1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

VI : De Stettin à Reval (Tallinn)

Enfin nous fûmes avisés soudain, Pestaña et moi, qu’il nous fallait partir sans délai ; il était déjà tard dans la soirée et nous devions prendre le premier train du lendemain pour Stettin. Alors tout se passa le plus simplement du monde - sauf vers la fin, quand un dernier obstacle imprévu surgit : embarquement sur un joli bateau qui allait nous emmener jusqu’à Reval (devenue Tallinn) ; flâneries sur le pont, repas agréables après les régimes de Vienne et de Berlin ; nous étions seulement gênés quand nous apercevions deux autres voyageurs, passagers clandestins, l’Anglais Murphy, et l’Américain Fraina se risquant, le soir, à sortir de la soute à charbon où on avait dû les loger ; bien que je n’y fusse pour rien, Murphy m’en garda toujours rancune.

Nous avions eu une plaisante traversée, mer calme pendant trois jours ; à Reval le réveil fut désagréable. Nos passeports étaient reconnus bons mais nous n’avions pas demandé le visa estonien à Berlin ; aussi fûmes-nous isolés des autres voyageurs puis conduits au siège du gouvernement. L’idéologie wilsonienne et la volonté d’amputer la Russie soviétique s’étaient trouvées d’accord pour rétablir les Etats baltes : Estonie, Lettonie, Lituanie, en nations indépendantes, et, comme nous l’avions déjà constaté en Tchécoslovaquie, cette résurrection s’accompagnait d’un chauvinisme dont l’intensité paraissait se développer en rapport inverse avec la dimension du pays. Ici, en tout cas il était robuste, car c’est le ministre des Affaires étrangères en personne qui vint nous sermonner et nous menacer : “ On veut nous ignorer, criait-il, mais nous ne le permettrons pas ! ” Et comme nous tentions de lui expliquer, avec l’humilité convenable, que pareille pensée était loin de nous, cela ne faisait que l’exciter davantage, et il criait de plus belle : “ Nous sommes décidés à nous faire respecter ! ” C’était un petit homme, il arpentait son bureau en gesticulant et haussait la voix à mesure qu’il se rapprochait de nous. La scène devait être passablement ridicule, et même comique, mais nous n’étions pas en disposition d’en juger ; nous nous demandions si nous allions bêtement échouer après être venus si près du port. Nous fûmes finalement invités à nous retirer ; notre cas allait être examiné et nous serions informés de la décision.

Nous allâmes à notre refuge, la mission soviétique, raconter notre histoire. Le ministre était à table avec sa famille et ses secrétaires. On nous invita à prendre place et à nous restaurer d’abord ; on parlerait de notre aventure à la fin du repas. Une secrétaire nous emmena dans son bureau où nous allions attendre la décision du gouvernement. Les heures passaient ; Pestaña avait trouvé un sujet de conversation qu’il était toujours heureux de développer : la situation présente de l’Espagne plus favorable au renversement du régime alphonsiste qu’elle ne l’avait jamais été ; pour la première fois, en effet, l’agitation révolutionnaire ne restait pas confinée en Catalogne, parmi les ouvriers ; elle se développait parallèlement dans les régions agricoles du Sud, soumises encore à un régime féodal ; les paysans se révoltaient et leur mouvement avait pris assez d’ampleur pour rendre non seulement possible mais urgente la liaison des deux mouvements. La secrétaire paraissait prendre un grand intérêt à ce récit, brusquement interrompu par l’arrivée d’un messager porteur d’une nouvelle encourageante ; il n’y avait pas encore de décision ferme mais l’intransigeance paraissait faiblir ; la hâte que notre interlocutrice mit alors à disparaître, nous fit penser qu’après tout elle n’était peut-être pas aussi intéressée aux choses d’Espagne qu’elle nous l’avait laissé supposer.


La traversée de l’Estonie, de Reval à la frontière, prit une matinée entière, non que la distance l’exigeât mais la voie ferrée était par endroits en mauvais état ; un grand pont à peine réparé ne pouvait être franchi qu’avec de sérieuses précautions : il n’y avait pas si longtemps que Ioudénitch était passé par là... On nous immobilisa encore à Narva pour les formalités de sortie ; enfin nous atteignîmes la Russie soviétique à Iambourg. Nous sautâmes tous vivement du train et courûmes à travers les voies vers le bâtiment de la gare. Nous formions maintenant tout un petit groupe, car les délégués que nous n’avions pas encore vus surgirent tout à coup ; la joie que nous éprouvions exaltait les plus placides ; elle trouva son expression dans une accolade générale.

La cérémonie qui eut lieu dans la gare fut fort simple ; aux murs, pour tout décor, quatre grandes photographies : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Lounatcharsky. Les communistes russes venus pour nous accueillir repartirent avec nous, de sorte que notre wagon se transforma vite en un club de discussion. Fraina était tout fier de nous montrer un gros volume, recueil d’articles de Lénine et de Trotsky, qu’il avait composé et venait de publier, et qu’il avait réussi à amener jusque-là avec lui, ce qui était certainement méritoire.

Un communiste russe voulut à toute force m’entreprendre sur la question du parlementarisme ; le prétexte était de me faire traduire les thèses dont il n’avait que le texte anglais. Leur auteur s’était visiblement efforcé de formuler un ensemble de dispositions si précises qu’on n’aurait plus à craindre désormais que des membres du Parti une fois élus échappent à sa discipline, pratiquent une politique personnelle et se servent de leur mandat pour faire carrière comme il y en avait trop d’exemples. Quand j’eus achevé ma lecture, mes voisins exprimèrent leur satisfaction, et ils furent surpris de me voir rester indifférent : “ Ne trouvez-vous pas ce texte excellent ? me demanda-t-on. - Si, il est très bon, mais on aura fait la révolution en France avant d’avoir réussi à l’imposer ; les Millerand et les Briand se rient des mandats les plus impératifs et ils laissent un enseignement dont leurs imitateurs profitent. ” Là-dessus la discussion rebondit ; d’autres camarades intervinrent, nos amis russes vinrent à la rescousse. “ Si vous trouvez ce texte insuffisant proposez qu’on le renforce, vos amendements seront sûrement adoptés. ”

Avec ces discussions impromptues, sautant d’un sujet à un autre, le voyage maintenant allait très vite ; on avait quand même le loisir de regarder le paysage, cette Russie nouvelle passée d’un coup du tsarisme exécré à la révolution libératrice vers laquelle les révolutionnaires de tous les pays avaient les yeux tournés. Dans un des rares moments où j’avais pu fuir les débats, je fus rejoint dans le couloir par une journaliste anglaise, correspondante, me dit-elle, des Daily News, le quotidien libéral où j’avais fréquemment puisé d’intéressantes informations sur la Russie soviétique. Elle aborda assez vite la question de la 3e Internationale et du congrès qui allait se réunir. Discrètement un camarade russe nous sépara, et après s’être enquis des questions qu’elle m’avait posées, me dit : “ Evitez-là ; elle nous paraît suspecte ; elle vient ici après avoir fait un séjour en Pologne ; l’intérêt qu’elle témoigne pour la 3e Internationale ne peut que renforcer notre suspicion. - Mais pourquoi la laissez-vous entrer ? - Parce que nous avons grand intérêt à démasquer les espions ; les gouvernements bourgeois cherchent à introduire des agents au centre de la 3e Internationale ; en outre, et surtout, la plupart des délégués au Congrès y seront venus illégalement ; nous devons assurer leur sécurité. ”


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