1928

Source: Balance n°1 (1994) et Fondation Andreu Nin. Traduit de l'espagnol par nos soins.


Intervention au congrès de l'Internationale Syndicale Rouge

Andreu Nin

Moscou, 22 mars 1928


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Camarades,

En premier lieu je voudrais faire quelques précisions relatives au discours prononcé hier par le représentant de l'Espagne, le camarade Ramos. Le camarade Ramos a parlé en son nom propre et au nom de la Fédération des travailleurs de Madrid. Ceci dit, le camarade Ramos n'a pas relayé l'opinion officielle des militants de l'Internationale syndicale rouge (I.S.R.) en Espagne. Le camarade Ramos a tenté de justifier, après cinq ans maintenant, la ligne syndicale erronée de la présidence antérieure du Parti en Espagne, c'est à dire la ligne qui fut en son temps rejetée par le Parti et par l'Internationale. J'ai estimé nécessaire de faire cette remarque pour attirer l'attention des délégués sur le sens de l'exposé du camarade Ramos.

Avant tout je veux dire que je suis tout à fait d'accord avec les thèses du Comité exécutif, et avec la ligne tactique qu'il a fixé.

Je me limiterai à faire quelques observations sur le rapport du camarade Lozovsky, spécialement sur la question du rapport de forces entre Amsterdam et l'ISR.

Je crois que le camarade Lozovsky sous-évalue l'influence d'Amsterdam.

Il me semble que cette question ne peut être résolue par de simples calculs arithmétiques : Amsterdam a tant de millions et Moscou tant. Il s'agit ici de s'interroger sur quelles positions stratégiques nous devons adopter.

Bien qu'au cours des trois dernières années et demi, l'I.S.R. - et ce sans aucun doute - ait progressé de façon significative en Occident, en Amérique latine, etc, il est non moins certain qu'en Europe, dans les pays capitalistes de premier ordre, tout en faisant de grands progrès, un recul s'est manifesté. Cela a été le cas en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en France. Cela ne veut pas dire que j'en tire les mêmes conclusions que les camarades Heckert et Tolman. Par leur façon d'agir on dirait que les camarades Heckert et Tomann ont peur du pouvoir d'Amsterdam. Mais si Amsterdam continue d'être forte dans quelques pays capitalistes c'est pour la simple raison que dans ces pays le capitalisme continue toujours d'être fort. Nous nous trouvons aujourd'hui dans une période où le capitalisme s'est relativement stabilisé, et Amsterdam est à l'image de cette relative stabilisation. Pourtant, les conclusions que les camarades Heckert et Tomann tirent de cette situation sont erronées. La politique qu'ils jugent recommandable est la politique de l'impuissance, de la passivité, du "laisser les choses suivre leur cours". Ce n'est pas la voix des représentants d'un mouvement révolutionnaire, préparé à affronter les difficultés que le capitalisme et ses défenseurs présentent au mouvement ouvrier, et que les réformistes posent en travers de notre chemin.

Je crois, et on doit se le dire clairement à cette tribune, que les thèses pour lesquelles ils plaident représentent un important changement de notre stratégie. Il me semble que de nombreux camarades ne sont pas toujours conscients de ça. Il s'agit d'un profond changement d'orientation de notre propre tactique, d'un changement d'orientation vers la gauche, d'un changement d'orientation clair et tout à fait décisif. Il s'agit de réprouver la politique du recul, la politique des compromis, d'une politique qui est le fruit de la crainte des réformistes. Les thèses que le camarade Lozovsky a présenté au congrès, au nom du comité exécutif, condamnent cette politique.

Les camarades Heckert et Tomann ont manifesté leur accord de principe avec les lignes tactiques proposées par le Comité exécutif; mais ils favorisent une authentique politique opportuniste, une politique à laquelle il convient d'opposer une fin de non-recevoir définitive. Nous devons lutter avec détermination contre la tactique opportuniste, contre la tactique de capitulation face aux réformistes.

Le camarade Lozovsky a apporté une bonne et complète démonstration des changements intervenus au cours des trois dernières années dans quasiment tous les pays. Le panorama dégagé par le camarade Lozovsky est extraordinairement éclairant. Au cours des trois dernières années nous avons observé dans tous les pays l'apparition de tournants opportunistes orientés vers la droite.

Le camarade Heckert, suivant la tactique de notre camarade allemand, a tenté de nous montrer que quelques uns de ces tournants se faisaient vers la gauche, mais il nous a donné un exemple si étroit qu'il n'a rien démontré. Dans les trois années écoulées il est difficile d'attribuer des erreurs à la gauche. Nous avons suivi une ligne cohérente dans tous les pays, mais, dans tous, nous avons observé un tournant à droite. A quoi tiens t-il ? Il doit y avoir une raison. Et c'est, évidemment, qu'on a surestimé la stabilisation du capitalisme.

On a surestimé la stabilisation capitaliste et par conséquent la force d'Amsterdam. Je voudrais donner quelques exemples de ces tournants opportunistes observés dans les Balkans. Dans certains cas, nos camarades ont recommandé de liquider notre organisation révolutionnaire et intégrer l'organisation d'Amsterdam.

En Tchécoslovaquie nous avons vu, par exemple, que dans les élections aux comités d'entreprise, nos camarades, appartenant aux syndicats révolutionnaires, ont voté en faveur de la liste des syndicats réformistes pour ne pas se montrer déloyaux avec les syndicalistes qui en étaient membres. Je vais citer encore un autre cas.

Au printemps de l'année dernière nous faisions face en Angleterre - je crois que le camarade Lozovsky n'en a pas parlé - à un coup dur, provoqué par l'exigence du Comité central des Trade-Unions que les syndicats locaux abandonnent les actions minoritaires. Nous espérions que ça n'arriverait pas, mais ce ne fut que vaine illusion, nourrie de plus tout au long de l'année par le biais du comité anglo-russe. Ce n'est un secret pour personne que dans la plupart de nos pays on a surestimé l'importance du comité anglo-russe, par ignorance de ce comité. Beaucoup de camarades croyaient que la gauche d'Amsterdam, et spécialement la gauche du Comité central des syndicats anglais, se composait d'éléments qu'on pouvait définir comme "quasiment" communistes. Dans quelques pays on avait senti une tendance à contenir notre critique contre le mouvement de la gauche d'Amsterdam. On sentait une certaine tendance à considérer les syndicats révolutionnaires, les organisations de l'I.S.R., comme un obstacle dans la lutte pour l'unité syndicale, pour une UNITÉ en majuscules, pour une unité abstraite que Lozovsky a justement condamnée.

Par la suite on a observé une tendance à liquider l'I.S.R. De cela personne n'a parlé. On nous présente ici le camarade Walcher comme victime expiatoire. Je ne le défends pas en disant cela. Je ne peux partager ses positions. Mais le camarade Walcher a posé cette question: que serait-il arrivé en 1925 si les syndicats russes avaient décidé d'entrer dans l'Internationale d'Amsterdam ? L'attitude du camarade Walcher n'est pas tout à fait fortuite, elle n'a rien d'extraordinaire. Le camarade Walcher a parlé plus ouvertement que d'autres camarades, qui aujourd'hui pensent que les syndicats russes doivent entrer dans l'Internationale d'Amsterdam, et que cette entrée peut régler l'unité syndicale.

Le camarade Walcher a simplement été plus sincère en disant ce qu'il pensait. Quant au reste, on a permis à cette tendance de s'exprimer, dominant un certain temps en France, où l'on avait clairement conseillé la dissolution de la CGTU, et ce fut ensuite tout aussi clair en Tchécoslovaquie, où de nombreux camarades n'ont rien fait pour renforcer les syndicats révolutionnaires, et c'est finalement devenu aussi clair en Russie, où plusieurs dirigeants du Comité central des syndicats - militants ayant pouvoir de décision - ont plaidé pour liquider l'I.S.R. et faire entrer les syndicats russes dans l'Internationale d'Amsterdam.

KOSELEV: Quand ?

NIN : Le camarade Koselev me demande quand: il ont été tellement habiles qu'ils ne l'ont consigné dans aucune résolution [écrite]. Mais nous pouvons nous rappeler de l'époque où, au cours d'une réunion, ils nous disaient: quand pensez-vous liquider l'I.S.R. ? Je ne suis pas homme qu'on peut avoir avec ce genre de questions. Je connais bien les procédures internes.

Je dois dire ici - en toute honnêteté - qu'au cours des trois dernières années et demi nous n'avons mené à bien aucune tâche commune entre les syndicats russes et l'I.S.R. Nous comptons un bon nombre de camarades membres du Comité exécutif de l'I.S.R. que nous n'avons jamais, ou quasiment jamais vu aux réunions. Pour eux il était sûrement plus facile de prendre le train pour l'Angleterre que de monter du 4° au 5° étage du Palais des Syndicats.

C'est un fait bien connu. En réalité je suis surpris de cette tendance - aujourd'hui sur le déclin - des camarades russes, les enseignements de ces dernières années ayant été suffisamment pénibles. C'est très clair. Puisque les thèses du camarade Lozovsky présentent la ligne correcte de notre future tactique, j'espère que les camarades russes les approuveront, qu'ils changeront leur attitude antérieure, et aussi qu'ils feront tout le nécessaire pour mettre en pratique ces thèses.

Camarades, puisque je ne dispose que de vingt minutes, je me limite à souligner ma position quant aux thèses du camarade Lozovsky.

Une fois de plus je considère nécessaire de noter combien il est convenable, par exemple, qu'un camarade des syndicats russes nous ait décrit les expériences qui ont été menées à bien dans le mouvement syndical de l'Union soviétique durant les trois dernières années et demi. Des camarades de nombreux pays sont venus nous faire connaître les difficultés, les problèmes et les changements qu'ils ont observé dans leurs pays d'origine. Mais ici, dans ce congrès international, nous n'avons vu aucun camarade russe.

(Interruption de Gigsburg). Le camarade Gigsburg me dit qu'il l'a fait : le camarade Gigsburg nous a fourni un très bref rapport sur les réalisations des syndicats russes durant ces trois dernières années. Malgré tout, son rapport a été bien trop sommaire et ne peut contenter personne, spécialement quand il s'agit d'un congrès international. Nous sommes en train de parler des expériences fécondes des syndicats russes. Ce sont les premiers qui ont pu mener à bien la révolution dans un pays, à savoir le pays de la dictature du prolétariat. Les ouvriers de tous pays doivent tirer profit de leurs expériences. Il n'est pas nécessaire de parler des réalisations des syndicats russes. Mais j'espère qu'un camarade russe nous fera connaître aussi la face négative, non pour la critiquer, mais pour en tirer les enseignements nécessaires et demander l'appui du prolétariat mondial.

Nous devons montrer les changements d'orientation, quelles erreurs ont conduit à ces derniers, y compris dans le mouvement syndical russe.

Le camarade Lozovsky l'a dit très clairement: nous devons pas nous écrouler devant les critiques, et encore moins quand ça peut être favorable à nos ennemis.

C'est précisément pour cela que nous nous distinguons de ceux d'Amsterdam. Le camarade Lozovsky a dit aussi: nous ne devons pas nous flatter mutuellement.

Nous connaissons tous les aspects positifs des syndicats russes. Mais il aurait été nécessaire d'en montrer les négatifs - il y en a sans doute quelques uns - rencontrés dans les tâches de ces trois dernières années. Il suffit de lire notre presse, la "Pravda" ou "Trud" pour se rendre compte que dans notre patrie, en Union soviétique, s'est produit aussi un grand nombre d'erreurs. Nous avons vu de constantes atteintes à la démocratie syndicale. Nous avons constaté des faits réellement scandaleux dans le mouvement syndical russe. Il doit être dit clairement que les syndicats russes ont combattu les erreurs avec détermination; mais il ne fait pas de doute qu'il serait d'une grande utilité pour le mouvement syndical révolutionnaire d'examiner ces expériences, et qu'il serait nécessaire de faire connaître depuis cette tribune les difficultés pour aider le prolétariat russe à les dépasser.

Nous nous trouvons dans une situation extraordinairement difficile. Nous avons vu ces dernières années combien les attaques du capitalisme international contre la république soviétique sont en recrudescence. On parle d'organiser un blocus économique jusqu'à la préparation d'une intervention armée en Union soviétique. Aujourd'hui comme hier et comme demain, la tâche la plus importante du prolétariat de tous les pays est de défendre la solidarité de la révolution mondiale, la révolution russe. Mais pour défendre la forteresse de la révolution mondiale, il ne suffit pas d'un optimisme officiel où l'on croirait aveuglément tout ce qu'on nous dit. Les ennemis de la révolution ne sont pas seulement ceux qui l'attaquent sans cesse, mais aussi ceux qui acceptent tout sans discussion, avec une foi aveugle.

Il me reste peu de temps, je vais parler une fois de plus avec concision : c'est comme si nous assistions à l'établissement d'une contre-révolution à l'intérieur du pays, comme si on détruisait quasi complètement le programme de construction du socialisme.

Nous suivons avec inquiétude le cas du sabotage économique qui a sévi dans la région du bassin du Donbass. Ce qui y a été le plus grave, ce ne fut pas que quelques ingénieurs reçoivent de l'argent du capitalisme étranger pour organiser la contre-révolution, mais que -il suffit de lire la presse russes de ces jours-ci pour s'en rendre compte - que tout a été possible parce que les syndicats étaient complètement coupés des masses ouvrières, parce que les organisations ouvrières de masse qui protestaient n'ont rien fait, parce que les ouvriers étaient systématiquement écartés du contrôle de la production. Je ne veux pas en parler davantage. Vous n'avez qu'à demander les derniers numéros de la "Pravda" ou de "Trud" - ce dernier dit dans un éditorial: "Il faut mettre fin à cela une fois pour toute" - pour comprendre le danger que représente, pour la construction socialiste et pour la révolution mondiale, un défaut de démocratie dans les syndicats, et l'exclusion des masses laborieuses de la construction du socialisme.

Camarades, les représentants des syndicats révolutionnaires de tous pays doivent se rendre compte de la situation, doivent se l'approprier, et aider les camarades russes à continuer la lutte qu'il ont entrepris contre les tournants qui menacent la construction du socialisme par les masses elles-mêmes. Dans une perspective internationale, nous connaissons à l'heure actuelle les points sur lesquels l'Union soviétique est isolée, nous savons sur quels points le capitalisme international redouble son offensive contre l'Union soviétique. Et nous n'avons qu'un seul véritable espoir, l'espoir déposé dans la classe ouvrière internationale. Par conséquent, à l'heure actuelle, il ne reste qu'une seule voie: la promotion de la démocratie dans les syndicats, la participation active des syndicats à la construction du socialisme, la participation vive et active des grandes masses ouvrières dans la construction socialiste. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera possible de mettre un terme à toute nouvelle tentative contre-révolutionnaire parce que celle-ci sera vaine face à la volonté des ouvriers. D'autre part nous devons adopter une ligne claire et concrète qui renforce notre organisation révolutionnaire, une ligne qui soit vraiment claire et vraiment concrète face à tous les tournants opportunistes, contre une conception abstraite de l'unité, capable d'attirer les masses.

Camarades, je vais conclure en répétant que ce dont il s'agit ici c'est d'impulser un virage à gauche. Les thèses du camarade Lozovsky nous montrent le chemin que nous devons prendre. Il s'agit de ne pas accepter des thèses comme si elles n'étaient qu'une résolution de plus mais d'en faire une réalité. Tous les camarades doivent se dire: il s'agit d'un changement d'orientation, et c'est de nous qu'il dépend aujourd'hui d'entreprendre ce changement qui va dans le sens des intérêts de la classe ouvrière et de la révolution.


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