1922


Entre l'impérialisme et la révolution

Léon Trotsky

imperialisme

Introduction


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[Léon Trotsky : Entre l’impérialisme et la révolution, Bruxelles 1970, p. 33-180]

A LA MÉMOIRE

DE STEPAN CHAOUMIAN, D'ALEXIS DJAPARIDZE ET DE TRENTRE-QUATRE AUTRES COMMUNISTES DE BAKOU
tués le 20 septembre 1918, sans enquête ni jugement, à un endroit désert de la région transcaucasienne entre les stations de Péréval et d’Akhtcha Kouima, par le chef de la mission militaire anglaise à Askhabad, Teague-Jones, au su et avec l’approbation des autorités anglaises en Transcaucasie et, en particulier, du commandant des troupes britanniques en Transcaucasie, le général-major Thompson ;

DES OUVRIERS FUSILLÉS PAR LE GOUVERNEMENT MENCHEVIQUE
pendant le meeting du square Alexandrovsky, à Tiflis, le 10 février 1918 ;

À LA MÉMOIRE

DE DIZAINES, DE CENTAINES ET DE MILLIERS DE COMMUNISTES CAUCASIENS
tombés en luttant pour le pouvoir soviétique, fusillés, pendus, torturés, par le gouvernement « démocratique » coalitionniste de Transcaucasie, par le gouvernement menchevique de la Géorgie « démocratique », par les troupes du sultan, allié de la « démocratie » transcaucasienne, par les troupes du Hohenzollern, protecteur de la Géorgie menchevique, par les troupes anglaises entrées en Géorgie pour lutter avec les mencheviks contre les communistes, par les gardes-blancs de Dénikine et de Wrangel, avec le concours direct et indirect des mencheviks géorgiens ;

DES CHEFS DES INSURRECTIONS PAYSANNES DE L'OSSÉTIE, DE L'ABKHAZIE, DE L'ADJAR, DE LA GOURIE, DE LA MINGRELIE, etc.,
fusillés par le gouvernement menchevique de Géorgie ;

L'AUTEUR DÉDIE CE LIVRE
écrit pour dévoiler le mensonge, la calomnie et la haine répandus à flots par les oppresseurs, les exploiteurs, les impérialistes, les rapaces, les meurtriers et leurs mercenaires politiques et valets bénévoles.



Introduction

A l’heure où nous écrivons ces lignes, moins de trois semaines nous séparent de la conférence de Gênes. Combien de temps nous sépare de sa réunion effective, nul vraisemblablement ne le sait encore. La campagne diplomatique engagée autour de cette conférence se rattache, de la façon la plus étroite, à la campagne politique menée autour de la Russie soviétique. Entre la diplomatie de la bourgeoisie et celle de la social-démocratie, Ton assiste à une division fondamentale du travail : la diplomatie mène les intrigues officielles, la social-démocratie mobilise l’opinion publique contre le gouvernement des ouvriers et des paysans.

Que veut la diplomatie ? Imposer à la Russie révolutionnaire le plus lourd tribut possible ; l’obliger à payer le plus de réparations possible ; élargir, autant que faire se peut, sur le territoire soviétique, le cadre de la propriété privée ; créer, pour les financiers, les industriels, les usuriers russes et étrangers, le plus grand nombre de privilèges aux dépens des ouvriers et des paysans russes. Tout ce qui naguère servait de paravent à ces exigences : « démocratie », « droit », « liberté », est aujourd’hui rejeté par la diplomatie bourgeoise, tout comme un boutiquier rejette le papier d’emballage d’un coupon de tissu, lors-qu’il s’agit de montrer la marchandise, de la marchander et de la mesurer.

Mais, dans la société bourgeoise, rien ne se perd. L’emballage de papier du « droit » tombe en la possession de la social-démocratie ; c’est sa marchandise à elle, c’est l’objet de son trafic. La IIe Internationale — et ce qui nous en disons se rapportera aussi à l’Internationale 2 ½, ombre projetée par l’autre — s’ingénie à prouver aux ouvriers que, le Gouvernement soviétique n’observant pas le « droit » et la « démocratie », les masses laborieuses de Russie ne méritent pas d’être soutenues dans leur lutte contre les usuriers de l’univers.

Notre peu de respect pour le « droit » et la « démocratie » s’est manifesté avec le plus de vigueur, comme on le sait, par la révolution du 7 novembre. C’est là notre péché originel. Pendant les premières années, la bourgeoisie tenta d’extirper la révolution socialiste par le glaive. Aujourd’hui, elle se borne à y apporter des amendements capitalistes fondamentaux. On ne discute que sur leur étendue.

La IIe Internationale veut cependant profiter de la conférence de Gênes pour restaurer le « droit » et la « démocratie ». De là, semble-t-il, devrait découler un programme bien déterminé : ne pas admettre à Gênes le gouvernement « usurpateur », « dictatorial », « terroriste » des Soviets, et y amener, au contraire, les reliques démocratiques de l’Assemblée Constituante. Mais poser ainsi la question serait trop ridicule, et, en outre, cela contrarierait les démarches pratiques de la bourgeoisie. La IIe Internationale n’a aucune prétention au rôle de chevalier utopique de la démocratie. Elle n’est que son Sancho Pança. Elle n’ose pas poser la question dans toute son ampleur. Elle veut seulement tirer son petit bénéfice;

Le drapeau de la lutte pour le petit bénéfice de la démocratie, c’est aujourd’hui la Géorgie. La révolution soviétique y eut lieu il y a moins d’un an. Auparavant, la Géorgie était dirigée par le parti de la IIe Internationale. Cette République menchevique oscillait sans cesse entre l’impérialisme et la révolution prolétarienne, demandant au premier son aide ou bien lui offrant la sienne contre la seconde. C’est bien d’ailleurs le rôle de toute la IIe Internationale. La Géorgie menchevique paya de son propre écroulement sa liaison avec la contre-révolution. Et le même sort menace inévitablement la IIe Internationale. Rien d’étonnant si la campagne de la social-démocratie dans tous les pays en faveur de la Géorgie « démocratique » prend, en quelque sorte, valeur de symbole.

Néanmoins, en faveur des prétentions des mencheviks géorgiens, les têtes les plus inventives de la IIe Internationale ne trouvèrent pas à mettre en avant un seul argument qui n’eût été déjà utilisé mille fois par les défenseurs des droits « démocratiques » chers à Milioukov, Kérensky, Tchernov, Martov. Aucune différence de principe. Les social-démocrates nous présentent aujourd’hui in-octavo ce que jadis la presse coalisée de l’impérialisme présentait in-folio. Il ne sera pas difficile de s’en convaincre, si l’on examine la décision du Comité Exécutif de la IIe Internationale à propos de la Géorgie.

Le texte de cette décision mérite d’être étudié. Le style, c’est l’homme, mais c’est aussi le parti. Écoutons dans quel style politique la IIe Internationale converse avec la révolution prolétarienne :

I. — « Le territoire de la Géorgie a été occupé par les troupes du Gouvernement de Moscou, qui maintient en Géorgie un pouvoir odieux à sa population et apparaît aux yeux du prolétariat du monde entier comme le seul responsable de la destruction de la République Géorgienne et de l’instauration du régime terroriste dans ce pays. »

N’est-ce pas là ce que la presse réactionnaire de l’univers entier affirmait pendant quatre ans au sujet de la Fédération soviétique dans son ensemble ? Ne disait-on pas que le pouvoir des Soviets était odieux à la population russe et ne se maintenait que par une terreur militaire ? N’est-ce pas, soi-disant, grâce aux régiments lettons, chinois, allemands et bachkirs que nous avons gardé Pétrograd et Moscou ? N’est-ce pas, soi-disant, par la force que le pouvoir des Soviets a été étendu par Moscou en Ukraine, en Sibérie, dans le Don, au Kouban, dans l’Azerbeïdjan ? Et si, aujourd’hui, après la défaite de la canaille réactionnaire, la IIe Internationale ne répète plus ces phrases, mot pour mot, qu’à propos de la Géorgie, cela en change-t-il la nature ?

II. — « La responsabilité du Gouvernement de Moscou a été aggravée encore par les derniers événements de Géorgie, en particulier à la suite des grèves de protestation organisées par les ouvriers (?) et réprimées par la force, comme le font les gouvernements réactionnaires. »

Oui, le gouvernement révolutionnaire de Géorgie a empêché par la force les dirigeants mencheviks de la bureaucratie des chemins de fer, les fonctionnaires et les officiers blancs qui n’avaient pas eu le temps de fuir, de saboter l’État ouvrier et paysan. A propos de ces répressions, Merrheim, le petit valet bien connu de l’impérialisme en France, parle des « milliers » de citoyens géorgiens obligés d’abandonner leur toit. « Parmi ces fugitifs — nous le citons textuellement — se trouvent un grand nombre d’officiers, d’anciens fonctionnaires de la république et tous les chefs de la garde populaire. » La voilà bien cette machine menchevique qui, pendant trois ans, usait de représailles impitoyables envers les ouvriers révolutionnaires et les paysans géorgiens insurgés et qui, après le renversement des mencheviks, demeura un instrument docile des tentatives de restauration de l’Entente ! Que le gouvernement révolutionnaire de Géorgie ait pris des mesures rigoureuses contre la bureaucratie saboteuse, nous le reconnaissons volontiers. Mais c’est ce que nous avons fait sur tout le territoire de la révolution. Dès son établissement, le pouvoir dés Soviets, à Pétrograd et à Moscou, se heurta à un essai de grève des cheminots, dirigés par la bureaucratie menchevique et socialiste-révolutionnaire des chemins de fer. Appuyés par les ouvriers, nous avons écrasé cette bureaucratie, nous l’avons épurée, nous l’avons soumise a l’autorité des travailleurs. La canaille réactionnaire du monde entier cria au terrorisme barbare des bolcheviks. Les mêmes lamentations sont reprises aujourd’hui à la suite de cette canaille réactionnaire par les chefs social-démocrates, mais à propos de la seule Géorgie. Où est le changement ?

N’est-il pas frappant que les chefs de la social-démocratie parlent de la répression des grèves ouvrières comme d’une méthode propre aux « gouvernements réactionnaires » ? Aurions-nous oublié qui sont les membres de la IIe Internationale ? Noske et Ebert, ses dirigeants, auraient-ils été exclus ? Combien de grèves et d’insurrections n’ont-ils pas réprimées ? Ne sont-ce peut-être pas eux les bourreaux de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht ? Ne serait-ce pas le social-démocrate Hörsing, membre de la IIe Internationale, qui provoqua le Mouvement de Mars pour le noyer ensuite dans le sang ? Et que pense-t-on des dernières et toutes récentes mesures prises par le social-démocrate Ebert contre la grève des cheminots ?

Le Comité Exécutif ne verrait-il pas, de Londres, ce qui se passe sur le continent ? Dans ce cas, il nous sera permis de demander respectueusement à Henderson s’il ne fut pas conseiller secret de la couronne lors de l’insurrection irlandaise de Pâques 1916, lorsque les troupes royales saccagèrent Dublin et fusillèrent quinze Irlandais, au nombre desquels le socialiste Connolly, déjà blessé ? Peut-être Vandervelde, ancien président de la IIe Internationale, petit conseiller d’un petit roi, n’a-t-il pas invité les socialistes russes à se réconcilier pendant la guerre avec le tsarisme, plongé jusqu’au cou dans le sang des ouvriers et des paysans et destiné bientôt à y mourir étouffé ? Faut-il multiplier les exemples ? En vérité, la défense du droit de grève sied aux leaders de la IIe Internationale à peu près comme un sermon sur la fidélité à Judas Iscariote.

III. — « Au moment où le Gouvernement de Moscou demande sa reconnaissance aux autres gouvernements, il devrait, s’il veut qu'on respecte ses propres droits, respecter de même les droits des autres peuples et ne pas violer les principes les plus élémentaires sur lesquels doivent reposer les relations entre pays civilisés. »

Le style politique, c’est le Parti, c’est son âme. Ce dernier point est le clou de la IIe Internationale. Si la Russie veut obtenir sa reconnaissance ( de qui ? ), elle doit « respecter de même ( comment ? ) les droits des autres peuples et ne pas violer — remarquez-le bien — les principes élémentaires sur lesquels doivent ( doivent ! ) reposer les relations entre peuples civilisés ».

Qui a écrit cela ? Nous dirions : c’est Longuet lui-même, s’il n’avait pas déménagé dans l’Internationale deux et demie. Peut-être est-ce Vandervelde, ce fin légiste de la couronne belge ? Ou bien M. Henderson, inspiré par son propre prêche du dimanche à l’assemblée religieuse de la « fraternité » ? Ou bien peut-être est-ce Ebert, à ses heures de loisir ? II est pourtant nécessaire d’établir, pour l’histoire, le nom de l’auteur de cette incomparable résolution. Évidemment, nous n’en doutons pas, la pensée de la IIe Internationale y a travaillé collectivement. Mais quel fut le canal élu qui vomit la pourriture de cette pensée collective ?

Revenons cependant au texte. Pour être reconnu par les gouvernements bourgeois, impérialistes, négriers (c’est d’eux précisément qu’il s’agit), le Gouvernement soviétique doit « ne pas violer les principes » et « respecter de même les droits des autres peuples ».

Quatre années durant, les gouvernements impérialistes ont essayé de nous renverser. Ils n’y ont pas réussi. Leur situation économique est désespérée. Leur rivalité mutuelle atteint son comble. Us se sont vus obligés d’entrer en relations avec la Russie soviétique à cause de ses matières premières, de son marché et de ses versements. En l’invitant à adopter cette politique, Lloyd George expliquait à Briand que la morale internationale permettait de s’entendre non seulement avec les brigands de l'Est (Turquie), mais aussi avec ceux du Nord (Russie soviétique). Nous n’en voudrons pas à Lloyd George pour une parole un peu forte. Dans cette question, nous acceptons entièrement sa formule franche. Oui, nous estimons possible, admissible et nécessaire de nous entendre, jusqu’à un certain point, avec les bandits impérialistes d’Occident, comme avec ceux d’Orient.

Cet accord, en nous imposant des obligations, doit en même temps obliger nos ennemis à renoncer à nous attaquer les armes à la main. Tel est le résultat qui s’annonce de quatre ans de guerre déclarée. Sans doute, les gouvernements bourgeois réclament) eux aussi, la reconnaissance des « principes élémentaires sur lesquels doivent reposer les relations entre pays civilisés ». Mais ces principes n’ont rien de commun avec la démocratie et le droit des nationalités. On exige de nous la reconnaissance des dettes conclues par le tsarisme pour réprimer cette même Géorgie, la Finlande, la Pologne, tous les autres pays limitrophes et les masses laborieuses de la Grande Russie elle-même. On exige de nous le remboursement des pertes subies par les capitalistes du fait de la révolution. On ne saurait nier que la révolution prolétarienne n’ait lésé quelques poches et quelques bourses qui s’estiment le plus saint des principes « sur lesquels reposent les relations entre pays civilisés ». Il en sera question à Gênes et ailleurs. Mais de quels principes parlent les leaders de la IIe Internationale ? Des principes de brigandage du traité de Versailles, qui continuent provisoirement à régler les relations entre États, les principes de Clemenceau, de Lloyd George et du Mikado ? Ou bien, dans leur langue de filous retors, parlent-ils des principes sur lesquels ne reposent pas, mais doivent reposer les relations entre les peuples ? Alors, pourquoi en font-ils la condition de notre acceptation dans la respectable « famille » des États impérialistes actuels ? Ou bien veulent-ils que nous désarmions dès aujourd’hui et que nous évacuions des territoires devant l’impérialisme, en considération des relations qui existeront demain entre les peuples ? Mais nous avons déjà fait cette expérience à la face de l’univers. Pendant les pourparlers de Brest-Litovsk, nous avons publiquement désarmé. Cela empêcha-t-il le militarisme allemand d’envahir notre pays ? Peut-être la social-démocratie allemande, appui de la IIe Internationale, leva-t-elle l’étendard de la révolte ? Non, elle resta le parti gouvernemental du Hohenzollern.

En Géorgie gouvernait le parti petit-bourgeois des mencheviks ; aujourd’hui y gouverne le parti des bolcheviks géorgiens. Les mencheviks s’appuyaient sur le concours matériel de l’impérialisme d’Europe et d’Amérique. Les bolcheviks géorgiens s’appuient sur le concours de la Russie soviétique. En vertu de quelle logique l’Internationale social-démocrate veut-elle faire dépendre la paix entre la Fédération soviétique et les États capitalistes de la restitution de la Géorgie aux mencheviks ?

La logique est mauvaise, mais le but est clair. La IIe Internationale voulut et veut encore la chute du pouvoir des Soviets. Elle a fait dans ce sens tout ce qu’elle a pu. Elle mena cette lutte de concert avec le capital, au nom de la démocratie, contre la dictature. Les masses ouvrières occidentales la chassèrent de cette position, l’empêchant ainsi de combattre ouvertement la République soviétique. Aujourd’hui, derrière le paravent géorgien, la social-démocratie recommence le même combat.

Les masses laborieuses du monde entier ont manifesté dès le premier moment leur volonté de considérer la révolution russe comme un bloc. En cela, leur instinct révolutionnaire coïncidait, et ce n’était pas pour la première fois, avec la raison théorique qui enseigne qu’une révolution, avec son héroïsme et ses cruautés, sa lutte pour l’individu et son mépris de l’individu, ne peut être comprise que suivant la logique concrète de ses rapports intérieurs, et non pas par l’appréciation de telle de ses parties ou de tel de ses épisodes suivant le prix-courant du droit, de la morale ou de l’esthétique. Le premier grand combat théorique livré par le communisme pour la défense du droit révolutionnaire de la dictature et de ses méthodes, a porté ses fruits. Les social-démocrates ont définitivement abandonné les méthodes marxistes et jusqu’à la phraséologie marxiste elle-même. Les indépendants d’Allemagne, les socialistes italiens et leurs congénères, mis au pied du mur par les ouvriers, ont « reconnu » la dictature, pour manifester d’autant plus vivement leur incapacité de combattre pour elle.

Les partis communistes ont grandi, sont devenus une force. Cependant, le développement de la révolution prolétarienne marque un temps d’arrêt sérieux dont la nature et l’importance ont été assez pleinement expliquées par le IIIe Congrès de l’Internationale Communiste. La cristallisation de la conscience révolutionnaire, révélée par l’essor des partis communistes, a été accompagnée d’un reflux de la vague révolutionnaire spontanée de la première période d’après guerre. L’opinion publique bourgeoise a repris l’offensive. Son principal objectif consistait à détruire ou tout au moins à obscurcir l’auréole de la révolution.

Une campagne grandiose s’engagea, dans laquelle le mensonge grossier et criard apporta moins d’avantages à la bourgeoisie que les fragments de vérité choisis avec soin. Grâce à son espionnage de presse, la bourgeoisie aborda la révolution par l’escalier de service. Savez-vous ce que c’est qu’une république prolétarienne ? Ce sont les locomotives souffrant d’asthme, c’est le pou porteur de typhus, c’est la fille d’un avocat fameux de nos amis dans une chambre non chauffée, c’est le menchevik en prison, ce sont les cabinets non nettoyés. Voilà ce qui c’est qu’une révolution de la classe ouvrière ! Les journalistes bourgeois ont montré à l’univers entier le pou soviétique agrandi au microscope. Mistress Snowden, revenue de la Volga sur la Tamise, estima avant tout de son devoir de se gratter publiquement. C’était presque un rite symbolisant les avantages de la civilisation sur la barbarie. Cependant, la question ne fut pas ainsi épuisée. MM. les informateurs de l’opinion publique bourgeoise abordèrent la révolution… par derrière, mais armés d’un microscope. Ils regardèrent certains détails avec un soin extrême, même excessif, mais ce qu’ils regardèrent n’est pas la révolution du prolétariat.

Malgré tout, le fait même de porter la question sur le terrain de nos difficultés économiques et de nos imperfections quotidiennes constituait un progrès. Abandonnant les discours monotones et pas très intelligents sur les avantages de l’Assemblée Constituante par rapport au pouvoir des Soviets, l’opinion publique bourgeoise semblait enfin comprendre que nous existions, tandis que la Constituante était bien morte. Accuser les désordres de nos transports et autres, c’était en quelque sorte reconnaître de facto les Soviets et entrer dans la voie de nos propres alarmes et de nos efforts. Reconnaître ne signifie toutefois aucunement faire la paix. Cela signifie seulement qu’après l’offensive qui a échoué, commence la guerre de positions. Nous nous souvenons tous que, pendant la grande boucherie, la lutte se concentra subitement sur le front français autour d’une « Maison du Passeur ». Pendant plusieurs semaines, cette maison se trouva mentionnée chaque jour dans les communiqués. Au fond, cette maison n’était qu’un prétexte pour percer un front ou bien pour causer à l’ennemi le plus de mal possible.

L’opinion publique bourgeoise continuant sa guerre à mort contre nous, s’est naturellement emparé de la Géorgie comme d’une « Maison du Passeur » dans le stade actuel de la guerre de positions. Lord Northcliffe, Huysmans, Gustave Hervé, les bandits au pouvoir en Roumanie, Martov, le royaliste Léon Daudet, Mistress Snowden et sa belle-sœur, Kautsky, et même Frau Louisa Kautsky (voir la Wiener Arbeiter Zeitung), en un mot, toutes les armes dont dispose l’opinion publique bourgeoise, ont fait leur jonction pour défendre la démocratique, la loyale et la strictement neutre Géorgie.

Voici que nous assistons à une récidive de fureur incompréhensible au premier abord : toutes les accusations, politiques, juridiques, morales, criminelles, qui furent jadis lancées contre le système soviétique en général, sont aujourd’hui reprises contre le pouvoir des Soviets en Géorgie. C’est précisément en Géorgie que les Soviets n’expriment pas la volonté du peuple. Et en Grande Russie ? A-t-on oublié la dissolution de la Constituante par les « régiments lettons et chinois » ? N’est-il pas prouvé depuis longtemps que n’ayant nulle part de base, nous appliquons partout du « dehors » (!!!) la force armée et que nous envoyons à tous les diables les plus solides gouvernements démocratiques avec toutes leurs racines ? C’est précisément par là que nous avons commencé, messieurs ! C’est précisément pourquoi vous prédisiez la chute des Soviets dans quelques semaines, Clemenceau au début des pourparlers de Versailles, et Kautsky au début de la révolution allemande. Pourquoi donc, aujourd’hui, ne parle-t-on que de la Géorgie ? Parce que Jordania et Tsérételli sont émigrés ? Mais tous les autres : les moussavatistes d’Azerbaïdjan, les dachnaks d’Arménie, la rada du Kouban, le kroug du Don, les péduriens d’Ukraine, Martov et Tchernov, Kérensky et Milioukov ? Pourquoi accorder une telle préférence aux mencheviks de Géorgie sur ceux de Moscou ? Pour les mencheviks géorgiens on réclame le retour au pouvoir, pour ceux de Moscou seulement l’allègement des mesures de répression. Ce n’est pas très logique, mais le but politique est bien clair. La Géorgie est un prétexte tout frais pour mobiliser de nouveau la haine et l’hostilité contre nous dans cette guerre de positions qui traîne en longueur. Telles sont les lois de la guerre « d’usure ». Nos adversaires répètent en petit ce qui a échoué en grand.

De là le contenu et le caractère de notre ouvrage. Nous avons dû reprendre les questions déjà commentées au point de vue des principes, en particulier dans Terrorisme et Communisme. Nous avons recherché cette fois-ci le maximum de concrétisation. Il s’agissait de montrer, par un exemple précis, l’action des forces essentielles de notre époque. Dans l’histoire de la Géorgie « démocratique », nous avons essayé de suivre la politique d’un parti social-démocrate au pouvoir, obligé de trouver sa voie entre l’impérialisme et la révolution prolétarienne. Nous voulons espérer que précisément ce caractère détaillé et concret de notre exposition fera mieux comprendre les problèmes intérieurs de la révolution, ses besoins et ses difficultés, au lecteur dénué d’expérience révolutionnaire immédiate, mais intéressé à l’acquérir.


Nous ne renvoyons pas toujours aux sources ; ce serait fatigant pour le lecteur, surtout étranger, puisqu’il s’agit des publications russes. Nous renvoyons ceux qui voudraient vérifier nos citations et trouver des données plus complètes, aux brochures suivantes : Documents et matériaux sur la politique extérieure de la Transcaucasie et de la Géorgie, Tiflis, 1919 ; La R.S.F.S.R. et la République démocratique de Géorgie dans leurs relations mutuelles, Moscou, 1922 ; Makharadze : La dictature du parti menchevik en Géorgie, Moscou, 1921 ; Mechtchériakov : Un Paradis menchevik, Moscou, 1921 ; Chafir : La Guerre civile en Russie et la Géorgie menchevique, Moscou, 1921 ; du même : Les mystères du royaume menchevik, Tiflis, 1921. Les deux dernières brochures se basent sur les matériaux trouvés par la commission spéciale de l’Internationale communiste en Géorgie et en Crimée. Nous nous sommes servis en outre des archives des commissariats de la guerre et des affaires étrangères.

Notre récit, de même que nos sources, ne peuvent prétendre, même de loin, épuiser le sujet. Les matériaux les plus précieux nous sont inaccessibles : ce sont les documents les plus compromettants, emportés par l’ancien gouvernement menchevik, ainsi que les archives britanniques et françaises, depuis novembre 1918.

Si on réunissait consciencieusement ces documents et si on les publiait, on aurait une chrestomathie très instructive à l’usage des leaders des Internationales II et II 1/2. Malgré ses difficultés financières, la République soviétique prendrait volontiers les frais de cette édition à sa charge. Naturellement elle s’engagerait, à condition de réciprocité, à mettre à la disposition de l’éditeur tous les documents, sans exception, des archives soviétiques concernant la Géorgie. Nous craignons fort que notre proposition ne soit pas acceptée. D’ailleurs, qu’importe : nous attendrons que d’autres moyens se présentent pour que devienne manifeste ce qui est caché. Finalement, ceci arrivera, un jour.

Moscou, le 20 février 1922.
L. Trotsky.


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