1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

7. Revenons au parti léniniste-trotskiste.

Pour revenir aux attaques portées par le camarade Germain contre les six points de Camejo, définissant le parti léniniste, nous allons voir la plus spectaculaire d'entre elles : Germain accuse Camejo du fait que sa définition du parti coïncide avec les caractéristiques des partis social­démocrates de la période d'avant 14. Pour le camarade Germain donc, le parti social-démocrate :

« essaye d'impulser les luttes de masses, en faisant confiance en ses propres forces pour les mobiliser sur des revendications transitoires, démocratiques ou immédiatement liées à leur niveau de conscience actuel »... « impulse toute forme de lutte appropriée, en utilisant des tactiques qui vont des marches pacifiques à la lutte armée (y compris la guerre de guérillas) » (Germain, "En défense..." p.91).

Cependant le maître du camarade Germain, le camarade Mandel, nous assurait dans son document « La théorie léniniste d'organisation » que ce qui caractérisait la social-démocratie d'avant-guerre, c'était que d'une part elle menait des « activités électorales et parlementaires, et d'autre part une lutte pour des réformes immédiates de nature économique et syndicaliste » (Edición del Siglo, p.38).

Les camarades Mandel et Germain sont-ils d'accord sur le fait que les « réformes immédiates » et les « activités électorales et parlementaires » sont à l'opposé des « luttes de masses » et des mobilisations « sur des revendications transitoires, démocratiques ou immédiates » ? Lequel de ces deux types d'activité réalisait donc réellement la social-démocratie ? Une prompte rencontre entre Mandel et Germain serait souhaitable, afin qu'ils s'entendent sur cette question.

Mais continuons sur cette contradiction entre les camarades Mandel et Germain. Dans sa « Théorie léniniste d'organisation » (p.38), Mandel affirme que la politique actuelle du stalinisme est similaire à celle de la social-démocratie. Germain, comme nous l'avons vu, affirme que la définition de Camejo coïncide avec ce que fut la social-démocratie. Conclusion: pour Mandel-Germain, la définition faite par Camejo du parti révolutionnaire coïncide avec celle des partis staliniens actuels. Un parti stalinien est donc :

« construit autour d'un programme révolutionnaire, essaye d'impulser 1a lutte des masses, en faisant confiance en ses propres forces pour les mobiliser sur des revendications transitoires, démocratiques et immédiatement liées à leur niveau de conscience actuel; le parti impulse toute forme de lutte appropriée, en utilisant des tactiques qui vont des marches pacifiques à la lutte armée (y compris la guerre de guérillas), cherche à diriger la classe ouvrière et ses alliés vers la prise de l'Etat, en tant qu'objectif fondamental, tout en ne se substituant pas aux masses. Chaque parti national fait partie du seul parti international du prolétariat mondial ». (déjà cité, p.91).

Si Germain avait dit cela clairement, tout notre mouvement aurait éclaté de rire et compris que la description de Camejo est effectivement celle d'un parti révolutionnaire, trotskiste, vertigineusement opposée à celle des partis staliniens et réformistes. Pour ne pas le reconnaître, Germain a tenté de confondre les jeunes cadres en assurant que la description de Camejo coïncide avec ce que faisaient et disaient les social-démocrates d'avant-guerre, que les jeunes cadres n'ont pas connus directement comme ils connaissent aujourd'hui les staliniens. Mais sa manoeuvre a mal tourné pour lui, car il a oublié (comme cela lui arrive fréquemment) qu'il avait affirmé lui-même que le stalinisme mène actuellement la même politique que celle que menait alors la social-démocratie. Nous n'avons fait que lier l'affirmation du disciple à celle du maître et ainsi dévoilé le mal-fondé de son attaque contre Camejo.

Pour ne pas nous étendre, nous ne nous arrêterons que sur deux aspects de cette attaque: celle concernant le programme et celle concernant l'Internationale. Au sujet du programme, Camejo dit: « Le parti se construit autour d'un programme révolutionnaire ». Germain répond : « Un programme de parti révolutionnaire ? Après tout, n'est-ce pas celui d'Erfurt, de la social-démocratie allemande corrigé et accepté par Engels en personne ? » (id. p.91). Concrètement, le camarade Germain n'est pas persuadé que le parti est essentiellement caractérisé par le programme révolutionnaire. Cependant, Trotsky disait catégoriquement la même chose que Camejo :

« Les intérêts de la classe ne peuvent être formulés autrement que sous la forme d'un programme, le programme ne peut être défendu autrement que par un parti » ("The Struggle Against Fascism in Germany", p.163).

Le camarade Germain est-il pour ou contre cette affirmation de Trotsky ? S'il est contre, qu'il le dise clairement et catégoriquement. Ce mépris du camarade Germain pour le programme révolutionnaire, refusant de reconnaître qu'il est la base du parti, est une erreur typique des idéalistes, l'erreur de croire que le programme est toujours le même, au-dessus des étapes de la lutte de classes. C'est pour cela qu'il fait cette analogie avec le programme d'Erfurt. Mais il ne pousse pas l'analogie jusqu'au bout : le camarade Germain pense-t-il que le fait d'avoir « corrigé et accepté » le programme d'Erfurt fut une déviation réformiste d'Engels ?

Le programme n'est pas au-dessus de la lutte de classes, il change avec les étapes de celle-ci, se développe au fur et à mesure des luttes de la classe ouvrière et des changements de la situation objective. Le programme d'Erfurt fut révolutionnaire pour une étape du capitalisme et de la lutte de classes, et commença à cesser de l'être ensuite pour finir par être dépassé par une nouvelle étape de la lutte de classes. En disant que ce programme ne définissait pas l'étape impérialiste et ne donnait pas d'orientation pour celle-ci, tout est dit. Il en est de même des programmes minima des partis social-démocrates: ils furent utiles « révolutionnaires », à une époque, celle de l'organisation de la classe ouvrière. Cette organisation politique a eu lieu pendant la première phase de l'époque impérialiste, qui a permis l'amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière dans les pays métropolitains. Ces programmes socialistes étaient alors utiles et « révolutionnaires » pour cette tâche d'organisation politique de classe, mais seulement à cette époque-là et dans ce sens-là. Les grands dirigeants et les intellectuels qui menèrent alors à bien cette tache progressiste, Bebel, Kautsky, Jaurès, ont subi le même sort que les programmes socialistes. De progressistes ils sont devenus centristes, puis opportunistes. Programmes et dirigeants ont suivi une pente qui reflétait la survivance, du fait de leur force d'inertie et de l'existence d'une aristocratie ouvrière devenue agent de l'impérialisme, d'un programme et de directions qui avaient cessé d'être progressistes et révolutionnaires, une fois que l'organisation politique indépendante de la classe eût été obtenue.

Du fait de sa conception idéaliste et statique du programme, Germain lui oppose ce qui lui paraît beaucoup plus important : « les perspectives et les luttes révolutionnaires ». Cette position est incompréhensible, car il ne peut précisément pas exister de programme qui ne soit pas la synthèse des tâches posées, à une étape déterminée de la lutte de classes, justement par les « perspectives et les luttes révolutionnaires » de cette époque. Si ces luttes et ces perspectives ne sont pas prises en compte dans un programme, celui-ci a cessé d'être révolutionnaire, ou ne l'a jamais été (comme celui de Bernstein).

A notre époque de transition du capitalisme au socialisme et de décadence du système capitaliste mondial, l'impérialisme, il existe un seul et unique programme qui pose les tâches générales de la classe ouvrière et du mouvement de masses, découlant des « perspectives et luttes révolutionnaires » : notre Programme de Transition. N'en déplaise au camarade Germain, ce programme est la base de tout le parti révolutionnaire contemporain, sans lui il ne peut y avoir de parti révolutionnaire.

Voyons maintenant le second aspect partiel (et le dernier dont nous parlerons) de l'attaque de Germain contre le camarade Camejo: le problème de l'Internationale. Camejo dit que « chaque parti national fait partie du seul parti international du prolétariat mondial ». Germain répond : « La nécessité de faire partie d'un parti international du prolétariat mondial. N'est-ce pas la social-démocratie allemande qui fut le soutien principal de la IIème Internationale ? » (idem, p.92).

Que veut dire la camarade Germain par cette question ? Que la condition que pose Camejo est fausse car la social-démocratie allemande fut le soutien de la IIème Internationale ? La seule chose que cela démontre, c'est qu'il y eut une IIème Internationale, dont le parti le plus fort et ayant eu un rôle dirigeant, fut le parti allemand, mais cela ne démontre pas que Camejo ait tort. Ou bien Germain fait-il une analogie et conçoit-il la IIème Internationale comme un « parti international du prolétariat mondial » dont faisaient partie les partis social-démocrates nationaux ? C'est la seule explication rationnelle, sinon la question du camarade Germain n'a aucun sens. Nous pouvons donc dire que le syllogisme est le suivant: il y eut un parti international du prolétariat mondial, la IIème Internationale, dont la social-démocratie allemande faisait partie et formait le soutien principal ; la social-démocratie allemande n'était pas révolutionnaire mais opportuniste; donc l'exigence de Camejo, selon laquelle un parti révolutionnaire doit faire partie d'un parti international du prolétariat mondial, n'est pas si importante que cela, puisque la social-démocratie allemande ne s'est pas transformée en un parti révolutionnaire.

Ce n'est malheureusement qu'un syllogisme. Jusqu'à présent, tout le mouvement trotskiste pensait comme Trotsky que la IIème Internationale fut une « somme de partis nationaux » mais jamais un « parti international du prolétariat mondial » composé par des sections nationales, comme l'interprète Germain. Camejo a encore raison car, concrètement aujourd'hui, le fait de faire partie du « seul parti international du prolétariat mondial » est une exigence indispensable pour tout parti national réellement léniniste et de combat. Et le seul parti mondial correspondant à ces caractéristiques est notre IVème Internationale. C'est pour cela que nous y sommes, et si nous n'y étions pas, nous ne serions pas un parti léniniste de combat. Etant donné que pour le camarade Germain ce n'est pas une des caractéristiques essentielles du parti révolutionnaire, il nous reste à lui demander pour quelle raison faut-il être dans la IVème Internationale ?

Toute cette discussion sur les caractéristiques et le rôle de nos partis nous amène à préciser les six points donnés par Camejo, en y ajoutant quatre caractéristiques spécifiques des partis léninistes-trotskistes. Mais avant de le faire, nous dirons que nous ne considérons pas comme une caractéristique de nos partis le fait qu'ils soient des organisations pour faire la révolution, pour la simple raison qu'elle est commune aux anarchistes, à Rosa Luxembourg et à Trotsky. Voyons ces quatre caractéristiques supplémentaires :

Première caractéristique : le parti utilise une analyse marxiste, scientifique, des rapports entre toutes les classes et de leur dynamique probable, avant de se donner une ligne politique pour l'étape, ainsi que sa stratégie, ses tactiques, sa propagande, son agitation, son programme et ses mots d'ordre. Cette analyse doit se synthétiser en définitions précises du caractère de l'étape. Le parti rejette les analyses ouvriéristes qui considèrent comme fondamentaux les rapports internes au mouvement de masses dans leur définition des étapes. Il rejette également les analyses économistes qui prétendent extraire essentiellement les caractéristiques de l'étape sur la base des processus se produisant dans l'économie bourgeoise. Il refuse enfin l'erreur d'analyse qui consiste à inverser le processus, se fixant d'abord une stratégie, ou se définissant d'abord sur ce que pense ou désire l'avant-garde, et imaginant ensuite une pseudo-analyse pour justifier cette stratégie. Pour faire l'analyse scientifique marxiste, le parti utilise l'outil conceptuel le plus perfectionné du marxisme, la loi du développement inégal et combiné.

Seconde caractéristique : la politique du parti se dirige vers l'ensemble du mouvement de masses, sur tous ses secteurs, tout en reflétant les intérêts de la classe ouvrière et en faisant que celle-ci prenne la tête de la révolution. L'activité du parti doit se centrer sur le mouvement de masses et non sur son avant-garde. (Camejo signale cette caractéristique, mais ne souligne pas suffisamment le fait que le parti doit élever la classe ouvrière à la direction de la révolution). Cette politique a une théorie programmatique, celle de la révolution permanente, qui peut se résumer en une seule phrase: l'objectif du parti est de mobiliser la classe ouvrière et les masses en permanence et au moins jusqu'à la société socialiste. Le parti a un programme et une méthode, le Programme de Transition, qui peut se résumer aussi en une phrase : lancer les mots d'ordre qui mobilisent les masses contre les exploiteurs, à partir de leurs besoins et de leur niveau de conscience immédiats, et élever le niveau des mots d'ordre au fur et à mesure que la mobilisation elle-même hausse le niveau de conscience des masses et leur crée de nouveaux besoins, jusqu'aux mots d'ordre et à la lutte pour la prise du pouvoir.

Troisième caractéristique : l'objectif du parti au sein du mouvement ouvrier et de masses est de transformer les éléments d'avant-garde en militants professionnels, car c'est le seul moyen d'en faire des révolutionnaires trotskistes accomplis, puisque le travail aliénant les empêche d'atteindre ce niveau (pour des raisons physiques et psychologiques). Cet objectif par rapport à l'avant-garde répond à un autre objectif plus général : le parti doit avoir comme colonne vertébrale des militants professionnels, car faire la révolution doit être une activité pleine et entière, non un hobby ou une bonne oeuvre. Un parti léniniste trotskiste n'est pas composé de dilettantes, d'amateurs ou de membres de professions libérales, mais de militants professionnels dont-la majeure partie doit provenir du mouvement de masses et essentiellement du mouvement ouvrier.

Quatrième caractéristique : le parti léniniste trotskiste se construit en tant que partie de la construction du parti mondial de la révolution socialiste. Le parti national et le parti mondial se construisent selon les règles du centralisme démocratique. La discipline la plus stricte doit exister au sein du parti, tout d'abord parce que son aspiration à diriger les masses dans leurs luttes contre les exploiteurs exige qu'il agisse comme un seul homme, sans la moindre hésitation, ensuite à cause de la lutte féroce qu'il doit aussi mener contre les appareils bureaucratiques ; tout cela faisant du centralisme une nécessité. Mais cette centralisation doit s'unir aux meilleures garanties démocratiques, car l'élaboration démocratique de la ligne politique est la seule garantie pour que s'expriment les besoins et le niveau de conscience du mouvement de masses, et parce que la discussion démocratique des résultats de l'application de la ligne politique est la seule garantie pour que celle-ci soit rectifiée avec la même objectivité. La centralisation doit être également liée aux plus grandes garanties morales et de loyauté militante. Elle est également liée au prestige politique obtenu par la direction qui applique le centralisme, car celui-ci n'est pas un serment ou un engagement simplement moral, mais une conséquence politique. C'est pour cela que, moins la direction a de prestige, plus il faut de garanties démocratiques, la formule bipolaire de centralisme démocratique prenant des contenus différents selon les étapes de construction du parti léniniste trotskiste national et mondial et le renforcement de leurs directions.

Ces caractéristiques du parti léniniste-trotskiste se résument en une seule : le rapport existant, entre la mobilisation des masses et de la classe ouvrière et le parti révolutionnaire. Le mouvement ouvrier et de masses d'une part, le parti révolutionnaire de l'autre, sont les deux pôles essentiels du mouvement révolutionnaire. C'est sur ces deux pôles que la gauche européenne du début du siècle s'est divisée : Rosa Luxembourg et Trotsky pensaient que la mobilisation des masses était toute puissante ; Lénine n'est jamais allé jusqu'à penser que le parti était tout puissant, mais certains de ses disciples sont allés jusque là. Le mérite de Lénine fut de comprendre qu'un seul pôle, celui de la mobilisation de la classe ouvrière et des masses n'étàit pas suffisant, autrement dit qu'il était absolument indispensable qu'existe l'autre pôle : le parti.

Quand le reflux du mouvement ouvrier des pays industriellement développés et le « boom » économique rendirent extrêmement difficile le travail révolutionnaire au sein du mouvement de masses, naquirent des tendances suivistes par 'rapport aux organisations bureaucratiques du mouvement ouvrier, qui affirmèrent que nous devions abandonner pour une longue période la tâche de construction du parti révolutionnaire. Nous avons alors combattu ces tendances, en revendiquant la nécessité de continuer la tâche centrale de construction du parti léniniste trotskiste.

Aujourd'hui, alors que commence la montée révolutionnaire la plus grande de l'histoire, naissent des conceptions petites-bourgeoises, subjectives, qui tendent à affirmer que le rôle fondamental appartient au facteur subjectif : l'avant-garde, l'organisation armée, l'héroïsme de ceux qui sont prêts à combattre. Contre ces conceptions subjectivistes de la révolution, il faut réaffirmer que le facteur décisif est la mobilisation des masses, et que ces mobilisations se font sur la base de profonds besoins objectifs, indépendamment de notre volonté. Mais nous réaffirmons également qu'il existe un rapport dialectique, dynamique, entre le mouvement de masses et le parti révolutionnaire, qui conditionne toute notre politique. Ce rapport détermine que le facteur décisif, la mobilisation de masses, est insuffisant à lui seul, que la nécessité d'un parti révolutionnaire qui dirige ces mobilisations est impérieuse. C'est pour cela qu'aujourd'hui, comme hier, nous poursuivons la seule stratégie qui se maintienne, même lorsque changent les conditions de la lutte de classes, la stratégie de mobilisation des masses et de construction du parti bolchevique, léniniste-trotskiste.


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