1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VII. Des éléments révisionnistes dans les conceptions du camarade Germain

2. Une interprétation phénoménologique du Programme de transition.

Dans la « Phénoménologie de l'esprit », son premier livre important, Hegel construisait le monde à travers le développement de la conscience, ce n'était pas le développement du monde qui donnait naissance aux différentes étapes de la conscience, mais le contraire, ce sont celles-ci qui donnaient naissance au monde. Le camarade Germain nous fait une interprétation analogue de notre Programme de transition. Pour lui, nos mots d'ordre ne découlent pas des besoins les plus profonds des masses, ils ne se classifient pas en fonction du type de besoins du mouvement des masses auxquels ils répondent, et ne s'utilisent pas selon la mobilisation objective qu'ils provoquent. Selon Germain, les mots d'ordre se définissent et s'utilisent sur la base de leur capacité à élever ou non le niveau de conscience des masses. Voici ce qu'il dit :

« En d'autres termes, la fonction du programme de transition ne se limite pas à avancer des revendications « liées au niveau de conscience présent » des masses, mais tend à changer ce niveau de conscience en fonction des besoins objectifs de la lutte de classes. » « Ce qui est transitionnel par rapport aux revendications transitoires, c'est précisément le mouvement d'un niveau de conscience donné à un autre plus élevé, et non une simple adaptation au niveau donné. » ("En défense du léninisme...", p.94).

Donc, selon le camarade Germain, ce qui caractérise les mots d'ordre transitoires, c'est qu'ils élèvent le niveau de conscience des masses. Et cette caractéristique est ce qui les différencie des mots d'ordre démocratiques et minima (Germain dit « immédiats ») car ceux-ci ne le font pas.

Comment Germain parvient-il à cette interprétation ? Rappelons que, comme nous l'avons vu dans le sous-chapitre antérieur, selon lui l'impérialisme n'apporte pas une misère croissante absolue, des salaires de plus en plus bas et de plus en plus de chômage aux masses travailleuses, et qu'il tend même à se libéraliser. Par conséquent, il ne crée pas les causes objectives - ou plus simplement les besoins matériels ou de type démocratique - qui amènent les masses à se mobiliser. Pour un marxiste, cette situation (si elle était réelle) signifierait la fin des possibilités de mobilisation révolutionnaire des masses. Mais, comme Germain veut toujours rester révolutionnaire, même au risque de ne plus être marxiste, il doit chercher un autre type de motivation pour faire la révolution. Et il découvre ainsi les causes subjectives, des espèces de conflits psychologiques produits chez un travailleur par l'inefficacité de la gestion capitaliste des entreprises ou le caractère aliénant de la consommation. Et ces questions sont bien évidemment des problèmes de « conscience ».

Cette conception amène Germain à son interprétation particulière du Programme de Transition, car il a précisément besoin d'un programme qui soit centré sur les différentes « consciences ». Mais malheureusement il se trouve que le Programme de transition est lié aux besoins des masses, qu'il part de ces besoins et du niveau présent du mouvement des masses, dans l'objectif de leur mobilisation révolutionnaire.

Comme Germain désire également rester trotskyste, il ne lui reste plus qu'à réviser totalement notre programme. Et c'est ainsi qu'il en fait l'interprétation phénoménologique : il fait découler, classifie et propose que les mots d'ordre soient utilisés en fonction du « niveau de conscience » et non en fonction des besoins objectifs du mouvement des masses, ni de la mobilisation objective qu'ils provoquent.

Cette interprétation germainiste des mots d'ordre et du programme de Transition nous enlise dans des contradictions insolubles (et ce n'est pas un hasard car le révisionnisme se caractérise par la déformation d'une théorie sans oser rompre avec celle-ci et, restant à moitié chemin, il se débat dans une multitude de contradictions et d'incohérences). Voyons-en quelques exemples :

Germain nous dit que les mots d'ordre transitoires sont ceux qui élèvent le niveau de conscience, mais un des mots d'ordre fondamentaux qui amena les bolchéviks au pouvoir fut la revendication démocratique de nationalisation et redistribution des terres. Si ce mot d'ordre est démocratique, il n'a donc pas « élevé le niveau de conscience ? » Et s'il l'a élevé est-­ce toujours un mot d'ordre démocratique ?

Trotsky affirmait la nécessité de consacrer tous nos efforts à la formation d'un parti ouvrier aux Etats-Unis. Il est évident que la rupture des ouvriers américains avec un parti bourgeois comme le parti démocrate aurait signifié une élévation de leur niveau de conscience. Selon Germain, un « parti ouvrier » serait donc un mot d'ordre transitoire; mais Trotsky s'est chargé de préciser que c'était une revendication démocratique non transitoire.

Pour démêler ce fatras, il nous faut savoir quels critères suivre afin de définir les mots d'ordre qui se combinent avec notre programme de transition. Contrairement à Germain, qui les définit sur la base du niveau de conscience, le trotskysme les définit par le rôle qu'ils ont rempli et qu'ils remplissent dans le développement du mouvement de masses. La mobilisation des masses a toujours un objectif concret: satisfaire des besoins créés par la structure sociale. C'est cette mobilisation permanente des masses, s'affrontant à chaque époque aux nouveaux besoins nés de la société de classes, qui crée de nombreux mots d'ordre qui s'alternent pour diriger la mobilisation, tout en se combinant. C'est très simple, un mot d'ordre est l'expression écrite ou orale d'un besoin pour lequel se mobilisent les masses à un moment donné. Les travailleurs souffrent de la faim, le mot d'ordre est « Augmentation des salaires ! » : seule une minorité a des droits politiques : « Suffrage universel ! » ; Kérensky est incapable de résoudre les problèmes de paix, du pain et de la terre : « Tout le pouvoir aux soviets ! ».

Chaque époque historique a créé de nouveaux besoins au mouvement des masses, ces besoins furent envisagés avec des mots d'ordre nouveaux, c'est-à-dire de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes. C'est pour cela que, contrairement à la définition phénoménologique par niveaux de conscience que fait Germain, le trotskysme classifie les revendications en fonction des besoins du mouvement des masses auxquels ils répondent. Cette classification est donc objective et historique.

Les revendications démocratiques sont celles que le peuple a obtenues au cours de l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises : élections, suffrage universel, formation, droit à la langue nationale, école pour tous, liberté de presse, de réunion et d'association, de formation des partis politiques et, fondamentalement, indépendance nationale et révolution agraire.

Cette époque historique fut suivie par le début de l'époque impérialiste où la classe ouvrière commença à organiser les syndicats et les partis ouvriers, gagna les 8h, la légalité des syndicats, la limitation du travail de nuit et d'autres revendications partielles. Ce sont là précisément les revendications minima ou partielles. C'est ainsi que Trotsky les définit, en faisant la critique du programme immédiat du stalinisme français qui n'avançait que ce type de mots d'ordre :

« La lutte pour les revendications immédiates a comme tâche de soulager la situation des travailleurs ». (Trotsky, "Où va la France", p.63).

Ensuite vint l'époque que nous vivons actuellement, celle de la révolution socialiste, de la transition du capitalisme au socialisme. Pendant cette étape de transition, la classe ouvrière au pouvoir imposera un ensemble de mesures afin de garantir le niveau de vie et de travail de la classe ouvrière et des secteurs exploités : échelle mobile des salaires et des heures de travail, contrôle ouvrier de la production, nationalisation totale de l'industrie, du commerce extérieur et des banques, planification de l'économie, etc... Ce sont des revendications supérieures au capitalisme, elles sont déjà socialistes. Trotsky les pose ainsi :

« Je pense qu'en principe, ce mot d'ordre (échelle mobile des salaires et des heures de travail) sera adopté. Que signifie-t-il ? Il s'agit en réalité du système de travail dans la société socialiste. Le nombre total des heures divisé par le nombre total des ouvriers. Mais si nous présentons tout le système socialiste, il apparaîtra comme une utopie, importé d'Europe pour l'américain moyen. Nous le présentons comme une solution à cette crise, comme devant assurer leur droit à manger, boire, vivre dans un logement décent. C'est le programme du socialisme, mais sous une forme très simple et populaire. » (Trotsky, "Writings" 38-39, p.44).

En résumé, nous pouvons dire que notre programme regroupe traditionnellement trois types de mots d'ordre : démocratiques (arrachés par et pour le peuple à l'époque de la montée du capitalisme), minima ou partiels (arrachés par et pour la classe ouvrière au début de l'époque impérialiste) et transitoires (qui répondent aux nouveaux besoins du mouvement de masses à cette étape de décadence impérialiste et de transition vers le socialisme).

En 1958, notre parti formula à la Conférence de Leeds la thèse selon laquelle il y a un quatrième corps de mots d'ordre qui sont également partie intégrante du Programme de transition. Ces revendications ont également une origine historique et objective : elles sont une conséquence déformée de la décadence impérialiste qui s'est manifestée au sein du mouvement ouvrier organisé et au sein du premier Etat ouvrier, en tant que dégénérescence bureaucratique, et a créé pour la classe ouvrière la nécessité de lutter contre cette dégénérescence.

La lutte des masses contre la caste bureaucratique est une lutte interne au mouvement ouvrier et de masses, elle n'a rien à voir avec la structure du régime capitaliste et impérialiste mais avec la structure organisationnelle du mouvement ouvrier. Les mots d'ordre pour cette lutte peuvent être regroupés d'une manière sommaire sous le générique de révolution politique, puisque l'expression la plus importante de ce groupe de mots d'ordre est celle de la révolution politique en URSS. « Dehors la bureaucratie des organisations du mouvement des masses et des soviets ! », « Vive la démocratie soviétique ! » sont certains de ces mots d'ordre. Ils ne prennent pas seulement leur sens en URSS et dans les Etats ouvriers déformés mais aussi au sein des Etats capitalistes, comme une réfraction particulière de cette dégénérescence dans les organismes du mouvement ouvrier du monde capitaliste, et de la nécessité de la combattre par des mots d'ordre généraux et spécifiques.

Par cette classification en catégories de mots d'ordre démocratiques, minima ou partiels, transitoires et de révolution politique, nous avons démêlé la confusion créée par le camarade Germain par sa classification phénoménologique selon les niveaux de conscience. Nous devons maintenant nous sortir d'un autre fatras, celui des mots d'ordre immédiats et à plus long terme.

Germain et d'autres camarades mettent un signe égal entre mots d'ordre minima ou partiels et mots d'ordre immédiats. Mais qu'est-ce que veut dire immédiat ? Cela signifie actuel, présent, et c'est l'opposé du plus long terme, de ce qui n'est pas posé dans le présent, mais dans un futur indéterminé. Les mots d'ordre immédiats seraient ceux que le parti peut avancer tout de suite pour la mobilisation des masses, et les autres ceux qui ne peuvent être avancés que dans une autre étape historique à venir, plus avancée du mouvement des masses.

Assimiler les mots d'ordre immédiats aux minima est une mauvaise interprétation de certaines citations de Trotsky, tirées hors de leur contexte. Par exemple, dans la citation que nous avons donnée, il est dit: « la lutte pour les revendications immédiates a pour tâche de soulager la situation des travailleurs ». Trotsky s'y réfère pour critiquer quelque chose de très concret : le programme immédiat du stalinisme français d'alors. C'est pour cela qu'il n'y a pas de contradiction quand, quelques lignes auparavant, il affirme catégoriquement que, pour cette situation, « la revendication la plus immédiate doit être l'expropriation des capitalistes et la nationalisation (socialisation) des moyens de production » (Où va la France, p.62). Trotsky ne parle de mots d'ordre immédiats dans le même sens que minima que lorsqu'il se réfère aux programmes de la bureaucratie stalinienne ou des socialistes. Normalement, il utilise la classification que nous venons de donner.

« Dans la mesure où les revendications partielles (minima) des masses entrent en conflit avec les tendances destructives et dégradantes du capitalisme décadent - et cela arrive à chaque pas - la IVème lnternationale prône un système de revendications transitoires, dont le sens est de se diriger de plus en plus ouvertement et résolument contre les bases du régime bourgeois » ("Programme de transition", Accion obrera, p.16).

En lisant attentivement (et en toute bonne foi) Trotsky, il ne reste aucun doute à ce sujet. Cependant le camarade Germain insiste sur le fait qu'il y a « d'une part les mots d'ordre transitoires » et d'autre part les mots d'ordre « démocratiques ou immédiats ». Et pour le camarade Germain, ce n'est pas une simple erreur de lecture de Trotsky, c'est le résultat de son interprétation phénoménologique du Programme de transition. Comme pour lui les mots d'ordre se divisent entre ceux qui élèvent le niveau de conscience et ceux qui ne le font pas, les mots d'ordre du passé (démocratiques, minima ou partiels) n'élèvent pas le niveau de conscience, car ils sont déjà intégrés dans la conscience des masses grâce aux luttes du passé. Selon le camarade Germain, parler à un ouvrier de la journée de 8 h, des syndicats, des libertés démocratiques, n'élève pas son niveau de conscience, car tout le monde connaît déjà cela.

Par contre les mots d'ordre transitoires qui parlent d'un futur socialiste que la classe ouvrière n'a pas vécu, qu'elle ne connaît pas, élèvent le niveau de conscience. Par conséquent, dans la conception intellectuelle et professorale qu'a le camarade Germain de la lutte de classes, les mots d'ordre minima son immédiats car il n'y a pas nécessité de les expliquer, puisqu'ils sont déjà connus. Et ceux qui ne sont pas encore connus, les revendications du socialisme, ceux que nous devons expliquer aux travailleurs afin qu'ils les reprennent et qu'ils luttent, ne sont pas immédiats, ils sont transitoires.

Une fois de plus, les besoins concrets du mouvement des masses n'ont rien à voir avec ces définitions. Selon Germain, si nous ne perdons pas de temps à les expliquer (à élever le niveau de conscience), les mots d'ordre sont immédiats. Si nous devons les expliquer, ils sont transitoires.

Si le camarade Germain avait pensé comme un marxiste (et non comme un phénoménologue), au lieu de semer autant de confusion, il aurait recherché l'origine de cette classification des revendications en immédiates et non immédiates, dans l'histoire du mouvement des masses. Et il y aurait trouvé que c'est le développement même du mouvement des masses qui a détruit cette division.

Pendant l'époque de la social-démocratie, les mots d' ordre directement socialistes n'étaient pas posés par la réalité objective, car le capitalisme n'était pas encore décadent et en décomposition. Il y avait donc deux programmes, le programme minimum ou partiel et le programme socialiste. Le premier était le programme des luttes présentes, actuelles d'alors, « immédiates »; le second était le programme pour un futur à venir. Dans ce sens (et c'est ainsi que l'emploie Trotsky), on pouvait parler à cette époque-là de revendications immédiates que le parti se proposait d'obtenir - et qui consistaient essentiellement en exigences démocratiques et minima - et de revendications pour le futur – non posées par le présent, les mots d'ordre socialistes.

Mais le Programme de transition est né précisément parce que les mots d'ordre socialistes, essentiellement la prise révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat, devenaient les mots d'ordre les plus urgents et les plus immédiats, lorsque le capitalisme est entré en décomposition, dans son étape impérialiste. L'ancien programme maximum se transforme en programme immédiat, sans que les anciens mots d'ordre minima et démocratiques perdent de leur actualité, de leur caractère immédiat. Il se produit alors une combinaison de tous les mots d'ordre d'époques historiques distinctes de l'humanité, avec les revendications actuelles, objectives et subjectives de la mobilisation des masses.

Trotsky a dit de nombreuses fois que cela constituait l'essence même de la révolution permanente et du Programme de transition :

« Entre le programme minimum et le programme maximum (des social-démocrates) s'est établi une continuité révolutionnaire. Ce n'est pas la question d'un instant, d'un jour ou d'un mois, mais de toute une époque historique. » ("The Permanent Revolution", Pathfinder Press, 1972, P.210).

« La thèse politique marxiste doit être la suivante : « Tandis que l'on explique constamment aux masses que le capitalisme en putréfaction n'a pas la possibilité d'alléger sa situation, ni même de maintenir le niveau de misère habituel, tandis qu'est posée ouvertement face aux masses la révolution socialiste comme la tâche immédiate de nos jours, tandis que les travailleurs se mobilisent pour la conquête du pouvoir, tandis que la défense des organisations ouvrières se fait à l'aide de milices ouvrières, les communistes ne doivent perdre aucune occasion pour exiger en même temps telle ou telle concession partielle à l'ennemi, ou au moins d'éviter la menace à venir contre le niveau de vie des travailleurs. » » ("Où va la France", p.66).

Et pour terminer avec les citations, voici celle où Trotsky se réfère à la révolution dans les pays arriérés :

« En arrivant au gouvernement, non comme des otages impuissants, mais en tant que force directrice, les représentants du prolétariat effacent par-là même les frontières entre le programme minimum et le programme maximum, ils mettront le collectivisme à l'ordre du jour. » ("The Three Conceptions of the Russian Revolution", Writings, 38-39, p.116).

Il est donc clair que toutes ces revendications sont de nos jours, actuelles, immédiates, et c'est précisément ce caractère immédiat que toutes les revendications de notre Programme de transition ont en commun, les démocratiques, minima ou partielles comme les transitoires et celles de la révolution politique.

Le fait que ces quatre types de revendications soient tous posés de manière immédiate n'est donc pas déterminé par des phénomènes de conscience mais par la situation objective de la société et par le développement du mouvement des masses. Cela signifie que l'impérialisme en décomposition entraîne de plus en plus de misère pour les masses travailleuses et crée la nécessité de lutter contre cette misère, mettant à l'ordre du jour (rendant « immédiats ») les mots d'ordre minima ou partiels. Si l'impérialisme fait régresser les conquêtes démocratiques obtenues à des époques antérieures, s'il recourt à des dictatures fascistes ou bonapartistes, il met à l'ordre du jour (rend immédiats) les mots d'ordre socialistes (transitoires), essentiellement celui de la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Si la décadence impérialiste provoque le phénomène de la dégénérescence bureaucratique des organismes du mouvement ouvrier et des Etats ouvriers, il met à l'ordre du jour (rend immédiats) les mots d'ordre de la révolution politique.

Le Programme de transition est justement le programme qui combine toutes ces revendications pour la mobilisation actuelle, immédiate des masses, car c'est une nécessité pour les masses de lutter pour toutes ces revendications à la fois ; il les combine selon la situation concrète et les oriente toutes vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière.

Mais le fait que ces quatre types de mot d'ordre se combinent dans notre programme, et le fait qu'ils soient tous posés de manière immédiate par la mobilisation des masses ne signifie pas que n'importe quelle combinaison de mots d'ordre soit correcte. Pour trouver le programme adéquat à chaque situation concrète de la lutte de classes, il faut tenir en compte deux facteurs : le pays dont il s'agit (sa situation économique et politique), et la mobilisation concrète dans laquelle nous allons intervenir. Nous nous arrêterons sur le premier facteur dans un autre chapitre, mais il faut d'abord noter que les pays arriérés sont plus concernés par les revendications démocratiques et minima, et que dans les pays avancés les revendications transitoires ont plus de poids (sauf dans les pays où existent des formes bonapartistes ou fascistes de gouvernement, auquel cas passent également au premier plan les revendications démocratiques et minima).Voyons maintenant le lien entre notre programme, nos mots d'ordre et les mobilisations concrètes dans lesquelles nous devons mener notre activité pratique quotidienne.

Selon le phénoménologue Germain, il faut donner une importance fondamentale aux revendications transitoires, car ce sont elles qui élèvent le niveau de conscience. Nous avons vu dans un sous-chapitre antérieur que pour lui : « les questions de salaire et de réduction du temps de travail sont importantes, mais ce qui est beaucoup plus important c'est qui doit décider que produire et comment le produire ».

Selon Trotsky, il faut utiliser le mot d'ordre, ou la combinaison de mots d'ordre adaptés à la mobilisation concrète dont il s'agit, afin de la développer vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Ce n'est que mis dans le contexte de la lutte de classes que les mots d'ordre prennent vie et, par conséquent, chaque mot d'ordre peut avoir des résultats différents suivant telle ou telle situation historique.

Dans le développement vivant de la mobilisation des masses, des mots d'ordre minima peuvent avoir des conséquences transitoires et des mots d'ordre transitoires peuvent avoir des conséquences minima. Le caractère historique de la définition du mot d'ordre (c'est-à-dire du besoin du mouvement des masses qu'il exprimait au moment où il est né) ne donne pas à celui-ci des propriétés supérieures à la lutte de classe. Au contraire, c'est la mobilisation permanente de la classe ouvrière et des masses travailleuses qui donne sa signification au mot d'ordre. Et cette contradiction entre le caractère historique des mots d'ordre et leurs conséquences lorsqu'ils sont appliqués à une mobilisation concrète des masses, apparaît dans de nombreux exemples. Voyons-en quelques uns:

Le mot d'ordre de paix (ou de pain) de la Révolution russe eut des conséquences transitoires, il servit à mobiliser les masses vers 1a prise du pouvoir et la révolution socialiste, car l'impérialisme en crise ne pouvait pas faire cette concession. Mais ce mot d'ordre, « en soi », était minimum.

Il se passe la même chose avec le mot d'ordre de prédilection du camarade Germain, le contrôle ouvrier. Trotsky a montré comment, si ce mot d'ordre est utilisé par les directions bureaucratiques, il se transforme en un outil du régime capitaliste et n'a pas de conséquence transitoire. S’il y a une grève générale, comme celle du Mai français, et que nous avancions le contrôle ouvrier comme mot d'ordre central, il devient contre-révolutionnaire bourgeois ou réformiste bureaucratique, car il fait dévier les masses de ce qui est objectivement posé par la grève générale, il les éloigne du problème du pouvoir qui est bien supérieur au contrôle ouvrier.

Le mot d'ordre de contrôle ouvrier comme les combinaisons tactiques adéquates de mots d'ordre de pouvoir (gouvernement ouvrier, Assemblée constituante, etc.) sont des revendications transitoires. Mais le résultat de l'application de l'un ou des autres, dans un cas comme celui-ci, ne peut être plus frontalement opposé.

Tout comme il ne comprend pas la classification des mots d'ordre sur la base de critères objectifs, le camarade Germain ne comprend pas que tous les mots d'ordre sont immédiats du fait des besoins objectifs du mouvement des masses, besoins créés par la décadence impérialiste, et il peut encore moins comprendre que ce même critère objectif est celui qui doit prévaloir dans leur application. Il continue avec ses fameux « niveaux de conscience ».

Pour nous, si des mots d'ordre sont utiles pour la mobilisation des masses, pour les rapprocher de la prise du pouvoir, ce sont les meilleurs, quel que soit leur « contenu historique », car ils se combinent avec le mot d'ordre de transition fondamental: la prise du pouvoir par le prolétariat. Si les mots d'ordre éloignent les masses de cette tâche actuelle, immédiate, ils sont mauvais, même s'ils sont transitoires à la énième puissance.

Ce n'est qu'après avoir précisé la classification des mots d'ordre, la signification du programme de transition et la détermination des critères de leur application à la lutte de classes, que nous pouvons passer au grand problème qui préoccupe le camarade Germain, le problème du niveau de conscience.

Le problème de la conscience a effectivement une énorme importance. Nous pensons comme le camarade Germain que c'est une tâche essentielle de notre activité que d'élever le niveau de conscience du mouvement ouvrier. Ce que nous avons remis en cause, c'est la place de cette conscience par rapport à la définition des mots d'ordre et à leur utilisation. Et ce que nous remettons en cause également, c'est la définition même de conscience qu'il donne (implicitement) dans sa conception.

Le camarade Germain conçoit la conscience comme un facteur indépendant, presqu'autonome. Pour nous, la conscience est un produit, elle est subordonnée à la lutte de classes, elle est conditionnée par elle, c'est le reflet du niveau atteint par la mobilisation des masses. Nous pouvons dire que la conscience est l'expression subjective d'un phénomène objectif, celui de la lutte de classes.

Nous ne nions pas la conscience, nous la situons, en faisant primer le facteur objectif : la mobilisation des masses.

Quel est le rapport de tout cela avec les mots d'ordres ? C'est très simple, nos mots d'ordre doivent partir du niveau des mobilisations de masses (qui exprime leur conscience immédiate des besoins qu'elles ont) pour tenter de l'élever à un niveau supérieur de mobilisation (qui s'exprimera par un niveau supérieur de conscience). Par exemple, s'il y a des luttes pour des augmentations de salaire dans de nombreuses entreprises, nous devons partir de ce niveau de mobilisation et de conscience immédiat (nous avons besoin de meilleurs salaires), pour essayer de l'élever vers la grève générale pour une augmentation générale. Si nous réussissons à déclencher la grève générale, celle-ci entraînera les masses dans un affrontement d'ensemble contre le régime capitaliste (si celui-ci ne peut pas accorder cette augmentation) et créera pour le mouvement des masses le besoin d'une réponse politique (inévitablement transitoire) à laquelle nous devons répondre par un mot d'ordre de pouvoir, de transition.

C'est ici un schéma linéaire, cela ne se produira pas ainsi dans la lutte de classes réelle, mais ce schéma nous est utile pour expliquer de manière pédagogique au camarade Germain le rapport direct des mots d'ordre avec le niveau de mobilisation des masses et indirect avec leur niveau immédiat de conscience.

La conscience des masses se développe de cette manière, elles apprennent par leur propre mobilisation à partir des besoins dont elles ont déjà conscience. L'étape de décadence impérialiste et de transition vers le socialisme pose la révolution socialiste comme une nécessité immédiate pour les masses. Mais elle le pose dans un sens historique, pour toute cette étape, qui va de la révolution russe jusqu'à la victoire finale de la révolution mondiale. Elle ne le pose pas au commencement d'une mobilisation dans un pays, mais comme une nécessité pour cette mobilisation si elle se transforme en mobilisation permanente. Notre effort doit se centrer précisément sur le fait de donner un caractère permanent aux mobilisations des masses, car ce n'est qu'ainsi qu'elles s'élèveront à la conscience supérieure de la nécessité de prendre le pouvoir au moyen de la révolution socialiste.

En résumé, le seul moyen d'élever le niveau de conscience des masses est celui de la mobilisation. Nos mots doivent servir à élever toute mobilisation à un niveau supérieur, créant ainsi la nécessité de nouveaux mots d'ordre plus avancés, jusqu'à la nécessité (et le mot d'ordre) de la prise du pouvoir et de la révolution socialiste, et cela dans un processus permanent.

Tenter de remplacer ce processus objectif (à travers la mobilisation permanente) d'élévation du niveau de conscience des masses vers la conscience supérieure de la nécessité de la prise du pouvoir, par la propagande (parlée, écrite ou « d'actions exemplaires ») du parti autour de mots d'ordre qui, en eux-mêmes, miraculeusement, élèveraient le niveau de conscience, est un délit de « lèse-trotskysme ». Trostky disait :

« Toute tentative de sauter des étapes réelles, objectivement conditionnées dans le développement des masses, est de l'aventurisme politique. » ("The Permanent Revolution., p .241).

Et cette tentative est faite par le camarade Germain, du point de vue théorique, comme conséquence de la révision qu'il fait de notre programme. (Nous verrons plus loin que le camarade Germain s'engage effectivement dans « l'aventurisme politique »).

Ce révisionnisme a ses racines dans la manie constante de Germain à vouloir séparer l'objectif du subjectif et à faire primer ce dernier. nous l'avons vu croire dur comme fer aux plans « subjectifs » de l'impérialisme ou de la bureaucratie soviétique et cela l'a amené à faire des prévisions erronées. Nous l'avons vu découvrir les bontés de l'impérialisme qui développerait les forces productives et satisferait de mieux en mieux les besoins des masses, et il en a déduit que les masses ne se mobiliseraient plus à cause de la misère, mais pour des conflits « subjectifs » créés par le capitalisme. Et nous la voyons maintenant, suivant fatalement les lois de la logique, qui sont inflexibles, soutenir que notre programme, ses mots d'ordre et leur utilisation n’ont rien à voir avec les besoins des masses, ni avec le déroulement concret de leur mobilisation, mais avec des questions de conscience, encore une fois des questions « subjectives ». Ce n'est déjà plus le révisionnisme de quelques aspects partiels du marxisme, c'est le révisionnisme des bases-mêmes du matérialisme historiques.


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