1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. VI – Le programme du gouvernement de coalition de Caballero


Est-il encore nécessaire d'expliquer aujourd'hui que le cabinet formé le 4 septembre par trois partisans de Caballero, trois partisans de Prieto, deux staliniens et cinq ministres bourgeois était un gouvernement bourgeois, un cabinet de collaboration de classe typique.

Il semble que oui, car, pas plus tard que le 9 mai 1937, une résolution du Comité national exécutif du Parti socialiste aux U.S.A. caractérisait ce régime comme un " gouvernement révolutionnaire provisoire "

En cédant la place de premier ministre, Giral déclara " Je reste ministre du cabinet, afin de démontrer que le nouveau Gouvernement n'est que le prolongement du précédent, du moment que le. président du gouvernement qui s'en va fait toujours partie du nouveau. "

Caballero résuma assez succinctement son programme de gouvernement aux Cortes :

"Le gouvernement a été constitué de manière à rester uni dans le seul but de défendre l'Espagne dans sa lutte contre le fascisme, tous ceux qui le forment ayant renoncé à défendre leurs principes et tendances particulières."

(Claridad, 1er  octobre 1936.)

Caballero avait certainement renoncé à ses principes, mais pas la bourgeoisie ni les staliniens.  Car ils s'étaient ralliés à Caballero pour former le gouvernement sur la base commune de la perpétuation du vieil ordre bourgeois.

La déclaration programmatique du nouveau cabinet ne comprenait rien que l'ancien gouvernement n'eut pu signer.  On en trouve l'essence dans le point II :

"La signification essentielle du programme ministériel consiste dans la ferme décision d'assurer le triomphe sur la rébellion, de coordonner les forces populaires au travers de 1'unité d'action requise.  Tout autre intérêt politique est subordonné à ce but, mettant de côté les différences idéologiques, puisque il ne peut exister à présent d'autre tâche que d'assurer l'écrasement de l'insurrection."

(Claridad, 5 septembre 1936.)

Pas un mot sur la terre ! Pas un mot sur les comités d'usines Et, en tant que représentants du peuple, ces " démocrates " réunirent les anciennes Cortes, élues le 16 février par un accord électoral qui avait donné la majorité à la bourgeoisie sur une liste commune !

Quelques semaines avant d'assumer le rôle de premier ministre, Caballero avait fulminé (dans Claridad) contre le fait de distinguer de la guerre la révolution.  Il avait protesté contre le déplacement des milices.  Maintenant, il prenait la direction de la reconstruction de l'état bourgeois.  Que s'était-il donc passé ?

Nous n'avons pas à spéculer sur ce qui lui vint à l'esprit.  Le changement visible, reflété dans Claridad, c'était que Caballero, au lieu de compter sur la classe ouvrière espagnole et l'aide du prolétariat international, fondait désormais ses espoirs sur l'obtention de l'aide des " grandes démocraties ", l'impérialisme anglo-français.

Le 2 septembre, dans une interview à l'agence Havas, Prieto s'était déclaré " satisfait que le gouvernement français ait pris l'initiative de proposer la non-intervention ", bien qu'elle " n'ait pas pris toute la valeur que la France voulait lui donner ". " Il est chaque jour plus urgent pour la France de travailler avec une grande énergie à éviter des dangers qui nous concernent tous."

"Pourquoi la C.N.T. se comporte-t-elle comme si la révolution était pratiquement achevée ? " se plaignait El Socialista.
" Notre loi géographique n'est en aucun cas celle de l'immense Russie.  Et nous devons prendre en considération l'attitude des Etats qui nous entourent pour déterminer notre propre attitude. Ne laissons pas tout reposer sur la force spirituelle ou sur la raison, mais sacrions renoncer à 4 pour gagner 100 [1]. Nous espérons toujours que certaines démocraties évalueront autrement les événements d'Espagne, et ce serait une pitié, une tragédie, de compromettre ces possibilités en accélérant le processus de la révolution, qui ne nous conduit pour l'instant vers aucune solution positive."

(El Socialista, 5 octobre 1936.)

Les sociaux-démocrates classiques de l'école de Prieto pouvaient ainsi déclarer presque ouvertement ce que Caballero, " le Lénine espagnol ", et les ex-léninistes du Stalintern devaient camoufler : c'est en étranglant la révolution qu'ils obtenaient les bonnes grâces de l'impérialisme anglo-français.  Jusqu'au 24 août encore, Caballero avait espéré que l'intransigeance de Hitler bloquerait la formation du comité de non-intervention.  Mais à cette époque, avec l'embargo de Hitler sur les cargaisons d'armes et la déclaration d'adhésion soviétique, il était clair que le blocus espagnol serait de longue durée.  La question se posait de façon aiguë : soit combattre le blocus non-interventionniste et dénoncer Blum et l'Union soviétique qui l'appuyaient, soit accepter la perspective stalinienne qui consistait à écarter graduellement la France et l'Angleterre du blocus en faisant la preuve de la respectabilité bourgeoise et de la stabilité du gouvernement espagnol.  En d'autres termes, il s'agissait soit d'accepter la perspective d'une révolution prolétarienne et, partant, la nécessité d'appeler le prolétariat international à venir en aide à l'Espagne, et d'étendre la révolution à la France, soit d'accepter la collaboration de classe en Espagne et ailleurs.  Lorsqu'il ne pût plus échapper à l'alternative, Caballero opta pour la seconde hypothèse.  Au bout de quelques jours son camarade Alvarez del Vayo partit ramper aux pieds des impérialistes de la Société des Nations.

Caballero avait très bien compris que pour pousser les masses espagnoles vers l'effort suprême, il fallait leur offrir un programme de reconstruction sociale.  Une circulaire du ministre de la Guerre de Caballero aux commissaires politiques du front souligne que :

"Il est nécessaire de convaincre les combattants qui défendent le régime républicain au péril de leur vie qu'à la fin de la guerre l'Etat subira une modification profonde. De la situation présente, nous irons vers une structure qui, sur les plans social, économique et juridique, tout bénéficie pour les masses travailleuses.  Nous devrions essayer d'imprégner l'esprit des troupes de telles conceptions au moyen d'exemples simples et clairs."

(Gazeta de la Republica, 17 octobre 1936.)

Mais si les masses, ainsi que Caballero l'espérait sans doute, pouvaient se laisser influencer par des mots, il faudrait des réalités pour satisfaire les impérialistes à la tête dure d'Angleterre et de France.

On ne pourrait pousser la paysannerie à se battre, à donner les meilleurs de ses fils à la guerre, en soldats au cœur de lion et non en conscrits moroses et démoralisés, à fournir la nourriture et le textile nécessaires à l'approvisionnement et à l'habillement de l'armée et de l'arrière, qu'en lui donnant la terre.  Il faudrait donner la terre à ceux qui la travaillent, faire de la terre une propriété nationale donnée en fruit aux fermiers qui la travaillaient.  La propagande pour la liberté et autres abstractions est d'une insuffisance absurde.  Il ne s'agissait pas des paysans américains ou français, qui possèdent déjà un peu de terre, et assez pour ne pas vivre affamés :

"La misère est toujours épouvantable dans l'Estrémadure, à Albacete, en Andalousie, à Caceres et à Ciudad Real.  Ce n'est pas du tout une figure de rhétorique que de dire que les paysans meurent de faim.  Il y a des villages, dans les Hurdes, dans la Mancha, où les paysans réduits au désespoir absolu ont cessé de se révolter.  Ils mangent des racines et des fruits.  Les événements de Yeste (prises de terre) sont des drames de la faim.  A Navas de Esteña, à trente milles environ de Madrid, on ne connaît ni lits ni fourchettes.  La nourriture principale des villageois consiste en une soupe de pain, d'eau, d'huile et de vinaigre."

Ce ne sont pas là les paroles d'un agitateur trotskyste, mais le témoignage involontaire d'un fonctionnaire stalinien (Inprecorr, 1er  août 1936).  Comment peut-on espérer sérieusement réveiller des gens aussi dépourvus, si ce n'est en leur donnant la terre, seul acte qui puisse les convaincre que l'on entre dans une ère nouvelle.  Peut-on attendre d'eux qu'ils " défendent la République ", cette République d'Azaña qui leur a tiré dessus comme sur des chiens pour s'être emparés des terres et des stocks de grains.

Maintenant, les paysans et les salariés agricoles avaient pris la terre – pas partout encore – mais ils craignaient que le gouvernement l'ait simplement toléré, comme une mesure provisoire en temps de guerre, qu'il tenterait d'annuler par la suite.  Ce que voulaient les paysans, c'était un décret général nationalisant la terre, dans toute l'Espagne, la donnant en usufruit à ceux qui la travaillaient, afin qu'aucun usurier ne puisse jamais la leur arracher.

Les cultivateurs voulaient aussi le pouvoir de garantir leur jouissance de la terre, et ce ne pouvait être qu'un gouvernement fait de leur chair et de leur sang, un gouvernement ouvrier et paysan.

Est-il besoin d'en dire plus pour démontrer l'effet qu'un tel décret agraire. aurait produit sur les forces fascistes ? Non seulement sur les paysans affamés de terre des zones fascistes, mais surtout sur les fils de paysans qui constituaient les troupes de l'armée fasciste, trompés par leurs officiers sur les raisons du conflit ? Quelques cargaisons de tracts, annonçant la réforme agraire, lâchés par avion sur les fronts fascistes, auraient mieux valu qu'une armée d'un million d'hommes.  Aucun autre geste de la part des loyalistes n'aurait semé plus de démoralisation et de décomposition parmi les forces fascistes.

Mais Caballero avait été marqué trop profondément par trente années de " direction responsable ". Il y avait trop longtemps que les forces autonomes des masses étaient pour lui un objet de crainte et d'inquiétude, quelque chose qu'il devait canaliser et orienter dans les limites maîtrisées.  Le décret du 7 octobre sur la terre, ne faisait que sanctionner le partage des propriétés appartenant à des fascistes notoires, tandis que d'autres riches propriétaires, exploiteurs de paysans, n'étaient pas touchés.  Les espoirs suscités dans la paysannerie furent étouffés.

Dans les usines, les magasins, les chemins de fer, les travailleurs de l'U.G.T. construisaient leurs comités d'usines, s'emparant des entreprises.  Qu'aurait à leur dire Caballero ? A Valencia, à Madrid, le gouvernement intervint rapidement, mettant en place des directeurs gouvernementaux qui réduisirent les comités d'usines à une activité de routine.  C'est seulement le 23 février 1937 que fut adopté un décret global sur les industries, signé par Juan Peiro, le ministre anarchiste de l'Industrie.  Il ne donnait aucune garantie aux ouvriers quant au futur régime de l'industrie, et établissait l'intervention stricte du gouvernement.  Dans les termes de ce décret, le " contrôle ouvrier " n'était guère plus qu'une convention collectives comme il en existe par exemple dans les ateliers qui traitent avec le Syndicat des ouvriers du vêtement réunis en Amérique – c'est-à-dire qu'il n'avait plus rien à voir avec un véritable contrôle ouvrier.

Caballero avait accusé le cabinet Giral de construire une armée en dehors des milices ouvrières et de reconstruire la vieille Garde civile (la grosse " colonne Caballero " du front de Madrid avait appelé, dans son journal non censuré, à la résistance directe aux propositions de Giral).  Maintenant, Caballero mettait son prestige au service des plans de Giral.  Les décrets de conscription gardèrent leur forme traditionnelle, ne faisant aucune place aux comités de soldats.  Ceci signifiait la renaissance de l'armée bourgeoise, le pouvoir suprême entre les mains d'une caste militaire.

La liberté pour le Maroc ? Des délégations d'Arabes et de Maures réclamaient un décret au gouvernement qui ne fit pas un geste.  Le redoutable Abd El Krim, exilé par la France [2], demanda à Caballero d'intervenir auprès de Blum, afin qu'il soit autorisé à retourner au Maroc pour diriger une insurrection contre Franco.  Caballero ne demanda rien, et Blum n'accepta pas.  Réveiller le Maroc espagnol aurait mis en danger la domination impérialiste dans toute l'Afrique.

Ainsi, Caballero et ses alliés staliniens se fermèrent totalement aux méthodes révolutionnaires de lutte contre le fascisme.  Leur récompense vint en temps utile, fin octobre : Staline leur envoya quelques fournitures de guerre.  D'autres fournitures arrivèrent les mois suivants, surtout après les grandes défaites, après l'encerclement de Madrid, après la chute de Malaga, celle de Bilbao.  Assez pour sauver les loyalistes sur le moment, mais pas suffisamment pour leur permettre de mener une offensive réellement soutenue, qui aurait pu conduire à l'effondrement total de Franco.

Quelle logique politique se cachait derrière cette aide militaire dispensée au compte-gouttes ? Si les ressources limitées de la Russie soviétique étaient en cause, cela n'explique toujours pas, par exemple, pourquoi tous les avions destinés à l'Espagne n'y avaient pas été envoyés au même moment pour mener une lutte décisive.  L'explication du compte-gouttes n'est pas technique, mais politique.  On donnait assez pour empêcher une défaite prématurée des loyalistes et par conséquent l'effondrement du prestige soviétique dans la classe ouvrière internationale.  Et ceci rejoignait, au fond, la politique anglo-française, qui ne voulait pas d'une victoire immédiate de Franco.  Mais on ne donnait pas assez pour faciliter une issue victorieuse, qui aurait pu donner le jour – une fois disparu le spectre de Franco – à une Espagne soviétique.

Tel était le programme du " gouvernement révolutionnaire provisoire " de Caballero.  L'entrée de ministres de la C.N.T. dans ce gouvernement, le 4 novembre 1936, n'y ajouta ou n'y retrancha rien.  Les " grandes démocraties " avaient eu le loisir de se rassurer sur la " responsabilité des anarchistes " en observant la C.N.T. dans le gouvernement de Catalogne formé le 26 septembre.  Il existait un problème gênant – celui du Conseil de défense de l'Aragon, dominé par les anarchistes, qui contrôlait le territoire arraché aux fascistes sur le front de l'Aragon par les milices catalanes et qui jouissait d'une réputation effrayante de corps ultra-révolutionnaire.  On eut quelques garanties sur l'Aragon en donnant quatre sièges au cabinet de la C.N.T. En conséquence, le 31 octobre, le Conseil de l'Aragon rencontra Caballero.

"L'objet de notre visite, déclara le président du Conseil, Joaquin Ascaso, est d'offrir nos respects au chef du gouvernement et de l'assurer de notre attachement au gouvernement du peuple.  Nous sommes prêts à toutes ses lois, et nous demandons en retour au ministre toute l'aide dont nous avons besoin.  Le Conseil de l'Aragon est formé de membres du Front populaire, de telle sorte que toutes les forces qui soutiennent le gouvernement y soient représentées. " " Les entrevues avec le président Azaña, le président Companys, et Largo Caballero, ajoutait une déclaration de la Generalidad le 4 novembre, ont détruit tous les soupçons sur le caractère extrémiste, isolé par rapport aux autres organes gouvernementaux de la République et opposé au gouvernement de Catalogne, du gouvernement constitué (en Aragon). "

Ce jour-là, les anarchistes entrèrent dans le cabinet de Caballero.


Notes

[1] Proverbe espagnol

[2] En détention à la Réunion


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