1922


Entre l'impérialisme et la révolution

Léon Trotsky

imperialisme

chapitre V.


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V. La Géorgie et Wrangel

Durant les derniers mois de Tannée 1919, la situation militaire de la Fédération soviétique change radicalement : Youdénitch est écrasé, Dénikine est tout d’abord rejeté vers le sud, puis complètement défait. Vers la fin de Tannée, les troupes de Dénikine ne se composent plus que de quelques groupements complètement démoralisés. Un refroidissement semble se produire entre l’Entente et les Blancs. La fraction extrémiste des interventionnistes anglo-français concentre son attention sur les États des confins de la Russie. Dans la campagne projetée contre cette dernière, c’est la Pologne qui doit jouer le premier rôle. Ce nouveau plan permet à la diplomatie anglo-française d’ignorer les prétentions impérialistes des gardes-blancs russes et lui laisse les coudées franches pour la reconnaissance de l’indépendance de la Géorgie.

C’est dans ces circonstances que le Gouvernement soviétique propose à la Géorgie une alliance contre Dénikine. Cette proposition a un double but : premièrement, faire comprendre au Gouvernement géorgien que, s’il change son orientation politique, il pourra, dans le domaine militaire, au lieu de recourir à von Kress et au général Walker, obtenir l’appui des forces de Boudienny ; deuxièmement, accélérer, avec le concours de la Géorgie, la liquidation des débris des troupes de Dénikine et les empêcher de former un nouveau front.

A cette proposition, le Gouvernement géorgien répond par un refus catégorique. Après tout ce que nous avons appris sur les rapports de la Géorgie avec les Allemands, les Turcs, avec Dénikine et les Anglais, il serait superflu de suivre Kautsky dans ses démonstrations et de l’écouter nous expliquer le refus de la Géorgie par un souci de… neutralité. D’autant plus que Jordania lui-même, qui venait alors d’obtenir, au prix d’efforts inouïs, la reconnaissance de la Géorgie par l’Entente, nous révèle assez franchement les mobiles de la politique menchevique.

Le 14 janvier, il déclarait à l’Assemblée Constituante :

« Vous savez que la Russie soviétique nous a proposé une alliance militaire. Nous l’avons refusée catégoriquement (!!). Vous avez certainement eu connaissance de notre réponse. Que signifierait une telle alliance ? Elle signifierait que nous devons rompre tout lieu avec l’Europe… Ici, les voies de la Géorgie et de la Russie se séparent. Notre voie mène à l’Europe ; celle de la Russie, à l’Asie. Nos ennemis, je le sais, diront que nous sommes du côté des impérialistes. C’est pourquoi je me dois de le déclarer résolument : je préfère les impérialistes de l’Occident aux fanatiques de l’Orient ! »

Dans la bouche du chef du gouvernement, ces paroles ne sauraient en tout cas être considérées comme équivoques. Jordania était en quelque sorte heureux de l’occasion qui s’offrait à lui non pas seulement de déclarer, mais de crier à la face du monde entier que, dans la nouvelle campagne militaire que les « impérialistes de l’Occident » préparaient contre les « fanatiques de l’Orient », la Géorgie serait sans réserve aux côtés des Pilsudski, des Take Ionescu, des Millerand et consorts. L’on ne saurait contester à Jordania le droit de « préférer » l’Europe impérialiste qui attaque, à la Russie soviétique qui se défend. Mais alors il ne faut pas non plus nous contester à nous, les « fanatiques de l’Orient », le droit de casser les reins quand il le faudra au petit-bourgeois qui s’est fait le laquais de l’Entente. Car, nous aussi, nous pouvons « déclarer résolument » que nous préférons un ennemi auquel nous avons cassé les reins à un ennemi capable encore de mordre et de nous faire du mal.

Une partie — la moins désorganisée — des débris de l’armée de Dénikine s’était réfugiée en Crimée. Mais qu’est-ce que la Crimée ? Ce n’est pas une place d’armes, c’est une souricière. En 1919, nous avons abandonné nous-même cette bouteille, Dénikine ayant menacé, de l’Ukraine, d’enfoncer un bouchon dans son goulot étroit. Néanmoins, Wrangel se retrancha en Crimée où il reconstitua une nouvelle armée et forma un nouveau gouvernement. S’il y est parvenu, c’est uniquement parce que la flotte anglo-française élargissait la place d’armes de Crimée. La mer Noire était tout entière à la disposition de Wrangel. Mais, par eux-mêmes, les navires de guerre de l’Entente ne suffisaient point à assurer le succès de Wrangel. Ils lui fournissaient l’équipement militaire, les armes et, en partie, les vivres. Mais ce qu’il fallait avant tout à Wrangel, c’était les hommes. D’où les recevait-il ? En majeure partie, en quantité décisive, de la Géorgie. Même si la Géorgie menchevique n’avait pas eu d’autre péché à son actif, celui-là seul aurait suffi pour décider de son sort. L’on ne saurait alléguer la pression de l’Entente, car la Géorgie, loin de résister à cette dernière, faisait d’elle-même des avances. Mais, politiquement, la question est plus simple, plus claire : si l’« indépendance » de la Géorgie comporte pour ce pays l’obligation, à la première demande des Turcs, des Allemands, des Anglais, des Français, de mettre le feu à la maison de la Russie soviétique, ce n’est pas à nous, en tout cas, de nous résigner à une telle indépendance.

Il n’était pas entré plus de quinze à vingt mille soldats en Crimée avec Wrangel. La mobilisation de la population locale ne donnait pas de résultats appréciables : les hommes mobilisés ne voulaient pas se battre, beaucoup d’entre eux fuyaient dans les montagnes, où ils formaient des détachements « verts ». N’ayant qu’une place d’armes et des ressources limitées, Wrangel avait besoin de matériel humain de premier ordre : officiers blancs, volontaires, riches cosaques, ennemis irréductibles du pouvoir soviétique, ayant déjà passé par l’école de la guerre civile sous le commandement de Koltchak, de Dénikine ou de Youdénitch. Ces éléments d’élite, les navires de l’Entente les amenaient de partout. Mais c’est de la Géorgie surtout qu’ils arrivèrent en grand nombre. Sous les coups incessants de notre cavalerie, l’aile droite de l’armée en déroute de Dénikine avait reculé jusqu’au Caucase et était venue chercher son salut sur le territoire de la république menchevique. L’affaire, bien entendu, n’alla pas sans l’accomplissement de quelques-unes des formalités de ce que l’on est convenu d’appeler le droit international. En qualité de pays « neutre », la Géorgie accueillit les troupes blanches qui s’étaient réfugiées sur son territoire et, naturellement, les enferma dans des « camps de concentration ». Mais, en qualité de pays auquel les impérialistes de l’Occident étaient plus chers que les fanatiques de l’Orient, elle organisa les camps de façon à permettre aux blancs de gagner la Crimée sans perdre de temps.

Par un accord préalable avec les agents de l’Entente — nous en avons la preuve documentaire — le gouvernement menchevique eut soin de séparer de leurs compagnons les soldats de Dénikine qui étaient en bonne santé et capables de porter les armes, et les concentra intentionnellement à Poti, au bord de la mer. Là, ils furent recueillis par les navires de l’Entente. Mais, pour sauver les apparences de la neutralité, Jordania, nouveau Ponce-Pilate, fit délivrer à ses agents par les capitaines des bateaux anglais et français des reçus attestant que les réfugiés seraient emmenés à Constantinople Si, néanmoins, en cours de route, ils furent déposés à Sébastopol, la faute en est exclusivement à la perfidie des capitaines. Et ainsi jusqu’à 10.000 hommes de troupes d’élite de l’armée de Dénikine furent transportés de Poti en Crimée. Parmi les documents trouvés en Géorgie, nous avons en notre possession un procès-verbal instructif de la commission gouvernementale pour les réfugiés de guerre. Le commandant du camp de concentration, le général Ardjavanidzé, ayant envoyé le rapport suivant : «En ce moment, par suite du départ de Poti de l’Armée Volontaire, le camp est vide », l’on apposa au bas de son rapport cette simple formule : « Prendre bonne note de la communication. »

Dans des conditions analogues, quelques mois plus tard, 6.000 cosaques, après une descente avortée, furent transportés de Gagri en Crimée. Le commandant de la milice de l’arrondissement de Gagri, le menchevik Ossidzé, petit fonctionnaire local qui n’était pas initié aux secrets du gouvernement de Tiflis, communiquait avec quelque étonnement à son gouvernement : « En arrêtant les bolcheviks, nous avons laissé, à Gagri, le champ libre aux agents de Wrangel. » Ces deux expéditions de troupes, qui furent les plus importantes pendant toute la campagne, eurent lieu en juin et en octobre. Mais, déjà, depuis le début de l’année, la libération des soldats de Dénikine internés et leur envoi en Crimée par Batoum s’effectuait régulièrement. C’est ce que confirment des documents de Tiflis datés de janvier 1920. Les recruteurs de Wrangel travaillent au grand jour. Les officiers blancs à la recherche d’un engagement affluent en Géorgie. Ils y trouvent une agence blanche parfaitement organisée qui leur fournit les moyens de se rendre en Crimée. Toutes les fois que cela est nécessaire, le Gouvernement géorgien leur vient en aide par des subventions pécuniaires.

Le socialiste-révolutionnaire Tchaïkine, président du Comité de la libération de la mer Noire (organisation dirigeant l’insurrection des paysans de l’endroit contre Dénikine), dans un document officiel adressé au Gouvernement géorgien, caractérise ainsi la politique de la Géorgie : « Inutile de démontrer que des faits comme le départ du général Erdéli, quittant librement la Géorgie, l’arrivée des généraux de Dénikine, qui viennent de Crimée pour enrôler des soldats et que l’on n'interne pas, la campagne de propagande menée à Poti par le général Névadovsky pour le recrutement des soldats, etc., constituent de la part de la Géorgie une violation incontestable de la neutralité en faveur de l’Armée Volontaire, et un acte d’hostilité envers les forces qui sont en état de guerre contre l’Armée Volontaire. » Ceci a été écrit le 23 avril 1920, c’est-à-dire avant les départs en masse des partisans de Wrangel, dirigés de Poti sur Sébastopol. Le 6 septembre, le général géorgien, Mdivani, déclarait, dans un rapport au commandant de la mission française que les autorités géorgiennes, non seulement ne faisaient point obstacle au départ des partisans de Dénikine, mais leur prêtaient au contraire « le plus large concours, allant jusqu’à fournir aux réfugiés des subsides de un à quinze mille roubles ». Il se trouvait au total, en Géorgie, de vingt-cinq à trente mille cosaques et jusqu’à quatre mille volontaires de l’armée de Dénikine. Ils furent pour la plupart transportés en Crimée.

La Géorgie ne se contentait pas de donner des hommes à Wrangel. Elle lui fournissait encore le matériel qui lui était indispensable pour mener la guerre. Depuis la fin de l’année 1919 jusqu’à l’écrasement définitif de Wrangel, la Géorgie expédia à ce dernier, en quantité considérable, du charbon, du naphte, de la benzine pour moteurs d’aviation, du pétrole et des huiles lubrifiantes. La conclusion d’un traité avec la Russie soviétique, en mai 1921, n’interrompit point ce travail. Il continua, mais d’une façon un peu plus voilée, par l’intermédiaire des « particuliers ». Le 8 juillet, Batoum, qui se trouvait, en fait, en possession de l’Angleterre, passa aux mains de la Géorgie menchevique. Mais le port de Batoum n’en continua pas moins à travailler pour Wrangel. Notre mission militaire, dont nous avons en ce moment les rapports sous les yeux,[9] nous renseignait alors avec la plus grande exactitude sur toutes les menées du gouvernement géorgien. Les documents trouvés par la suite à Batoum, à Tiflis et en Crimée, confirment entièrement ces rapports, donnent les noms des bateaux, la nature de leur cargaison, les noms des hommes de paille (parmi lesquels figurait, par exemple, le cadet Paramonov). Les extraits les plus importants des documents trouvés sont déjà publiés ; les autres le seront prochainement.

L’on pourrait objecter que la Géorgie n’a pas envoyé au secours de Wrangel sa propre armée. Mais elle ne pouvait pas le faire : composée exclusivement de membres du parti, la garde populaire était trop peu considérable et suffisait à peine à assurer l’ordre à l’intérieur. L’armée nationale ne représenta jusqu’à la fin qu’une force fictive : ses unités, demi-organisées, n’étaient politiquement, rien moins que sûres et ne possédaient pas les qualités combatives nécessaires. C’est pourquoi le gouvernement menchevique ne fit point pour Wrangel ce qu’il se montra dans la suite incapable de faire pour sa propre défense, c’est-à-dire de mettre sur pied une force armée. Mais à l’impossible nul n’est tenu, et il fit, en somme, tout ce qui dépendait de lui. Il n’est pas exagéré de dire que c’est la Géorgie menchevique qui a créé l'armée de Wrangel. Les 30.000 officiers, sous-officiers et cosaques d’élite qui furent transportée de Géorgie en Crimée avaient brûlé derrière eux tous leurs vaisseaux et vendirent chèrement leur vie dans les combats. Sans eux, Wrangel eût été forcé, dès le milieu de l’été, d’évacuer la Crimée. Avec eux, il lutta avec acharnement jusqu’à la fin de l’année et nous porta à maintes reprises de rudes coups. La liquidation du front de Wrangel exigea de grands sacrifices. Sur le large secteur qui se terminait à l’isthme étroit de Pérékop, des milliers de jeunes ouvriers et paysans tombèrent dans la lutte contre la réaction. Sans la Géorgie, Wrangel n’aurait pas eu d’armée. Sans Wrangel, la Pologne ne se serait peut-être pas décidée à nous attaquer. Si, néanmoins, elle l’avait fait, nous n’aurions pas été obligés de diviser nos forces, et la paix de Riga aurait été tout autre : elle n’aurait pas en tout cas donné des millions de paysans ukrainiens et blanc-russiens aux seigneurs polonais.

Pour les mencheviks géorgiens, la Crimée fut le chaînon qui les relia aux impérialistes de l’Occident contre les fanatiques de l’Orient. Ce chaînon nous coûta des milliers de vies humaines. C’est avec ces vies que le gouvernement de Jordania acheta la reconnaissance juridique de l’indépendance de sa République. A notre avis, il paya bien trop cher cette camelote.

Face au sud-ouest, la Fédération soviétique, durant l’année 1920, frappait du poing droit, à l’ouest, son ennemi principal, la Pologne bourgeoise ; du poing gauche, au sud, Wrangel. Connaissant tous les faits que nous venons d’exposer, n’avait-elle pas le droit de frapper du talon la Géorgie et d’écraser la tête menchevique ? N’était-ce pas là un acte de défense révolutionnaire légitime ? Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes équivaut-il au droit de porter impunément préjudice à ses voisins ? Si, durant l’année 1920, la Russie soviétique n’a pas frappé la Géorgie menchevique, ce n’est pas parce qu’elle doutait de son droit de casser les reins à cet ennemi haineux, implacable, perfide, mais parce que la conjoncture politique ne le lui permettait pas. Nous ne voulions pas faciliter la tâche à Millerand, à Churchill et à Pilsudski, qui cherchaient à entraîner dans la guerre contre nous les États limitrophes de la Russie. Nous nous efforcions de montrer à cet États que, sous certaines conditions, ils pouvaient vivre paisiblement, sans aucune crainte, aux côtés de la République soviétique. Pour apprivoiser les petites républiques dirigées par de petits-bourgeois au crâne épais, nous avons maintes fois, durant ces dernières années, fait des concessions sans précédent, passé des compromis monstrueux. Pour prendre un exemple récent, l’aventure de la bourgeoisie finlandaise en Carélie ne nous donnait-elle pas pleinement le droit d’envahir la Finlande ? Si nous ne l’avons pas fait, ce n’est pas pour des raisons juridiques formelles — car nous avions et nous avons encore pour nous la légalité — mais parce que l’essence même de notre politique consiste à ne recourir à la force armée que lorsque tous les autres moyens sont épuisés.


[9] Citons comme échantillon un de ces rapports daté du 14 juillet : « Au début de la semaine dernière ont levé l'ancre pour la Crimée les navires suivants transportant du matériel de guerre : « Vozrojdénié », « Donets » et « Kiev ». Le 7 sont partis : la « Margarita » avec des projectiles, des cartouches et des automobiles, le « Jarki » avec des cartouches et le sous-marin « Outka ». Sur ces bateaux se sont embarqués plus de 2.000 volontaires, ainsi que la représentation officielle de l'Armée volontaire sous la direction du général Dratsenko. »


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