1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

VII : Pétrograd - Zinoviev

Nous arrivâmes à Pétrograd au début de la soirée, d’une soirée qui devait ne pas finir : on était à l’époque des nuits blanches. Nous en avions déjà fait l’expérience sur le bateau. Le golfe de Finlande n’était pas encore entièrement déminé, le bateau devait longer prudemment les côtes. Tout était étrange ; le passage à travers les îles Aaland à l’allure ralentie du pilote spécial qui nous guidait ; la nuit qui ne venait pas... on ne pouvait se résoudre à aller s’enfermer dans sa cabine pour y dormir. À Pétrograd moins encore. À peine étions-nous arrivés qu’Ivan était accouru porteur d’un texte que je devais corriger sur l’heure. C’était, selon lui, un morceau admirable et il était sûr que je serais content de le connaître. Au cours de nos conversations, je lui avais dit et répété qu’il me paraissait impossible de faire un parti communiste avec les chefs du Parti socialiste, surtout ceux du type Cachin, qui avaient abandonné le socialisme et trahi les ouvriers aux heures critiques de la guerre, s’étaient transformés en chauvins forcenés ; si, secoués par la Révolution russe, ils s’étaient plus ou moins sincèrement ressaisis, ç’avait été avant tout pour rester à la direction du Parti. Or, le fameux texte était un projet de lettre ouverte aux membres du Parti socialiste français, rappelant et condamnant sans ménagement et sans rien oublier le reniement de leurs dirigeants ; le Congrès s’adresserait ainsi à la classe ouvrière par-dessus la tête des chefs du Parti. Il était visiblement destiné à “ préparer ” le retour en France des deux émissaires, Cachin et Frossard. Je ne pouvais m’échauffer là-dessus, et surtout je voulais m’occuper d’autre chose. Victor Serge arriva juste à temps pour me libérer : “ Laissez donc cela, me dit-il ; c’est notre travail. ”

Il était, lui, de ces anarchistes qui avaient répondu à l’appel de la Révolution d’Octobre et de la 3e Internationale. Il venait de loin, ayant appartenu dans sa jeunesse à la tendance des anarchistes individualistes ; mais il était passé par de dures épreuves. Quand la révolution éclata en Russie, il était en Espagne ; il partit aussitôt espérant pouvoir atteindre Pétrograd à travers la France. Mais il avait été arrêté, interné dans un camp de concentration. Incorporé dans un convoi de rapatriés il avait pu enfin arriver à Pétrograd. Il avait été affecté à la rédaction de la revue de l’Internationale communiste où sa connaissance des langues, ses talents d’écrivain, sa participation au mouvement ouvrier dans divers pays, trouvaient leur plein emploi. C’était pour nous le meilleur des guides. Les questions jaillissaient de part et d’autre ; nous en avions beaucoup à lui poser, et lui, il était anxieux de savoir exactement où on en était dans les démocraties d’Occident ; les communications restaient difficiles, les journaux n’arrivaient qu’irrégulièrement, les correspondances ne pouvaient bénéficier que de circonstances exceptionnelles.

Un exemple suffira pour montrer à quel point les communications étaient rares et combien il était difficile d’être exactement informé. Au moment où la Vie Ouvrière - qui représentait alors la tendance syndicaliste révolutionnaire acquise à la nouvelle Internationale - put reprendre sa publication, un nouvel hebdomadaire apparut dont le titre singulier était : Le Titre Censuré, le texte laissant entendre que le titre interdit par la censure était “ Le Bolchévik ”. Ce journal était une création du petit Fouché de Clemenceau, Mandel, dont le but évident était de contrecarrer la Vie Ouvrière en trompant les ouvriers. C’était assez habilement fait, au point que même en France quelques provinciaux s’y laissèrent prendre. Victor Serge fut donc excusable de l’inclure dans une de ses chroniques parmi les périodiques qui défendaient la Russie soviétique et la 3e Internationale.

Notre longue promenade à travers la ville nous mena en des lieux que je connaissais bien déjà par mes lectures ; les traces de la guerre y étaient encore nombreuses ; en plus d’un point les pavés de bois avaient été arrachés ; par sa situation géographique, la ville était la plus exposée, la plus difficile à ravitailler et à défendre ; on y avait terriblement souffert. Nous fûmes sur la fameuse perspective Nevsky à l’extrémité de laquelle on apercevait la flèche d’or de l’Amirauté ; nous vîmes la cathédrale de Kazan et ses portiques ; le Palais d’Hiver qui faisait aussitôt penser au tragique 22 janvier 1905 : la foule pacifique conduite par le pope Gapone, apportant une supplique à Nicolas II et la fusillade pour toute réponse.

Par le pont Troïtsky, longeant la sinistre forteresse Pierre-et-Paul, nous franchîmes la Néva, et rentrâmes par le faubourg révolutionnaire de Vassili Ostrov. Notre tour s’acheva sur la place Saint-Isaac, à l’hôtel Astoria, où logeaient les dirigeants du soviet de Pétrograd. Victor Serge y avait une chambre. Au fond du vestibule on apercevait une mitrailleuse braquée sur l’entrée ; il n’y avait pas si longtemps que la ville avait encore vécu des journées anxieuses, menacée dangereusement par l’offensive de l’armée de Ioudénitch ; on sentait encore la guerre civile, et les soldats de Pilsudski venaient d’envahir l’Ukraine.

Zinoviev partait le lendemain pour Moscou, où était convoqué le Comité exécutif de l’Internationale communiste ; il emmena avec lui les délégués arrivés déjà à Pétrograd et, profitant du voyage, voulut prendre contact avec eux et les questionner. Il répondait à l’image que nous avions pu nous faire de lui : sa large tête, sa solide carrure lui donnaient l’allure du tribun classique. Les conversations étaient tout à fait cordiales, et il était visiblement content, quand on lui donnait l’occasion d’une inoffensive raillerie. À un délégué qui refusait un bol de soupe, il dit en riant : “ Faut la manger ; c’est la discipline ! ”


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