1912

Article reproduit dans La révolution sociale par Charles Rappoport, Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l'Internationale ouvrière, 1912

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Révolution et « coups de main »

Charles Rappoport


Les partisans de la légalité quand même mettent dans la bouche des révolutionnaires des stupidités dont ils n'ont naturellement, que trop facilement raison. Les révolutionnaires, disent-ils, croient que la révolution sociale sera le résultat d'un coup de main, d'une échauffourée avec la police, ou, mieux, pour employer une expression favorite, d'un « coup de baguette magique ». Les révolutionnaires sont travestis en mages sociaux, en faiseurs de miracles. Et les réalistes de la légalité - en théorie très idéalistes - ne manquent jamais l'occasion d'afficher un mépris souverain pour ces rêveurs de catastrophes impossibles. Eux seuls sont en accord complet avec la science moderne, basée sur l'idée de l'évolution. Les révolutionnaires sont des romantiques, des attardés, en un mot des utopistes. Bernstein n'a-t-il pas dit que Marx lui-même fut souvent un vulgaire blanquiste ?

Quelle est la réalité ?

Constatons d'abord que tous les grands maîtres du socialisme contemporain, ceux-là mêmes qui y ont introduit l'idée de l'Evolution, qui en ont, en quelque sorte, saturé les esprits, Karl Marx, Frédéric Engels, Ferdinand Lassalle, Pierre Lavroff, furent pendant toute leur vie des révolutionnaires convaincus. C'est un fait indéniable. Et nous le prouverons.

On a comparé l'œuvre sociale de Karl Marx à celle de Darwin dans le domaine de la nature. En effet, son œuvre classique, le Manifeste, le seul, peut-être, de livres de notre temps qui contienne, sous une forme aussi restreinte (une trentaine de pages), tant d'idées géniales et fécondes, développe tout un système d'évolution de la société capitaliste. Dans le Manifeste, nous voyons le socialisme sortir, par la seule force des choses, des entrailles mêmes de la société capitaliste. C'est le capitalisme lui-même qui produit son propre « fossoyeur », le prolétariat organisé en parti de classe.

Or, le Manifeste se termine par la déclaration ultra-révolutionnaire que voici :

« Les communistes considèrent comme indigne de dissimuler leurs conceptions et leurs desseins. Ils déclarent franchement que leur but ne saurait être atteint que par la destruction violente du régime social actuel. Que les classes dominantes tremblent devant une révolution communiste : les prolétaires, eux, n'ont à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. »

Pourtant Marx a mis définitivement en déroute tous les faiseurs de miracles, tous les fabricants de petits projets présentés comme autant de panacées propres à sauver la société de la misère capitaliste.

L'idéaliste Pierre Lavroff, dans la question de la révolution violente, était pleinement d'accord avec Marx, le matérialiste. Il prêcha, durant toute sa vie glorieuse, la Révolution au nom de la raison, « de la justice et de l'humanité ». Il chercha à établir scientifiquement que « tout socialiste qui pense logiquement doit être révolutionnaire  ». Et il ajoutait toujours que la Révolution ne saurait se faire sans violence. Or, Pierre Lavroff a introduit la philosophie scientifique en Russie, contribuant ainsi plus que personne à la défaite des idées métaphysiques et théologiques dans son pays. Il fut l'ennemi juré du miracle, y compris le miracle de la transformation sociale par la participation des socialistes au pouvoir bourgeois.

Les partisans de la légalité quand même se plaisent à citer une Préface d'Engels où il trace un tableau magnifique de la croissance du Parti socialiste pendant la période légale. Mais les malins oublient d'ajouter qu'Engels lui-même protestait contre cette publication en affirmant que ses idées avaient été faussées par l'omission d'une conclusion contenant une affirmation nettement révolutionnaire.

On invoque également le mot de Marx qu'en Angleterre la Révolution pourrait se faire pacifiquement et légalement. Dans sa Préface à la traduction anglaise du Capital, Engels en rapportant les paroles de son grand ami, écrit : « Mais il n'oubliait jamais d'ajouter qu'il doutait extrêmement que les classes dominantes, en Angleterre, cédassent à une révolution pacifique et légale » (The Capital, Introduction, 1887). Autrement dit : la Révolution sera superflue si les classes dominantes se trouvent en goût de suicide. Il est évident que Marx, qui connaissait à fond l'état économique de l'Angleterre, entendait dire que toutes les conditions matérielles et techniques de la Révolution s'y trouvent réalisées. Pour que la Révolution s'accomplisse, il ne manque que le levier révolutionnaire. « La force est l'accoucheuse de la nouvelle société ». On ne peut nier les douleurs et les violences de l'enfantement sous prétexte que l'embryon se développe d'une façon lente et régulière. Autant nier les éruptions volcaniques en alléguant que la géologie moderne a abandonné la théorie catastrophique de la formation de notre terre. L'enfant se développe pacifiquement, « légalement », mais il vient au monde révolutionnairement. Les forces souterraines s'accumulent lentement, invisiblement, mais une fois arrivées à un certain degré d'intensité, elles font explosion. « Les révolutions, dans l'Histoire, sont aussi nécessaires que les tempêtes dans la nature », écrit Malon, que les évolutionnistes ne qualifieront pas de « sectaire ».

En 1887, au Congrès de Saint-Gall, Bebel, qui n'a rien d'un rêveur romantique, déclara : « Celui qui dit que le but final du socialisme se réalisera par la voie pacifique ne connaît pas ce but final, ou se moque de nous ».

Il y a plus. C'est seulement à la période scientifique, basée sur l'idée et le principe de l'évolution, que le socialisme s'affirme comme révolutionnaire. Les grands utopistes, les Fourier, les Owen, les Saint-Simon étaient des pacifiques. Ils réclamaient la transformation sociale pour faire l'économie d'une « révolution ».

C'était précisément la période où les réformateurs sociaux s'adressaient aux monarques, réunis à Aix-la-Chapelle, pour solliciter leur « collaboration » à la réforme sociale au nom de la « conservation sociale ». C'était aussi le bon vieux temps où le noble rêveur Fourier attendait chaque jour, à heure fixe, son « millionnaire », sauveur pacifique de l'humanité souffrante.

Le triomphe de l'esprit vraiment réaliste fut en même temps celui de l'esprit révolutionnaire. Il n'y a que les empiriques, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont intérêt à dissimuler la vérité historique, pour croire que la Révolution est contraire à l'évolution dont elle n'est, en réalité, que l'aboutissant fatal et irrésistible. Ainsi, la période utopique du socialisme fut pacifique. La période scientifique adopte la tactique révolutionnaire.

Ferdinand Lassalle, qui fut le promoteur du suffrage universel en Allemagne, homme d'action immédiate et pacifique par excellence, préconisait la Révolution comme un moyen d'aboutir même dans toute œuvre réformiste sérieuse.

Il citait de grandes réformes qui n'ont pu être réalisées que par une révolution. Pour lui comme pour tout socialiste moderne, la Révolution n'est qu'un moment, une période de crise dans l'évolution dite « normale » de la société, une évolution qui aboutit.


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