1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VII. Des éléments révisionnistes dans les conceptions du camarade Germain

1. Mandel et Germain transforment les prémisses objectives de la révolution socialiste en prémisses subjectives.

Toute la pensée économique du couple Mandel-Germain est imprégnée d'une idée : il y aurait actuellement une tendance vers l'augmentation absolue de la richesse consommée par les masses dans le monde entier. Cette situation économique bouleverse donc une des lois classiques de la lutte de classes : selon ces camarades, la lutte des masses ne s'oriente plus en fonction de la résolution d'une situation de misère insupportable (bas salaires, chômage), mais contre ceux qui dirigent les entreprises et contre le caractère aliénant de cette consommation massive des richesses produites.

Pour parvenir à ces conclusions, il est nécessaire de partir d'une prémisse : dans l'étape actuelle de développement du capitalisme et de l'impérialisme, les forces productives connaîtraient une importante avancée et ce sont elles qui permettraient cette augmentation absolue du niveau de vie des masses. Et même si le camarade Mandel ne le lie pas, en tant que prémisse, aux deux idées que nous avons exposées, il soutient effectivement qu'il existe bien un développement des forces productives.

Voyons maintenant la réalité. Comparons les idées de Mandel avec les positions de nos maîtres marxistes et les faits concrets, économiques et ceux de la lutte de classes de nos jours.

Dans son livre sur l'économie marxiste, Mandel insiste plusieurs fois sur ceci : « le phénomène de la paupérisation relative est, en effet, le plus typique du mode de production capitaliste » (Traité d'économie marxiste, Editions ERA, tome 2, p.138).

Autrement dit, par rapport à l'augmentation de la richesse de la société, la classe ouvrière est de plus en plus pauvre, mais sa situation s'améliore constamment par rapport à son niveau de vie passé. Sa démonstration du fait que Marx avait cette même position quant â la thèse sur la pauvreté croissante du prolétariat est très convaincante.

Mais Marx formula cette loi alors que le capitalisme était en plein développement, ses crises se produisant tous les dix ans pour quelques mois ou, tout au plus, un ou deux ans. Pour le camarade Germain, cette loi n'est pas modifiée par la nouvelle étape capitaliste, au contraire, sous l'impérialisme (c'est-à-dire le capitalisme en décomposition) elle se voit renforcée et prend toute son ampleur. (Nous devons préciser que nous ne savons pas s'il se réfère ici à l'impérialisme en général ou à l'étape actuelle qu'il nomme « néo-capitalisme » ou « néo-impérialisme »).

Pour le camarade Mandel-Germain, le capitalisme actuel n'apporte pas seulement aux pays avancés l'augmentation absolue de richesse pour les masses, mais au monde entier. Mandel, dans son livre La théorie léniniste de l'organisation commence par dire :

« une des trois caractéristiques fondamentales de cette théorie est l'importance présente de la révolution pour les pays sous-développés à l'époque impérialiste » (p. 7).

Il précise ainsi qu'il parle de tous les pays du monde (même des pays arriérés) et continue :

« Dans la mesure où le néo-capitalisme cherche une nouvelle voie pour prolonger sa longévité en élevant le niveau de consommation de la classe ouvrière... »

Quelques lignes plus loin, il insiste pour que ne subsiste aucun doute :

« Dans la mesure où nous pensons que la barrière décisive qui entrave aujourd'hui la classe ouvrière, dans la voie de l'acquisition d'une conscience politique de classe, réside dans un degré moindre dans la misère des masses et l'extrême pauvreté de son environnement, mais dans une plus grande mesure dans l'influence constante de la consommation et de la mystification de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie... » ("Théorie léniniste de l'organisation", Editions del Siglo, p.60).

Si cette position concerne tous les pays du monde, la loi prend sa plus grande puissance pour les pays avancés :

« (...) le capitalisme n'est plus caractérisé définitivement par les bas salaires, ni par un grand nombres d'ouvriers au chômage » (ISR, Mandel, "Le débat sur le contrôle ouvrier", mai 1969, p.5).

« La Gauche », qui avec beaucoup d'honnêteté applique habituellement jusqu'à leurs dernières conséquences les positions théoriques du camarade Germain, tira les conclusions logiques de cette théorie : nous avons déjà cité textuellement les paragraphes où elle dit que « l'impérialisme a de nouvelles perspectives » ; « une apparente libéralisation » et une « variante démocratique » pour l'Amérique latine.

Cette position des germainistes est une attaque sournoise et donc très dangereuse contre les prémisses objectives de la révolution socialiste dans cette étape impérialiste, telles que les ont précisées Lénine et Trotsky. C'est une révision totale de nos thèses que le camarade Germain a le droit de faire, mais à condition qu'il précise qu'il remet ainsi en cause le fondement même de la IIIème et la IVème Internationales.

Pour nos maîtres, il existe une série de lois du capitalisme en voie de développement, pendant son étape de libre échange, qui changent dans l'étape impérialiste, principalement à partir de la première guerre mondiale. Le premier changement fondamental, c'est que le capitalisme cesse d'être le moteur du progrès de l'humanité pour se transformer en facteur de régression, en obstacle insurmontable pour son développement. Cette nouvelle loi générale du régime capitaliste modifie toutes les autres lois et modes d'existence, à l'exception de celles qui participent de son essence exploiteuse, qui elles s'accentuent. Une des lois qui se modifie est celle concernant la misère : de relative (les masses consomment de plus en plus avec le capitalisme) elle devient absolue (elles consomment de moins en moins).

Pour ne pas accumuler les citations, nous en donnerons trois qui montrent que c'était bien la position de la IIIème et de la IVéme Internationales :

« Les partis communistes ne doivent pas prendre en considération les capacités de survie et de concurrence de l'industrie capitaliste, ni la forme de résistance des finances capitalistes, mais l'extension de la misère que le prolétariat ne peut ni ne doit supporter ». ("Les quatre premiers Congrès de l'Internationale Communiste", Editions Maspéro, p.99).

« Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, apportent aux masses des privations et des souffrances de plus en plus grandes. » (Transitional program for socialist revolution, Pathfinder, p.72).

« La contradiction fondamentale est celle entre les forces productives du capitalisme et le niveau de consommation des masses ». (Trotsky, "Writings" 1934, p.108).

Se référant à la possibilité d'une amélioration de l'économie nord-américaine Trosky disait :

« Cela n'est absolument pas contradictoire avec notre analyse générale que le capitalisme malade, décadent, cause une misère croissante » (The Transitional Program, p. 151).

Par de nombreux écrits et déclarations, Trotsky en fait même une véri­table campagne :

« Le capitalisme ne peut se maintenir debout qu'en abaissant le niveau de vie de la classe travailleuse » (Writings, 1933-34, p.74).

« Le capitalisme moribond est en banqueroute et il reste un seul recours à la classe dominante pour tenter de sortir de cette banqueroute historique : l'aggravation de la misère pour les masses travailleuses, la suppression de toutes les réformes jusqu'à la plus insignifiante, la suppression du régime démocratique ! » (Writings, 1934-35, p.21).

Passons de ces questions érudites à la réalité du monde capitaliste, afin de voir si les statistiques correspondent aux nouvelles lois germainistes sur l'augmentation de la consommation des masses travailleuses à l'échelle mondiale.

L'annuaire de la FAO de 1971 nous informe que 60% de l'humanité dispose de moins de 2200 calories par jour (et souffre donc de faim chronique étant donné que le besoin minimum est de 2700 calories) ; 13% en consomme entre 2200 et 2700, à la limite du famélique. Par rapport aux protéines, l'élément le plus important de l'alimentation, le tableau est encore plus désolant selon Josue de Castro : à part les Etats-Unis, le Royaune-Uni, l'Océanie, l'Argentine, l'Uruguay, le Canada, l'Allemagne, la Suède, la Suisse, la Norvège, le Danemark, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Autriche et la Finlande, tout le reste du monde capitaliste (les deux tiers de la population) est en dessous des 40 grammes nécessaires par jour pour un développement normal de la vie. Le tableau s'assombrit encore si nous considérons l'Inde, l'Indonésie et le Pakistan qui ont moins de 7 g, c'est-à-dire six fois moins que le nécessaire vital.

Il nous faut simplement ajouter que, entre 1960 et 70, non seulement la situation ne parait pas s'améliorer mais s'aggrave selon les statistiques de production (très difficiles à évaluer). En Inde par exemple, le rapport entre la production d'aliments et le nombre d'habitants a baissé de 3%, en Indonésie de 2%, entre les années 61-65 et 66-70. Il existe des chiffres semblables pour presque tous les pays arriérés du monde. Mais cette situation ne touche pas que les pays arriérés.

Nous devons reconnaître que les pays avancés ont bénéficié d'une augmentation du niveau de vie des masses travailleuses ces quinze dernières années, grâce au boom économique d'après-guerre. Mais peu de temps après que Mandel eu écrit les pages que nous avons citées, la loi de la misère absolue commençait à se manifester également dans ces pays. Même Mandel a été obligé de reconnaître en 69 qu' « on doit souligner que les conséquences de ces tendances inflationnistes, combinées à la guerre du Vietnam ; ont eu pour résultat que, pour la première fois en trente ans, la croissance du revenu réel disponible de la classe ouvrière nord-américaine s'est arrêtée ».

« Dans ce monde où l'on massacre les affamés et les exploités pour les sauver du capital en actions et où les rentes de fortune, les primes à la paresse, représentent le quart des revenus nationaux - ce pays moderne où la dégradation des conditions de vie et de travail l'ont fait régresser en dix ans de la 10ème à la 24èùe place dans le domaine de l'hygiène et de la santé publique. Ce pays paisible où chaque année deux millions de travailleurs meurent ou se blessent dans des accidents de travail, à cause de l'accélération infernale des cadences. Ce grand pays avancé, avec six millions de chômeurs, où l'augmentation du nombre de sans-travail dépasse certains mois les 200 000, où 47% des ouvriers sont bacheliers, où des centaines de milliers de diplômés ne trouvent nulle part à employer leurs capacités... » ("Ce que veut la Ligue Communiste", p.14-15).

Mandel peut dire tout ce qu'il voudra, que le capitalisme se caractérise essentiellement par « l'influence constante de la consommation », il lui faut quand même reconnaître que les chiffres disent exactement le contraire : le capitalisme se caractérise par une croissance absolue de la misère. Sous l'impérialisme, c'est-à-dire le capitalisme décadent, il existe dans le monde capitaliste de plus en plus de misère et de chômage.

Etant donné que pour le camarade Mandel toutes ces données n'ont aucune valeur, il maintient sa théorie de la paupérisation relative afin de fonder sa minimisation de la lutte contre la misère et le chômage. Et il maintient comme fondamentale la lutte contre la gestion capitaliste des entreprises et pour le contrôle ouvrier, bien qu'elle reste sans appui concret, comme suspendu en l'air. Parce que précisément la lutte de classes tire sa raison d'être de la misère et du chômage provoqués par la gestion capitaliste des entreprises, nous ne remettons pas en cause la gestion des entreprises « en soi » - et la classe ouvrière encore moins -mais ; pour son attaque contre le niveau de vie et l'emploi des travail­leurs. (Par ailleurs, les marxistes « classiques » soutenaient que, tout en semant l'anarchie dans l'ensemble de la production, les capitalistes étaient l'efficacité par excellence dans la direction de chaque entreprise. Cette situation a peut-être changé, comme le dit Germain, mais nous doutons tout de même que les travailleurs se préoccupent de la plus ou moins grande efficacité, du capitalisme dans la direction des entreprises. Cela peut préoccuper tout au plus des secteurs de techniciens salariés et une partie des ouvriers hautement qualifiés.). Mais voyons ce que dit Mandel :

« Le capitalisme n'est pas définitivement caractérisé par les bas salaires ni par un grand nombre d'ouvriers au chômage. Il est caractérisé par le fait que ce capital, ces capitalistes dirigent des hommes et des machines » ("The debate on Worker's Control" : ISR, mai-juin 69, p. 5).

« Le capitalisme classique éduquait l'ouvrier pour qu'il lutte pour de meilleurs salaires et moins d'heures de travail dans ses usines. Le néo-capitalisme l'éduque à défier la division du revenu national et l'orientation de l'investissement au plus haut niveau de l'économie dans son ensemble. » « Les questions de salaires et de réduction de temps de travail sont importantes, mais ce qui est encore plus important, ce sont les problèmes de la distribution du revenu et de savoir qui doit commander les machines, et qui doit déterminer l'investissement, qui doit décider que produire et comment le produire. » ("Workers under neo-capitalism" ISR, nov.-décembre 68, p .12).

Traduit en langage militant de tous les jours, cela signifie que la lutte contre la misère et le chômage croissants (qui, par ailleurs, n'existe pas pour Mandel) est secondaire. Il est beaucoup plus important de remettre en cause, « en soi », la gestion capitaliste en tant que direction (et de plus, comme il le dit par ailleurs, de remettre en cause le caractère aliénant de la consommation).

Cela pose donc une question de caractère historique. Avant la première guerre mondiale, il y eut une montée encore jamais vue du niveau de vie des masses travailleuses. Mais aucun marxiste de l'époque (et parmi eux Lénine et Trotsky) n'a eu l'idée que ce phénomène changeait toutes les lois de la lutte de classes. Ils continuèrent à penser que les masses allaient se mobiliser à partir de leurs besoins immédiats crées par le système capitaliste. Les masses ont répondu à cette attente et ne se sont absolument pas mobilisées sur la question de savoir si la direction des entreprises était efficace ou non, ou si la meilleure consommation que leur permettait leur plus haut niveau de vie avait un caractère aliénant. Il est possible que cela aurait pu se passer, mais ni les masses ni les marxistes n'ont eu alors un Germain pour leur montrer cette voie.

Pour parler sérieusement, nous n'avons pas à chercher bien loin dans notre patrimoine théorique la réponse à cette orientation mandéliste. Voyons le Programme de transition. Est-ce un hasard si le premier mot d'ordre avancé est celui de l'échelle mobile des salaires et des heures de travail ? En aucune manière. Notre programme donne la base fondamentale de ce mot d'ordre :

« Dans les conditions du capitalisme en décomposition, les masses continuent à vivre la triste existence des opprimés qui, aujourd'hui plus que jamais, sont menacés par le danger d'être jetés dans l'abîme du paupérisme. Elles sont obligées de défendre leur morceau de pain car elles ne peuvent ni l'augmenter ni l'améliorer. Il n'est pas possible, ni nécessaire, d'énumérer les diverses revendications partielles qui découlent à chaque moment des circonstances concrètes, nationales, locales, professionnelles. Mais deux calamités économiques fondamentales, le chômage et la cherté de la vie exigent des mots d'ordre et des méthodes généralisés de lutte. » (Trotsky, "Transitional Program", p.76).

Mais laissons les citations et revenons aux faits. Les masses travailleuses du monde se sont-elles mobilisées pour remettre en cause la gestion capitaliste des entreprises et le caractère aliénant de la consommation ? Notre expérience argentine et latino-américaine nous indique que non. Elle nous montre même que les grandes mobilisations et les semi-insurrections urbaines sont devenues des luttes politiques ouvertes pour des tâches démocratiques, ou sont nées en tant que telles (comme les occupations en Uruguay après le coup d'Etat ou les mobilisations au Chili pour affronter la droite), ou encore se sont développées à partir de questions qui n'ont rien à voir avec les positions mandélistes mais tout à voir avec notre Programme de transition. C'est ce qui s'est produit dans le « cordobazo » déclenché par le « samedi anglais » ; dans la rébellion de Mendoza déclenchée par l'augmentation des tarifs d'électricité ; dans les grandes grèves enseignantes pour les salaires qui ébranlèrent la Colombie et le Pérou; dans la grève, également pour les salaires, des ouvriers du pétrole au Vénézuéla, et dans d'innombrables luttes dans tout notre continent.

Dans les pays avancés, la thèse du camarade Mandel n'a pas eu plus de succès. Il semble qu'il y ait eu quelques luttes remettant en cause la gestion des entreprises, mais il nous reste un doute, faute d'informations, dans quelle mesure ces luttes n'avaient-elles pas pour objectif la diminution des cadences ou la suppression de sanctions disciplinaires, c'est-à-dire des revendications aussi éloignées de la théorie mandéliste que celles des grandes mobilisations du début du siècle pour la journée de 8 heures.

Mais voyons les mobilisations ouvrières les plus importantes de cette année 73. En Belgique, les dockers se sont battus pour des accords salariaux et de travail; les ouvriers de Cockerill pour des augmentations de salaire ; ceux de la Fabrique nationale également ceux de AZKO pour la défense de l'emploi (avec les établissements de Hollande et d'Allemagne) ; ceux de la General Motors pour des augmentations, des primes et la réduction du temps de travail. En France, les travailleurs de Lip ont lutté pour défendre leur emploi ; ceux de Peugeot pour des augmentations et des primes salariales ; à Citroën, pour les classifications. En Angleterre, les routiers se sont mobilisés contre le chômage. En Italie, les travail­leurs d'Alfa Roméo se sont battus pour des accords d'entreprise, etc...

Faut-il en ajouter d'autres ? Quoiqu'en dise le camarade Mandel, les masses travailleuses se mobilisent sur des problèmes objectifs causés par le régime capitaliste: la misère croissante (bas salaires et chômage). S'il ne nous croit toujours pas, nous lui suggérons d'aller à la porte d'une usine et de dire aux travailleurs qu'ils se trompent, que cette misère et ce chômage n'existent pas dans ce monde « néo-impérialiste ». Qu'il dise aux ouvriers qu'il faut lutter contre la mauvaise gestion des entreprises et contre l'aliénation par la consommation. Si Erich Fromm ou Marcuse travaillent dans cette usine, ils le suivront sûrement. Quelques techniciens préoccupés par ce problème le suivront peut-être également. Mais nous doutons qu'il puisse arriver à mobiliser l'ensemble des travailleurs et à les mettre en cortège sous sa direction et ses banderoles.

Comment le camarade Germain parvient-il à formuler ces deux thèses, qui dans le fond n'en font qu'une, que sous l'impérialisme la richesse des masses a une croissance absolue et que donc la misère n'est pas le point de départ de notre orientation vers elles ? Il se passe que le camarade Mandel n'a pas compris le développement inégal et combiné de la loi de la misère absolue sous l'impérialisme. Il a été confondu principalement par l'observation particulière de ces lois dans les pays impérialistes d'après-guerre.

Nous pensons que l'économie européenne et nord-américaine a pu avoir ces 25 ans de splendeur, grâce à la combinaison de trois facteurs principaux. Le premier est la destruction impressionnante des forces productives (en hommes et en machines) résultant de la seconde guerre mondiale ; le second est la trahison du stalinisme qui permit la survie et la reconstruction capitaliste dans les pays d'Europe occidentale ; le troisième est l'exploitation des peuples coloniaux.

Pendant ces 25 ans, l'impérialisme en décomposition a construit une économie capitaliste d'Etat pour la contre-révolution mondiale. Il n'y a pas d'autre définition marxiste économique sérieuse pour l'étape que nous avons vécue depuis la fin de la guerre. Cette économie contre-révolutionnaire, basée sur la production d'armements pour écraser la révolution, combinée aux trois facteurs que nous venons de voir, a permis le développement des tendances qu'a soulignées Mandel-Germain : le développement technologique en tant que partie intégrante de la troisième révolution industrielle, l'appauvrissement relatif des travailleurs occidentaux (plus grande consommation).

Mais ces deux tendances allaient contre toutes les autres qui découlent de l'essence-même de l'étape impérialiste, et qui sont signalées par Lénine et Trotsky. Elles ont résisté pourtant grâce aux trois facteurs mentionnés, et grâce à l'énorme richesse (matérielle et intellectuelle) accumulée par le monde capitaliste pendant plusieurs siècles de domination.

Aujourd'hui, cette lutte entre tendances opposées - se synthétisant par une plus grande consommation des masses occidentales et une moins grande des masses coloniales - arrive à sa fin, à cause de l'économie contre-révolutionnaire et de l'épuisement des réserves et des capacités de manœuvres économiques de l'impérialisme. L'étape d'appauvrissement absolu, non relative, des masses occidentales commence. Les symptômes de cet appauvrissement absolu existent déjà depuis plusieurs années (santé, alimentation, accidents du travail, etc.), mais ils se cristallisent maintenant en se combinant avec l'étape de la lutte de classes dans les pays impérialistes.

Le camarade Mandel n'a pas compris ces conditions particulières qui ont fait que la loi de la misère croissante se soit manifestée de manière absolue dans les pays arriérés et relative dans les pays avancés. Il n'a donc pas pu comprendre non plus que, prise comme phénomène d'ensemble, la loi restait celle que définissaient Lénine et Trotsky. Mandel a raisonné à l'opposé: de la réfraction particulière de la loi en Europe et aux Etats-Unis, il a tiré une nouvelle loi générale pour le monde entier et pour toujours, pour l'avenir du capitalisme. Une loi qui embellit le capitalisme impérialiste, puisque celui-ci accroîtrait la consommation des masses et transformerait la misère relative.

En formulant sa nouvelle loi révisionniste, le camarade Mandel nous laisse sans explication objective pour les révolutions triomphantes qui ont eu lieu dans les pays coloniaux et semi-coloniaux au cours de l'après-guerre. Car, comme l'explique bien la camarade Chen-Pi-Lan dans son document « The real Lesson of China on Guérilla Warfare », l'explication ultime de la révolution chinoise est liée à la situation objective des impérialismes. C'est précisément la loi de la misère croissante absolue qui explique la défaite de Tchang Kai Chek et la victoire de Mao, malgré la politique stalinienne, menchévique et funeste de ce dernier. Sans cette loi, on ne comprend pas non plus le pronostic de Trotsky sur la possibilité de gouvernements ouvriers et paysans provoqués par une crise sans issue de certains régimes bourgeois.

Mais la conséquence de ce révisionnisme total du trotskysme ne se limite pas aux pays arriérés. Avec cette loi de la misère relative, le camarade Mandel nous empêche de comprendre ce qui commence à se passer aujourd'hui en Europe et aux Etats-Unis. Et, ce qui est beaucoup plus grave, il nous empêche de nous donner une ligne de travail correcte pour les masses dans l'avenir, quand de plus en plus de mobilisations massives éclateront sur des problèmes objectifs crées par le système capitaliste et impérialiste à la classe ouvrière, sur la misère croissante. Si dans cette nouvelle étape qui commence, nous ne savons pas voir la réalité et continuons à disserter sur des questions subjectives, telles que la gestion des entreprises et l'aliénation par la consommation, nous creuserons la tombe de la IVème Internationale.

Au commencement de ce chapitre, nous avons dit que pour développer cette révision des conceptions trotskystes, une prémisse était nécessaire : celle de l'existence d'une étape de développement des forces productives sous l'impérialisme. Et le camarade Mandel est effectivement un défenseur inlassable de cette prémisse, bien qu'il ne la prenne pas en tant que telle, puisqu'il ne la lie pas à ses inévitables conséquences économiques et politiques (qu'il défend également).

Sur ce terrain, la conception mandéliste est également une révision du trotskysme et du léninisme. Rappelons quelques phrases du Programme de transition :

« Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent pas à un accroissement de la richesse matérielle » (p.72).

Tout en délaissant la théorie simpliste des lambertistes, qui s'en tiennent à la lettre de la définition donnée par Trotsky pour ne pas reconnaître que s'est produite une troisième révolution industrielle, nous devons signaler que, dans son sens profond, cette définition est réelle.

Mandel a le mérite intellectuel d'avoir été un des meilleurs exposants de l'existence et de l'influence de la troisième révolution industrielle. Mais il a extrapolé de ce fait un changement des lois de base du trotskysme.

Les forces productives, prises dans leur ensemble, sont formées par trois éléments : les matières premières du travail (dont la source essentielle est la nature), les outils et la technique, l'homme. Pour Marx, le facteur principal est l'homme et c'est pour cela qu'il a qualifié l'homme de principale force productive. Nous pourrions dire que la nature et l'homme sont deux pôles essentiels du développement des forces productives, la technique et les outils étant le moyen de relation entre les deux.

Le capitalisme, dans son époque de développement, provoqua un progrès colossal des forces productives, parce qu'il signifia précisément un enrichissement total de l'ensemble de ces forces: une meilleure domination de la nature, un énorme développement de la technique et des machines, une plus grande consommation et un enrichissement global de l'homme, de la société. Le capitalisme en décomposition, l'impérialisme, a provoqué une contradiction aiguë au sein du système des forces productives : destruction systématique de la nature et de l'homme en contradiction avec la troisième révolution industrielle. Le problème écologique (qui préoccupe tant les scientifiques qui constatent la destruction de la nature) d' une part, la faim chronique et les guerres d'autre part, amènent à une destruction systématique de la nature comme de l' homme.

Mandel ne prend pas en compte l'origine théorique de son révisionnisme. Mais la raison méthodologique est la même que celle que nous avons montrée dans tout le chapitre antérieur et qui explique ses prévisions systématiquement erronées. En donnant autant d'importance à l'augmentation de la consommation des masses et à la troisième révolution industrielle, sans signaler ses aspects les plus négatifs ni sa dynamique, Mandel ne fait que transposer dans notre mouvement la conception et la terminologie des théoriciens du capitalisme dans l'étape actuelle, les théoriciens de la société de consommation. Comme Mandel, ils parlent de néo-capitalisme et de néo-impérialisme.

Il est vrai que Mandel combat ces tendances théoriques au nom de la révolution socialiste et de notre mouvement, mais il le fait en acceptant leurs prémisses théoriques qui se retournent contre lui. Les théoriciens du capitalisme disent : « Les forces productives poursuivent leur avancée, les masses consomment de plus en plus, par conséquent il n'y aura pas de révolution. » Mandel dit : « Les forces productives poursuivent leur avancée, les masses consomment de plus en plus, faisons la révolution en centrant notre action sur les problèmes subjectifs que crée le capitalisme. »

Nous, nous disons : « Les forces productives ne se développent plus, les masses sont misérables ou vont vers une misère absolue, ce sont les bases objectives pour faire la révolution. ».


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