1924

"La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient."

Victor Serge

Lénine 1917

1901-1902

IV - Et voici des ministres socialistes

Milioukov, devenu impossible, a démissionné. Le 1er mai, dans toutes les villes de Russie, d'immenses manifestations populaires exigent une paix démocratique. La fermentation du pays est telle que l'autorité du gouvernement provisoire apparaît surtout formelle. Lénine, observateur sagace des petits faits quotidiens, en note deux, d'une profonde signification. A Nijni-Novgorod, les ouvriers ont supprimé la police. Une milice prolétarienne, payée par les usines, assure l'ordre. En Sibérie, à lénisseissk, le Soviet a pris le pouvoir. Le président du Conseil, prince Lvof , envoie là-bas un commissaire. « Les fonctionnaires nommés, décide fièrement le Soviet de l'endroit, ne commanderont qu'après avoir passé sur nos cadavres. » On pourrait noter des milliers de faits analogues. Partout, dans l'immense Empire, par millions, de telles initiatives proclament la naissance d'une société nouvelle, dans la déliquescence des anciens pouvoirs. Le gouvernement purement bourgeois du prince Lvof (dans lequel Kérensky , représentant officieux du Soviet, était le seul socialiste) cède la place, le 6 mai, à un gouvernement de coalition socialiste-bourgeois, comprenant deux menchéviks (Tseretelli aux Postes et Télégraphes, Skobeleff au Travail), et deux socialistes-révolutionnaires (Tchernov à l'Agriculture, Kérensky, Guerre et Marine). A leurs partis et aux travailleurs, ces ministres socialistes promettent de travailler pour la paix des peuples, de préparer une solution à la question agraire, de hâter la réunion de la Constituante. Les campagnes espèrent. Tchemov, le leader du parti socialiste-révolutionnaire, parti de la révolution agraire, n'est-il pas au pouvoir ? Période confuse d'espérances populaires et de déception. Les ambassadeurs alliés commencent à s'inquiéter. A quand la prochaine offensive russe, à quand ?

Les Bolcheviks travaillent

La justesse de notre tactique est chaque jour confirmée. Mais nous avons besoin d'une organisation des masses prolétariennes trois fois meilleure qu'aujourd'hui. Dans chaque arrondissement, dans chaque quartier, dans chaque usine, dans chaque compagnie de troupe, nous devons avoir une organisation fraternelle, capable d'agir comme un seul homme. Chacune de ces organisations doit être directement reliée au Comité Cenfral par des liens solides que l'ennemi ne puisse pas rompre du premier coup, par des liens affermis et vérifiés de jour en jour, d'heure en heure, pour que l'ennemi ne puisse pas nous surprendre. » (Pravda, 25 avril.)

A la Conférence panrusse du parti bolchevik, Lénine (24, 29 avril) présente son projet de modification du programme. Relevons-y ces lignes :

Le parti veut une république prolétarienne et paysanne plus démocratique, dans laquelle la police et l'armée permanente seront remplacées par l'armement du peuple...

Le parti veut « l'autocratie du peuple ». Il préconise la « suppression de la langue d'Etat », — « le droit pour toutes les nationalités de se constituer en Etats autonomes », — « la nationalisation des banques, des trusts et des cartels », — « la confiscation des terres à transmettre immédiatement aux paysans organisés en soviets ». Le parti « conseille » aux travailleurs des campagnes de transformer les grands domaines en exploitations collectives modèles.

A la même époque se situe une polémique de Lénine avec Plékhanov . Tout le différend entre menchéviks et bolcheviks s'y résume. De l'avis du vieux chef de la social démocratie russe, « la révolution socialiste suppose un long travail d'éducation et d'instruction de la classe ouvrière » ; « les conditions objectives de la révolution socialiste n'existent pas en Russie ». Pour ces raisons, résignons-nous à subir la démocratie bourgeoise et continuons la guerre...

— La démocratie ? demande alors Lénine. Mais qui dit démocratie dit pouvoir de la majorité, et nous avons une majorité paysanne qui veut la terre. Cette majorité peut-elle exiger : 1° La nationalisation des terres ; 2° celle des banques ; 3° celle de l'industrie du sucre ? Elle l'exige. Satisfaisons ces revendications,

ensuite la marche au socialisme deviendra possible. Et si les ouvriers plus avancés des pays d'Occident, rompant avec leurs Plékhanov, nous soutiennent, le passage effectif de la Russie au socialisme sera assuré.

La question agraire

Autre polémique. Le ministre des Finances Chingarev propose, pour résoudre la question agraire, « les accords à conclure à l'amiable entre paysans et propriétaires ». On s'étonne de tant de candeur en période de révolution : ce bourgeois bien intentionné ne voulait pas voir la tempête. Comme Plékhanov ne voulait pas faire la révolution, il fournit à Lénine l'occasion d'une écrasante démonstration au premier Congrès panrusse des paysans (22 mai). 30.000 propriétaires riches possèdent en Russie près de 70 millions de déciatines (hectares, env.), soit en moyenne 2.000 hectares par tête. Par contre, d'après le recensement le plus récent, il y a en Russie environ dix millions de familles paysannes pauvres disposant ensemble de 70 à 75 millions de déciatines, soit 7 déciatines par famille ! Un accord amiable entre ces pauvres et ces riches — c'est-à-dire la location des terres — ne serait ni juste ni avantageux. Les bolcheviks sont pour une prise de possession, organisée, des terres par les paysans.

Le ministre socialiste-révolutionnaire Tchernov s'en remet à l'Assemblée Constituante pour régler la question agraire. Lénine crie au paysan : « N'attends pas la Constituante, prends la terre ! La Constituante décidera ; agissons avant. » — Pour prendre la terre, le paysan doit s'unir à l'ouvrier. L'expropriation des terres se rattache au contrôle ouvrier de la production, à l'obligation du travail, à la question de la paix :

Le travail libre sur la terre libre n'est pas encore la solution... Nous ne sortirons pas par cette voie de la ruine générale. Il faut l'obligation générale du travail, la plus grande économie du travail humain, un pouvoir extraordinairement ferme et fort pour appliquer l'obligation du travail...
(Discours au Congrès des paysans, 22 mai.)

Il faut un pouvoir fort

Puis :

Il faut terminer rapidement cette guerre, non par une paix avec l'Allemagne, mais par une paix générale, non par une paix capitaliste, mais par une paix des travailleurs faite contre tous les capitalistes.
(Lettre aux délégués paysans, 11 mai.)

Comment surgit chez Lénine cette formule du pouvoir fort et de l'obligation du travail ? Elle est suggérée par les circonstances : il ne peut y avoir d'autre réponse à la grève perlée des capitalistes qui organisent sciemment, mus par leur instinct de classe, la ruine du pays1 , Du coup, Lénine a réfuté toutes les déformations de sa pensée par les adversaires du bolchévisme. Partageux ? Non. Pas d'appropriation personnelle des terres, la nationalisation. Anarchiste ? Non. Un pouvoir fort, celui des travailleurs. On le sent anxieux de comprendre comme d'être bien compris, on découvre chez lui un robuste, un formidable bon sens malicieux qui l'identifie presque aux moujiks, ses auditeurs, dont il dispute la conscience à tant de concurrents. Sa règle de pensée de véritable chef de peuple, il nous la donne incidemment : elle est lumineuse :

Jamais des millions d'hommes n'écouteront les conseils du parti, si ces conseils ne coïncident avec ce que leur enseigne l'expérience de leur propre vie
(Discours du 22 mai.)

L'immensité du péril suggère la dictature

Soulignons que Lénine vient de parler d'un pouvoir fort. C'est, à vrai dire, la deuxième ou troisième fois, mais c'est nouveau. La Pravda du 6 mai avait déjà publié un article de lui, intitulé avec une belle clarté : Nous voulons un pouvoir fort. (« le seul pouvoir révolutionnaire sûr, fort et possible... celui des Soviets »). Auparavant, dans ses affirmations répétées de la nécessité de fonder un nouvel Etat révolutionnaire, Lénine paraissait surtout vouloir faire ressortir qu'il s'agissait d'un Etat profondément différent de l'ancien, où les masses populaires exerceraient une sorte de pouvoir direct. Sa conception avait, jusque dans la forme, quelque chose de libertaire, au sens étymologique du mot. Il emploie quelquefois l'adjectif russe, intraduisible, vsénarodnoé, de tout le peuple. Certes, cet Etat devrait être fort. Quoi de plus fort, d'ailleurs, que le peuple révolutionnaire en armes ? Mais plus libérateur que fort. D'où vient que Lénine précise maintenant sa pensée et l'accentue dans le sens d'une dictature rigoureuse, étroite, forcément concentrée, telle qu'on n'en trouve pas même le germe dans la Commune de Paris (hélas ! car si elle eût eu un parti dictatorial, la Commune se fût certainement mieux défendue) ?

Du danger.

La disette approche. Le chômage. La crise financière. Une effroyable catastrophe économique. Les matières premières vont manquer dans toutes les usines. Le combustible s'épuise, Le chaos s'installe dans les transports. Les usines ferment. Quantité d'ouvriers n'ont plus de pain. Le rouble se déprécie. Une révolution n'est pas une période de production ; en outre, les classes possédantes, menacées, freinent ou arrêtent la production pour prendre le pauvre par la faim, et dresser aux yeux de tous le spectre de la famine. Le 14 mai, Lénine, commentant divers articles alarmistes : La ruine menace ! conclut :

La catastrophe vient. Il n'est qu'une voie de salut : la discipline révolutionnaire, les mesures révolutionnaires de la classe révolutionnaire...

Skobeleff et le ministre bourgeois Koutler dénoncent « l'immense péril ». Skobeleff, avec une inconséquence déconcertante, propose d'imposer les classes possédantes « parfois jusqu'à 100 % » ! L'imposition à 100 %, c'est la confiscation. Un gouvernement bourgeois peut-il s'engager dans la voie des confiscations ? Et ce, pour éviter une débâcle économique causée en grande partie par les classes possédantes précisément affolées à l'idée des confiscations possibles ? Lénine réfute ce pauvre raisonnement. Allons donc ! Ce qu'il faut, c'est « briser la résistance de quelques centaines de milliers de riches ». D'autres préconisent l'établissement de prix maximum sur les vivres, le contrôle de l'Etat sur la production. Mais qu'est-ce que votre Etat ? leur demande Lénine.

Le mois de mai s'achève, le mois de juin débute sous l'impression d'une imminente catastrophe économique.

Notes

1 En septembre-octobre-novembre 1923 on a pu observer en Saxe et Thuringe « rouges » des faits analogues. Le patronat fermait les usines, cessait la production, créait délibérément la famine pour enrayer le développement du mouvement ouvrier politique ou provoquer une bataille sociale prématurée. V.-S.

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