlementaristes, mais a su utiliser le parlement ; il a lutté contre les anarchistes, mais a su détruire l'Etat bourgeois ; il a lutté contre les guérilléristes, mais a su faire la guérilla ; il a lutté contre les spontanéistes, mais a su diriger les mobilisations spontanées du mouvement des masses. Et pourquoi a-t-il fait tout cela ? Pour construire le parti bolchevique et mobiliser les masses vers la prise du pouvoir.

Un exemple illustratif : un piquet de grève

Quand le camarade Germain tente systématiquement de ridiculiser le camarade Hansen, en disant qu'on ne peut pas dire à un ouvrier en grève (qui doit faire un piquet) que notre « stratégie est de construire le parti », il démontre qu'il ne comprend rien à rien. Si quelqu'un dit aux ouvriers qui font des piquets de grève que notre stratégie est de construire le parti, il oppose de fait la construction du parti à l'existence des piquets de grève, car cela signifierait que seuls ceux qui sont d'accord avec la construction du parti peuvent participer au piquet de grève. Ce serait un pédant qui confond une situation concrète, un moyen, une tactique avec une stratégie générale.

Mais cette erreur est moins grave qu'une autre: dire aux ouvriers que notre stratégie est de faire des piquets de grève et que l'axe fondamental de notre activité pendant 10, 15 ou 20 ans sera de faire des piquets de grève. Nos tactiques changent à mesure que change la situation de la lutte de classes, et si nous disons aux ouvriers qu'ils devront se consacrer à faire des piquets de grève pendant 10 ans, nous les trompons et les désarmons face à ces changements.

Que devons-nous faire ? Tout d'abord nous mettre à la tête de ce piquet de grève, après avoir été reconnus comme les meilleurs militants (à condition qu'il s'agisse du piquet d'une grève massive des travailleurs et non un piquet organisé par la seule avant-garde en marge des masses). Ensuite, nous devons expliquer à ces ouvriers d'avant-garde que si aujourd'hui ils font un piquet de grève, demain la lutte de classes les amènera à organiser une manifestation, ou à défendre l'usine occupée, organiser des milices ouvrières, faire de la propagande ou se présenter aux élections, parce que la lutte contre le patronat ne commence ni ne finit avec cette grève, mais a commencé il y a plus d'un siècle et se terminera quand la classe ouvrière prendra le pouvoir et construira le socialisme. Puis nous dirons que pour y arriver, il faut un parti qui dirige tous les travailleurs, comme eux dirigent leurs camarades d'usine, et que nous sommes en train de construire ce parti et les invitons à le rejoindre. Si nous avons su être les militants les plus dévoués du piquet de grève, si nous avons su expliquer notre politique, nous gagnerons ces ouvriers d'avant-garde qui participent au piquet de grève. Et qu'est-ce que cela signifie sinon construire le parti ?

L'erreur la plus grave : transformer une tactique en une stratégie pour dix ans

Il ne faut pas confondre une stratégie avec une tactique, mais il est beaucoup plus grave de confondre un moyen ou une tactique (faire un piquet de grève, se préparer à la lutte armée, faire de l'entrisme) avec une stratégie pour dix ans, historique, c'est-à-dire transformer une tactique en quelque chose de plus qu'une stratégie, presque en un principe. Si les ouvriers ne voient que la nécessité de faire une de ces tâches, et que nous ne leur disions pas que cette tâche est conjoncturelle, tactique, et qu'ils doivent se préparer à d'autres tâches, si nous faisons comme Germain qui transforme cette tâche en une stratégie pour dix ans, nous faisons du suivisme par rapport à la conscience des masses. C'est ce qu'a fait le camarade Germain avec l'entrisme « sui generis », en faisant du suivisme par rapport aux partis communistes, il faisait du suivisme par rapport à la conscience des masses, même si c'est indirectement et en dernière instance. Actuellement, c'est encore plus grave, nous faisons du suivisme non pas par rapport à la conscience des masses, mais ce qui est pire, à son avant-garde.

La stratégie de « lutte armée » de la majorité expliquée par le camarade Frank

Dans sa polémique avec la minorité sur la « stratégie de la lutte armée » adoptée au IXème Congrès mondial, le camarade Frank a démontré quelle est précisément la politique de la majorité. Dans sa lettre à la Convention du SWP, il énonce correctement notre conception : pour la minorité...

« (...) la majorité de l'Internationale, en adoptant la stratégie de la lutte armée pour l'Amérique latine, renonce à la construction du parti révolutionnaire... »

C'est exactement ce que nous pensons de la majorité. Mais ensuite, le camarade Frank fait un autre résumé déjà moins fidèle à notre position :

« Le dilemme lutte armée contre construction du parti n'existe pas pour nous. Nous pouvons dire la même chose du dilemme syndicaliste "grève générale" contre "construction du parti" ».

Là, le camarade Frank « oublie » le mot le plus important : « stratégie ». Il n'existe effectivement aucun antagonisme entre lutte armée, grève générale ou toute autre tactique, et construction du parti, à condition que nous les prenions comme des tactiques. La lutte armée, la grève générale ou toute autre tactique s'opposent à la construction du parti dès que l'on prétend les ériger en stratégie permanente pour toute une étape.

Toute tactique érigée en stratégie à long terme s'oppose à la construction, du parti

Comment s'opposent-elles ? C'est très simple : si un camarade posait comme stratégie centrale permanente la grève générale, nous tous - majorité et minorité - l'accuserions de syndicalisme. S'il posait comme stratégie centrale permanente la participation aux élections, nous l'accuserions tous d'électoralisme. Quand on parle de « lutte armée », cet accord éclate. Les camarades de la majorité sont indignés car nous les avons accusés de guérillérisme et du fait que leur stratégie était opposée à la construction du parti; ils ont pourtant adopté la « guérilla rurale » comme stratégie centrale et permanente pour toute une étape. Maintenant, ils nous disent qu'ils n'ont pas adopté la « guérilla rurale » mais la « lutte armée ». Pour nous, en tant que stratégie centrale pour toute une étape, la « stratégie de lutte armée » est plus dangereuse que la stratégie guérillériste, car elle comprend trois sortes de déviations : terrorisme, guérilla urbaine et guérilla rurale. Et n'importe laquelle de ces déviations, élevée au rang de « stratégie » est contraire à la construction du parti.

Les camarades Germain, Frank et ceux de la majorité ont fait plusieurs fois cette erreur d'ériger une tactique en stratégie pour toute une étape. Hier, ils ont choisi de suivre l'arriération des masses dirigées par le stalinisme, aujourd'hui, ils suivent l'arriération de l'avant-garde influencée par la guérilla castriste. Hier c'était l'entrisme « sui generis », aujourd'hui c'est la « lutte armée » pour l'Amérique latine et le travail essentiellement centré sur « l'avant-garde de masse » pour l'Europe. Face à cela, nous disons que les bolcheviks et les trotskystes ont une stratégie à long terme et une seule : la construction du parti qui mobilise les masses et les dirige vers la prise du pouvoir.

Transformer les tactiques en stratégies à long terme c'est aller logiquement contre la construction du parti. Les guévaristes l'ont montré clairement. Si la IVème Internationale persiste à transformer la guerre de guérillas en stratégie à long terme, cela se terminera par la liquidation des secteurs qui l'appliquaient, comme cela s'est passé en Bolivie et en Argentine, et peut se terminer par la liquidation de la IVème Internationale elle-même.


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