1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise

1. La base objective du fétichisme de la marchandise


Le caractère spécifique de l’économie marchande tient à ce que la direction et l’organisation de la production sont l’œuvre de producteurs de marchandises indépendants (petits propriétaires ou grands entrepreneurs). Chaque firme privée, isolée, est autonome, ce qui signifie que son propriétaire est indépendant, qu’il ne s’occupe que de ses intérêts propres et qu’il décide de la nature et de la quantité des biens qu’il produit. Dans le cadre de la propriété privée, il dispose des instruments de production et des matières premières nécessaires et, en tant que propriétaire légalement habilité, il dispose des produits de son activité. La production est dirigée directement par les producteurs marchands isolés, et non par la société. La société ne règle pas directement l’activité de travail de ses membres, elle ne prescrit pas ce qui doit être produit et en quelle quantité.

D’autre part, chaque producteur marchand fabrique des marchandises, c’est-à-dire des produits qui ne sont pas destinés à son propre usage, mais au marché, à la société. La division sociale du travail réunit tous les producteurs de marchandises en un système unifié appelé économie nationale, en un « organisme productif » dont les parties sont reliées entre elles et se conditionnent mutuellement. Comment cette connexion se crée-t-elle ? Par l’échange, par le marché, sur lequel les marchandises de chaque producteur individuel apparaissent sous une forme dépersonnalisée, comme des exemplaires distincts d’un type donné de marchandises, sans référence à celui qui les a produites, au lieu et aux conditions spécifiques de leur production. Les marchandises, les produits des producteurs marchands individuels, circulent et sont évalués sur le marché. C’est la comparaison des valeurs des produits et l’échange de ces produits qui créent les connexions et interactions réelles entre firmes individuelles, indépendantes et autonomes. Sur le marché, la société règle les produits du travail, les marchandises, donc les choses. La communauté règle ainsi indirectement l’activité de travail des hommes, puisque la circulation des produits sur le marché, la hausse et la baisse de leur prix conduisent à des modifications dans la répartition de l’activité de travail des producteurs marchands isolés, à leur entrée dans certaines branches de la production ou à leur sortie de celles-ci, donc provoquent une redistribution des forces productives de la société.

Sur le marché, les producteurs de marchandises n’apparaissent pas comme des personnes ayant une place déterminée dans le procès de production, mais comme des propriétaires et possesseurs de choses, de marchandises. C’est seulement dans la mesure où il est offreur ou demandeur de produits sur le marché que chaque producteur influence ce marché et en éprouve en retour l’influence et la pression. L’interaction et l’impact réciproque des activités de travail des producteurs marchands individuels passent exclusivement par l’intermédiaire de choses, par l’intermédiaire des produits du travail qui apparaissent sur le marché. L’extension des domaines agricoles dans des régions éloignées, telles que l’Argentine ou le Canada, ne peut amener une diminution de la production agricole en Europe que d’une seule façon : par la diminution du prix des produits agricoles sur le marché. De même, l’extension de la grande production mécanisée ruine l’artisan, le met dans l’impossibilité de produire comme auparavant et le conduit de la campagne à la ville, vers l’usine.

Du fait de la structure atomistique de la société marchande, du fait de l’absence de régulation sociale directe de l’activité de travail des membres de la société, l’articulation entre les firmes individuelles, autonomes, privées, se réalise et se perpétue par l’intermédiaire des marchandises, des objets, des produits du travail. « Les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 85) . Du fait que les producteurs individuels de marchandises, qui mettent en oeuvre une fraction du travail social total, travaillent indépendamment et séparément les uns des autres, « la structure du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail. »[1] Cela ne signifie pas que le producteur de marchandises A n’entre dans des rapports de production qu’avec les seuls producteurs de marchandises B, C et D qui ont avec lui des rapports contractuels d’achat et de vente, et qu’il n’est pas lié à n’importe quel autre membre de la société. En entrant dans des rapports de production directs avec ses clients B, C et D, notre producteur de marchandises A se trouve en fait mis en relation, par un dense réseau de rapports de production indirects, avec une foule d’autres personnes (par exemple avec tous ceux qui achètent le même produit, avec tous ceux qui produisent le même produit, avec tous ceux à qui le producteur considéré achète ses moyens de production, etc.) et, en dernière analyse, avec tous les membres de la société. Ce dense réseau de rapports de production ne se rompt pas lorsque le producteur de marchandises A, une fois achevé l’acte d’échange avec ses cocontractants, retourne à son échoppe, au procès de production direct. Notre producteur de marchandises fabrique des produits pour la vente, pour le marché, si bien que, dès le procès de production direct, il doit tenir compte des conditions qu’il s’attend à trouver sur le marché ; il est donc contraint de prendre en considération l’activité de travail des autres membres de la société, dans la mesure où elle influence le mouvement des prix des marchandises sur le marché.

On peut donc trouver les éléments suivants dans la structure de l’économie marchande : 1) des cellules individuelles de l’économie nationale, c’est-à-dire des entreprises privées, isolées, formellement indépendantes les unes des autres ; 2) ces cellules sont matériellement reliées les unes aux autres, c’est une conséquence de la division sociale du travail ; 3) la connexion directe entre producteurs marchands individuels s’établit dans l’échange, et cela influence indirectement leur activité de production. Dans son entreprise, chaque producteur de marchandises est formellement libre de produire, selon sa volonté, n’importe quel produit qui lui plaît, par n’importe quel moyen de son choix. Mais lorsqu’il porte sur le marché le produit final de son travail pour l’échanger, il n’est pas libre de déterminer les proportions de l’échange ; il doit se soumettre aux conditions (aux fluctuations) du marché, qui sont les mêmes pour tous les producteurs du produit considéré. Ainsi, dès le procès de production direct, il est contraint d’adapter (par avance) son activité de travail aux conditions qu’il s’attend à trouver sur le marché. Le fait que le producteur dépende du marché signifie que son activité de production dépend de l’activité de production de tous les autres membres de la société. Si les drapiers ont fourni trop de drap sur le marché, le drapier Ivanov, qui n’a pas accru sa production, n’en souffre pas moins de la chute des prix du drap et il doit diminuer sa production. Si les autres drapiers introduisent des moyens de production plus perfectionnés (des machines par exemple), diminuant ainsi la valeur du drap, notre drapier sera alors lui aussi contraint d’améliorer ses techniques de production. Le producteur de marchandises, isolé, formellement indépendant des autres en ce qui concerne l’orientation, le volume et les moyens de sa production, est en fait étroitement lié à eux par l’intermédiaire du marché, de l’échange. L’échange des produits influence l’activité de travail des hommes; la production et l’échange représentent des éléments indissolublement liés, bien que spécifiques, de la reproduction. « Le procès de production capitaliste, pris en bloc, est l’unité du procès de production et du procès de circulation » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 47). L’échange devient partie intégrante du procès même de reproduction de l’activité de travail des hommes, et c’est seulement cet aspect de l’échange, les proportions de l’échange, la valeur des marchandises, qui constitue le sujet de notre recherche. L’échange nous intéresse surtout en tant que forme sociale du procès de reproduction qui imprime sa marque spécifique sur la phase de la production directe (cf. ci-dessous, chap. 14), et non comme phase du procès de reproduction qui alterne avec la phase de la production directe.

Ce rôle de l’échange, en tant qu’élément indispensable du procès de reproduction, signifie que c’est seulement par l’intermédiaire des choses que l’activité de travail d’un membre donné de la société peut influencer l’activité de travail d’un autre membre. Dans la société marchande, « l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposé par les choses » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 116). Les rapports sociaux de production prennent inévitablement une forme réifiée et - dans la mesure où nous parlons des rapports entre les producteurs marchands individuels, et non des rapports au sein des firmes privées isolées - ils n’existent et ne se réalisent que sous cette forme.

Dans une société marchande, une chose n’est pas seulement un mystérieux « hiéroglyphe social » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86 ; Das Kapital, Bd I, p. 88), ce n’est pas seulement une « enveloppe » sous laquelle se cachent des rapports sociaux de production entre les hommes. C’est un intermédiaire dans les rapports sociaux, et la circulation des choses est indissolublement liée à l’établissement et à la manifestation des rapports de production entre les hommes. Le mouvement des prix des produits sur le marché n’est pas seulement le reflet de ces rapports de production entre les hommes, c’est aussi la seule forme possible sous laquelle ces rapports peuvent se manifester dans une société marchande. Dans une telle société, le produit acquiert des caractéristiques sociales spécifiques (par exemple les propriétés de valeur, de monnaie, de capital, etc.) qui font que ce produit ne se contente pas de cacher les rapports sociaux entre les hommes, mais encore qu’il les organise, servant ainsi de lien médiateur entre les hommes. Plus exactement, c’est justement parce que les rapports de production ne peuvent s’établir que sous la forme de rapports entre les choses que ces choses cachent les rapports de production. « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). L’échange et l’égalisation des produits sur le marché créent un lien social entre les producteurs de marchandises et unifient l’activité de travail des hommes.

Il est indispensable de préciser que par « choses » nous entendons uniquement les produits du travail, comme le fait Marx. Cette qualification du concept de choses n’est pas seulement permise, elle est indispensable, puisque nous analysons la circulation des choses sur le marché dans la mesure où elles sont liées à l’activité de travail des hommes. Nous nous intéressons à ces choses dont la régulation sur le marché influence de façon particulière l’activité de travail des producteurs de marchandises. Et les produits du travail sont des choses de ce type (à propos du prix de la terre, cf. ci-dessous, chap. 5).

La circulation des choses - dans la mesure où elles acquièrent les propriétés sociales spécifiques de valeur et d’argent - ne fait pas qu’exprimer des rapports de production entre les hommes, elle les crée [2]. « Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s’exprime dans le mouvement des moyens de circulation, mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 142). Marx oppose le rôle de la monnaie comme moyen de circulation à son rôle comme moyen de paiement qui « exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants » (ibid.). Cependant, bien que, dans ce dernier cas, le paiement proprement dit n’intervienne qu’après l’acte d’achat et de vente, c’est-à-dire après l’établissement de rapports sociaux entre le vendeur et l’acheteur, il est évident que c’est dès le moment où l’acte s’est produit et a ainsi créé le rapport social qu’a eu lieu l’égalisation de l’argent et de la marchandise. « Il [l’argent] fonctionne comme moyen d’achat idéal. Bien qu’il n’existe que dans la promesse de l’acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 141).

Ainsi l’argent n’est pas seulement un « symbole », un signe qui déguise des rapports sociaux de production. Tout en dévoilant la naïveté du système mercantile, qui fait découler les caractéristiques de l’argent de ses propriétés matérielles ou naturelles, Marx rejette l’opinion contraire qui considère la monnaie comme un « symbole » de rapports sociaux qui existeraient indépendamment d’elle (Le Capital, L. I, t. 1, p. 101-102). D’après Marx, la conception qui attribue aux choses en elles-mêmes le caractère de rapports sociaux est aussi fausse que celle qui ne voit dans les choses que des « symboles », des « signes » de rapports sociaux de production. Si l’objet acquiert les propriétés de valeur, d’argent, de capital, etc., ce n’est pas en raison de ses propriétés naturelles, mais à cause des rapports sociaux de production auxquels il est lié dans l’économie marchande. Les rapports sociaux de production ne sont donc pas seulement « symbolisés » par des choses, mais encore ils se réalisent par l’intermédiaire de choses.

Comme nous l’avons vu, la monnaie n’est pas seulement un « symbole ». Dans quelques cas, en particulier dans le cycle M-A-M de la marchandise, la monnaie ne représente qu’un « reflet fugitif du prix des marchandises » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 135) [3]. Le passage de la monnaie d’une main à l’autre n’est qu’un moyen pour faire circuler les marchandises. Dans ce cas, « son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 135) et elle peut être remplacée par un simple symbole, le papier-monnaie. Cependant, bien qu’il soit « formellement » séparé de la substance métallique, le papier-monnaie n’en représente pas moins l’» objectivation » de rapports de production entre les hommes [4].

Dans l’économie marchande, les choses, les produits du travail, ont une double essence : matérielle (naturelle-technique) et fonctionnelle (sociale). Comment expliquer l’étroite relation entre ces deux aspects, relation qui s’exprime par le fait que « les déterminations sociales du travail » revêtent des « caractères matériels », et les choses des « caractères sociaux » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 101) ?


Notes

[1] Lettre de Marx à Kugelmann du 11 juillet 1868, dans Lettres sur « Le Capital », Ed. sociales, Paris, 1964, p. 230 ; et aussi dans Lettres à Kugelmann, Ed. sociales, Paris, 1971, p. 103.

[2] Nous expliquerons ci-dessous, au chapitre 3, le rôle que joue dans la création de rapports de production entre individus particuliers cette propriété sociale qu’ont les choses d’être l’expression de rapports de production entre les hommes.

[3] NdT. : Le texte allemand précise « reflet fugitif et objectivé » (Das Kapital, Bd I, p. 143).

[4] On ne peut être d’accord avec la conception de Hilferding, selon laquelle le papier-monnaie abolit l’« objectivation » des rapports de production. « Dans les limites du minimum de circulation, l’expression réelle des rapports sociaux est remplacée par un rapport social consciemment réglé. Cela est possible parce que l’argent métallique est précisément aussi un rapport social, bien que caché sous une enveloppe matérielle. » (Rudolf Hilferding, Le capital financier, Éd. de Minuit, Paris, 1970, p. 76 ; le éd., Das Finanzkapital, Wiener Volksbuchhandlung, Vienne, 1910). L’échange des marchandises au moyen de papier-monnaie s’effectue aussi sous une forme non réglée, spontanée, « objectivée », comme dans le cas de la monnaie métallique. Ou point de vue de la valeur interne de la matière dont il est constitué, le papier-monnaie n’est pas une « chose ». Mais c’est une chose au sens où à travers lui s’expriment, de façon « objectivée », des rapports sociaux de production entre acheteur et vendeur.
Mais si Hilferding se trompe, la thèse opposée soutenue par Bogdanov, d’après laquelle le papier-monnaie représente un degré encore plus grand de fétichisation des rapports sociaux que la monnaie métallique, est encore moins fondée. Cf. A.Bogdanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4. partie, p. 161.


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