1929

Traductions, notes et introduction de Pavel Chinsky parues dans la revue Communisme, n°65-66,  2001, p. 101-115 sous le titre « Le « cadavre en uniforme », Dernières lettres de G.V. Tchitchérine (1872-1936) en qualité de Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères (1929) ».
Documents issus des Archives d’Histoire Socio-Politique du Gouvernement Russe (Rossiski Gossoudarstvenni Arkhiv Sotsialno-Polititcheskoï Istorii ou RGASPI), ex-Archives du Parti, publiés dans le recueil Sovetskoïe roukovodstvo, perepiska 1928-1941 [Direction soviétique, correspondance 1928-1941], Moscou, Rosspen, 1999, 519 p.


Gueorgui Tchitcherine

Lettres à Staline, Molotov et Rykov
(introduction par Pavel Chinsky - 2001)


Le 11 août 1928, le Politburo prit la résolution d’envoyer le chef de la diplomatie soviétique et membre du Comité Central Guéorgui Vassilievitch Tchitchérine, après deux semaines de soins à Moscou, en traitement médical à l’étranger en lui interdisant tout travail (RGASPI 17/3/700/4).

Il avait déjà été absent de Russie de novembre 1926 à fin juin 1927, période durant laquelle son adjoint au Commissariat du Peuple aux Affaires Etrangères (Narkomindel ou NKID), Maxime Litvinov, assurait de fait la conduite de la diplomatie soviétique.

Le congé devait en principe durer trois mois : or un an plus tard, Tchitchérine se trouvait toujours en Allemagne. Si bien que le 9 septembre 1929, le Politburo adopta une résolution prévoyant l’organisation de son retour en URSS (RGASPI 17/162/7/150-151). Le 20 octobre 1929, des copies de la correspondance de Tchitchérine avec Staline et Molotov publiée ci-dessous furent adressées aux membres du Comité Central (TsK) et de la Commission Centrale de Contrôle (TsKK) « suite à la demande des membres du TsK et de la TsKK de leur communiquer les matériaux sur l’état du camarade Tchitchérine, qui se soigne depuis plus d’un an en Allemagne » (RGASPI 558/2/48/1).

Fin 1929, Tchitchérine était enfin de retour à Moscou. Quelques six mois plus tard, il obtenait gain de cause : sa démission était acceptée. Litvinov prenait tout naturellement sa succession à la tête du NKID.

A l’aube d’une nouvelle décennie, une page de l’histoire de la politique extérieure soviétique venait bel et bien de se tourner.

Les documents présentés ci-dessous s’inscrivent donc dans un contexte extrêmement original : l’artisan d’une décennie de politique étrangère soviétique (Trotsky lui en avait abandonné les rênes avec soulagement au lendemain des accords de Brest-Litovsk) jette un regard extérieur sur l’évolution diplomatique de l’URSS. Il s’agit d’un homme en rupture de ban, coupé de son pays, qui se croit condamné par la maladie (une polynévrite d’origine diabétique) – il décédera en fait sept ans plus tard, en 1936. D’où une posture psychologique très atypique, qui autorise – ce qui ne va pas de soi lorsque l’on s’adresse à un tel destinataire – toutes les franchises et toutes les ironies.

Il ne faut pas oublier que le personnage fait figure d’anachronisme à un moment où le personnel dirigeant soviétique est très largement purgé de ses éléments « douteux » : Guéorgui Vassilievitch Tchitchérine, homme érudit et raffiné, est un aristocrate de vieille souche, fils et petit-fils de diplomates tsaristes, ancien fonctionnaire tsariste lui-même (il est archiviste au Ministère des Affaires Etrangères de 1896 à 1904) – « un communiste d’avant la Commune », pour reprendre le raccourci de son visiteur Albert Londres. De surcroît, c’est un ancien menchevique. Difficile, donc, de trouver un exemple de profil aussi décalé à l’ère du « Grand Tournant », à moins d’évoquer son grand ami Viatcheslav Menjinski, le successeur de Félix Dzerjinski à la tête de la police politique. Lui aussi de haute extraction, lui aussi tardivement rallié aux bolcheviques, lui aussi progressivement évincé par son adjoint (Iagoda), lui aussi de santé fragile, lui aussi mort dans son lit dans les années trente contrairement aux usages en vigueur. Des témoignages saisissants sur leurs dernières années nous sont parvenus : sur fond de campagnes d’épuration, de collectivisation forcée et de plans quinquennaux, le premier vit en reclus dans son appartement, rivé des journées entières à son piano à jouer du Mozart ; le second se plonge dans l’apprentissage du persan pour lire Omar Khayyam dans le texte...

De fait, les lettres présentées font entendre une dissonance bien peu courante. Tchitchérine stigmatise avant tout, au nom d’une logique d’efficacité héritée d’un autre monde, ce qui demeurera l’une des caractéristiques les plus frappantes de la gestion gouvernementale soviétique : le gâchis. Gâchis des immenses opportunités politiques (en Afghanistan, en Chine) et commerciales (en Turquie, en Perse), gâchis des bonnes relations diplomatiques avec l’Allemagne, gâchis enfin (le plus inexcusable de tous) des appareils institutionnels bâtis et rodés avec tant de peine durant les années vingt – « cette chasse aux employés de l’Etat soviétique me plonge dans de véritables convulsions » !

L'écœurement est manifeste, la lassitude incommensurable et l’ironie cinglante... malgré tout, cet esthète désabusé qui se défend sans cesse de jouer au « malade imaginaire » fait preuve d’une belle santé intellectuelle, largement conditionnée par l’air de liberté qu’il respire hors d’Union Soviétique. D’où sa candide indignation quant au décalage entre discours idéologique et réalité historique (au sujet des prétendues « barricades » du 1er mai 1929 à Berlin), sa non moins candide lecture de la collectivisation sous le seul angle économique (« les kolkhozes et les sovkhozes ne constituent qu’un soutien partiel, le vieux problème reste d’actualité – approvisionner les campagnes en biens de consommation »), enfin son ahurissant conseil d’ami – « cela aurait été une si bonne chose si vous, Staline, ayant modifié votre apparence, étiez parti pour quelque temps à l’étranger avec un vrai traducteur, non tendancieux [souligné par nous]. Vous auriez vu la réalité. »

Tout ceci donne l’impression qu’une perception lucide de la position internationale de l’Union Soviétique (« la réalité ne consiste pas seulement en des schémas ») est incompatible – mais s’agit-il vraiment d’une incompatibilité ? – avec le sens des réalités intérieures soviétiques. Mais il est vrai, et c’est là une donnée psychologique de première importance que, comme l’illustrent ses réponses à Molotov et Rykov, Tchitchérine échappe à l’empire de la crainte et à celui de la flatterie – ces deux mamelles du stalinisme.

La prose épistolaire des hauts dignitaires bolcheviques est une prose bien spécifique. Le lecteur de littérature policière y trouvera plus aisément son compte que l’amateur de belles-lettres – ce qui n’est certainement pas vrai pour la correspondance de ces sages « ambassadeurs moscovites du XVIIe siècle » que Tchitchérine admire tant.

Voici donc, au-delà de l’intérêt de ces documents pour l’historien, une occasion rare de réconcilier « soviétologie » et éloquence.

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