1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

25 sur des calomniateurs

 

Au début de mai 1917, lorsque je parvins à Pétrograd, la campagne ouverte au sujet du " wagon plombé " dans lequel était arrivé Lénine battait son plein. Les ministres socialistes, tout neufs et tirés à quatre épingles, étaient les alliés de Lloyd George qui n'avait pas admis que Lénine se rendît en Russie. Et c'étaient ces mêmes messieurs qui traquaient Lénine parce qu'il avait passé par l'Allemagne. Les circonstances de mon voyage, complétant l'expérience faite par lui, furent tout aussi probantes pour la contrepartie. Ce qui n'empêcha pas que je fusse l'objet de la même calomnie. Buchanan, le premier, lui donna cours. Sous forme d'une lettre ouverte au ministre des Affaires étrangères - qui, en mai, était déjà Téréchtchenko et non plus Milioukov - j'écrivis le récit de mon odyssée à travers l'Atlantique. Comme conclusion, je posais la question suivante :

" Estimez-vous, monsieur le ministre, qu'il est dans l'ordre que l'Angleterre soit représentée par une personne qui s'est salie elle-même en lançant une aussi impudente calomnie et qui n'a pas levé le petit doigt, ensuite, pour se réhabiliter ? "

Il n'y eut pas de réponse. Et je n'en attendais pas. Mais le journal de Milioukov s'entremit en faveur de l'ambassadeur en reprenant à son compte les calomnies qui me concernaient. Je décidai de clouer au pilori les diffamateurs d'une façon aussi solennelle que possible. Le premier congrès panrusse des soviets venait de s'ouvrir. Le 5 juin, la salle était archi-bondée. Je demandai, en fin de séance, à prendre la parole sur un cas personnel.

Voici comment, le lendemain, le journal de Gorki, qui était hostile aux bolcheviks, rapporta mes conclusions et, en général, tout l'épisode :

" Milioukov nous accuse d'être des agents à la solde du gouvernement allemand, Du haut de cette tribune de la démocratie révolutionnaire, je m'adresse à la presse russe honnête (Trotsky se tourne vers la table occupée par les journalistes) et je la prie de reproduire mes paroles : tant que Milioukov n'aura pas retiré cette accusation, il portera sur le front le stigmate d'un infâme calomniateur, "

La déclaration de Trotsky, prononcée avec force et dignité, appelle l'ovation unanime de toute la salle. Tout le congrès, sans distinction de fractions, l'applaudit bruyamment pendant plusieurs minutes. "

Il ne faut pas oublier que le congrès se composait, dans la proportion de neuf dixièmes, de nos adversaires. Mais ce succès, comme l'ont démontré les événements qui suivirent, devait être éphémère. Ce fut, en son genre, un des paradoxes du parlementarisme.

La Rietch essaya de relever le gant en annonçant, le lendemain, que j'avais touché, au Deutscher patriotischer Verein de New York, dix mille dollars pour renverser le gouvernement provisoire. Cela, du moins, c'était clair. Or, la vérité est qu'à l'avant-veille de mon départ pour l'Europe, des ouvriers allemands auxquels j'avais fait plus d'une fois des conférences, en collaboration avec des amis et partisans américains, russes, lettons, juifs, lithuaniens et finnois, organisèrent pour moi un meeting d'adieux au cours duquel il y eut une collecte pour les besoins de la révolution russe. On réunit ainsi trois cent dix dollars. Sur cette somme, les ouvriers allemands avaient versé, par l'intermédiaire de leur président, 100 dollars. La somme recueillie me fut remise et, le lendemain même, d'accord avec les organisateurs du meeting, je la répartis entre cinq émigrés qui rentraient en Russie et n'avaient pas assez d'argent pour leur voyage. Telle est l'histoire des " dix mille " dollars.

Je la racontai alors dans le journal de Gorki, Novaia Jizn (27 juin) et terminai par cette leçon :

" Pour réduire à une plus juste mesure, désormais, les élucubrations combinées à mon égard par MM. les menteurs, calomniateurs, plumitifs des journaux cadets et autre canaille en général, je crois utile de déclarer que, dans toute ma vie, je n'ai jamais disposé en une fois non seulement de dix mille dollars, mais même du dixième de cette somme, Pareil aveu peut, à vrai dire, me perdre de réputation dans l'auditoire des cadets beaucoup plus gravement que toutes les insinuations de M. Milioukov. Mais je me suis depuis longtemps fait à l'idée de passer ma vie sans obtenir aucun signe d'approbation des bourgeois libéraux, "

Après cela, la noise ne continua qu'en sourdine. Je résumai la campagne dans une brochure adressée A des Calomniateurs et la livrai à l'impression. Huit jours plus tard éclatèrent les Journées de juillet et, le 23 du même mois, je fus emprisonné par le gouvernement provisoire, sous l'inculpation d'être au service du Kaiser. L'instruction fut menée par des juges qui avaient acquis leur expérience au service du tsar : ils n'étaient pas habitués à s'embarrasser de faits ou d'arguments. D'ailleurs, il y avait trop d'effervescence à ce moment-là. Lorsque je pris connaissance du dossier, l'indignation que provoqua en moi la vilenie de l'accusation ne fut mitigée que par le rire auquel donnait lieu l'inénarrable sottise du document.

Voici ce que je consignai sur le procès-verbal de l'instruction, en date du 1er septembre :

" Considérant que le tout premier des documents communiqués (déposition du sous-lieutenant Ermolenko) - lequel document a joué jusqu'à présent le rôle principal dans la persécution entreprise contre mon parti et moi-même avec le concours de certains fonctionnaires de la Justice - est indubitablement le fruit d'un travail conscient de fabrication, ayant pour but non d'élucider les circonstances de l'affaire, mais bien de les embrouiller avec malveillance ; considérant que, dans ce document, M. le juge d'instruction a passé sous silence, d'une façon nettement préméditée, les principales questions et circonstances dont l'explication aurait nécessairement démontré toute la fausseté des déclarations dudit Ermolenko, inconnu pour moi ; j'estime que, politiquement, et au point de vue moral, il serait avilissant pour moi de participer à la procédure d'instruction et réserve d'autant plus mon droit à dénoncer le véritable fond de l'accusation, devant l'opinion du pays, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir. "

L'accusation fut bientôt noyée dans de grands événements qui engloutirent non seulement les juges d'instruction, mais toute la vieille Russie avec ses héros de " la dernière heure ", du type Kérensky.

Je croyais n'avoir plus à revenir sur ce sujet. Mais il s'est trouvé un écrivain pour reprendre et soutenir en 1928 la vieille calomnie. Son nom est Kérensky. En 1928, c'est-à-dire onze ans après les événements révolutionnaires qui l'ont brusquement enlevé et fort justement balayé, Kérensky affirme que Lénine et autres bolcheviks étaient des agents du gouvernement allemand, qu'ils étaient en liaison avec l'état-major allemand, qu'ils touchaient de l'argent allemand pour provoquer une défaite de l'armée russe et le démembrement de la Russie. Tout cela est narré dans des dizaines de pages de son livre burlesque, principalement de la page 290 à 310. Je me faisais une idée assez claire du niveau intellectuel et moral de Kérensky, d'après les événements de 1917 ; néanmoins, je n'aurais jamais cru qu'il fût capable, après tout ce qui s'est passé, de risquer une pareille " accusation ". Il faut pourtant s'en tenir là : le fait est patent.

Kérensky écrit ceci :

" Que Lénine ait trahi la Russie au moment où la guerre arrivait à sa plus haute tension, c'est un fait historique, impeccablement établi, incontestable. " (Page 293.)

Qui donc a fourni ces preuves incontestables et où les a-t-il trouvées ?

Kérensky commence par vaticiner largement : il raconte que l'état-major choisissait parmi les prisonniers russes des candidats à l'espionnage et les introduisait dans les effectifs des armées russes. Un de ces espions, un vrai ou un faux (souvent ils ne savaient pas eux-mêmes ce qu'ils étaient), vint trouver directement Kérensky pour lui révéler toute la technique de l'espionnage allemand. Mais, observe mélancoliquement Kérensky, ces " révélations " n'avaient " guère d'importance pratique ". (page 295.)

Et voilà qui est juste ! D'aprés Kérensky lui-même, il est clair qu'un médiocre aventurier a essayé de le mener par le bout du nez. Cet épisode avait-il quelque rapport avec Lénine et les bolcheviks en général? Pas le moindre. Kérensky en convient lui-même, l'épisode ne signifiait rien. Alors, pourquoi nous le raconter ? Pour donner quelque ampleur au récit et accroître l'importance des révélations qui doivent suivre. Imitant son informateur, Kérensky voudrait mener le lecteur par le bout du nez.

Oui, dit-il, ce premier cas était sans importance, mais, en revanche, nous reçûmes d'une autre source une information " de haute valeur ", laquelle " prouva définitivement qu'il y avait liaison entre les bolcheviks et l'état-major allemand ".(Page 295.) Notez bien ce : " prouva définitivement ". Voyons la suite : " Également, les moyens et les voies par lesquels ces liaisons étaient entretenues purent être établis. " (Page 295.) Purent être établis ? C'est équivoque. Furent-ils établis ? Nous allons l'apprendre. Un peu de patience : il a fallu onze ans pour mûrir cette " révélation " dans les profondeurs spirituelles de son auteur.

" En avril se présenta au quartier général du général Alexéiev un officier ukrainien du nom de Iarmolenko. " Nous avons déjà entendu ce nom. Nous avons là devant nous le principal personnage de toute l'affaire. Il n'est pas inutile de noter que Kérensky est incapable de se montrer exact même là où il n'est pas dans son intérêt de faire faute d'exactitude. Le nom du petit fripon qu'il met en scène n'est pas Iarmolenko, mais Ermolenko, c'est du moins sous ce nom qu'il figurait dans les papiers des juges d'instruction de M. Kérenski. Ainsi donc, le sous-lieutenant Ermolenko (c'est à dessein que Kérensky dit vaguement : " un officier ") se présenta au G. Q. G, en qualité, prétendait-il, d'agent de l'Allemagne, pour dénoncer de véritables agents allemands. La déposition de ce grand patriote, que la presse bourgeoise la plus hostile au bolchevisme fut bientôt forcée de caractériser comme un louche et douteux individu, démontra incontestablement et définitivement que Lénine n'a pas été une des plus grandes figures de l'histoire, mais tout simplement un des agents salariés de Ludendorff. Comment, cependant, le sous-lieutenant Ermolenko a-t-il connu ce grand secret et quelles preuves a-t-il apportées pour captiver Kérensky? Ermolenko, s'il faut l'en croire, a été chargé par l'état-major allemand de faire en Ukraine de la propagande séparatiste.

" On lui avait donné, raconte Kérensky, tous les renseignements indispensables sur les voies et les moyens par lesquels il lui convenait de rester en liaison avec les dirigeants (!) allemands, sur les banques (!) qui lui transmettraient les fonds nécessaires, sur les agents les plus importants, parmi lesquels se trouvaient de nombreux séparatistes ukrainiens et Lénine, "

Tout cela, textuellement, se lit, pages 295 et 296 du grand œuvre ! A présent, du moins, nous saurons comment le grand état-major allemand traitait les espions. Quand un sous-lieutenant, obscur et presque illettré, s'avérait candidat au service d'espionnage, les chefs, au lieu de le placer sous la surveillance de quelque lieutenant du contre-espionnage allemand, mettaient le postulant en relations " avec les dirigeants " de chez eux, lui révélaient immédiatement toute la composition et le fonctionnement de leurs services, et lui fournissaient même la nomenclature des banques (il ne s'agit pas d'une banque, il s'agit de toutes) par lesquelles passaient les fonds secrets de l'Allemagne ! Comme on voudra, mais on a l'impression, dont on ne saurait se défaire, que l'état-major allemand procédait avec la dernière sottise. Ce n'est pourtant qu'une impression : elle s'explique par ce fait que ledit état-major nous est ici représenté non pas tel qu'il était en réalité, mais tel que se le figuraient les deux sous-lieutenants Max et Moritz (1): Ermolenko, le sous-lieutenant d'armée, et Kérensky, le sous-lieutenant de la politique.

Mais peut-être quoique inconnu, obscur et peu élevé en grade, Ermolenko occupait-il un poste important dans les services de l'espionnage allemand ? Kérensky voudrait nous engager à le croire.

Par malheur, nous connaissons autre chose que le livre de Kérensky ; nous possédons les sources auxquelles il a puisé.

Ermolenko, pour sa part, y va plus simplement que Kérensky. Dans ses dépositions, faites sur le ton que peut avoir un médiocre et bête aventurier, Ermolenko donne lui-même le prix de son travail : il se trouve que l'état-major allemand lui aurait versé, en tout et pour tout, quinze cents roubles de l'époque, des roubles alors extrêmement dépréciés, pour toutes ses dépenses d'homme qui avait à organiser la séparation de l'Ukraine et le renversement de Kérensky. Ermolenko avoue franchement, dans ses dépositions qui ont été, depuis, publiées, qu'il se plaignit amèrement de la parcimonie allemande, mais sans parvenir à un résultat. Il protestait : " Pourquoi si peu ? " Mais les " dirigeants allemands " se montrèrent intraitables.

Au surplus, Ermolenko ne nous dit pas s'il mena ses pourparlers directement avec Ludendorff, ou avec Hindenburg, avec le Kronprinz ou avec l'ex-Kaiser... Ermolenko se refuse à nommer les " dirigeants " qui lui octroyèrent largement quinze cents roubles pour assurer là débâcle de la Russie, pour ses frais de voyage, pour son tabac et la bouteille... Nous prenons sur nous d'émettre cette hypothèse que l'argent servit surtout à des libations et que, les fonds allemands s'étant épuisés dans les poches du sous-lieutenant, il renonça à faire appel aux banques dont on lui avait donné la liste à Berlin : valeureusement, il préféra se présenter à l'état-major russe pour obtenir des subsides patriotiques. . Il est fort probable aussi qu'en cours de route, il fut cueilli par un des officiers russes du contre-espionnage, qui manœuvraient alors contre les bolcheviks. Et ce serait un officier de cette sorte qui, vraisemblablement, aurait donné à Ermolenko l'inspiration... Il en résulta, dans le cerveau peu spacieux du sous-lieutenant, quelque chose comme deux philosophies différentes : d'une part, il ne pouvait réprimer en lui-même un ressentiment contre le lieutenant allemand qui lui avait jeté à la figure quinze cents roubles et pas un kopeck de plus ; d'autre part, il ne se permettrait pas d'oublier qu'il était dans la confidence des " dirigeants allemands ", qu'il connaissait tout le système de l'espionnage allemand, avec ses agents et ses banques.

Quels sont les " nombreux séparatistes ukrainiens " que dénonça Ermolenko à Kérensky ? On n'en voit rien dans le livre de ce dernier. Pour donner quelque poids aux lamentables mensonges d'Ermolenko, Kérensky en ajoute d'autres de son cru. Parmi les séparatistes, Ermolenko, comme on le voit d'après ses dépositions authentiques, nomma Ioltoukhovsky (dit Skoropis). Kérensky fait le silence sur ce nom parce qu'il sait bien que s'il le mentionnait, il serait forcé de reconnaître qu'Ermolenko n'a rien révélé. Le nom d'loltoukhovsky n'était un secret pour personne. Il avait été rappelé des dizaines de fois dans les journaux, en temps de guerre. Ioltoukhovsky,ne cachait pas qu'il était en relations avec l'état-major allemand. A Paris, dans Naché Slovo, j'avais stigmatisé, dès la fin de 1914, le petit groupe d'Ukrainiens séparatistes qui s'était lié avec les autorités militaires allemandes. Je les avais tous désignés par leurs noms, et Ioltoukhovsky était du nombre.

Nous avons vu cependant qu'à Berlin l'on désigna à Ermolenko non seulement'" de nombreux séparatistes ukrainiens ", mais aussi... Lénine.

On peut encore comprendre que les séparatistes aient été indiqués à Ermolenko, puisqu'il rentrait en Russie pour faire lui-même de la propagande séparatiste. Mais, dans quel but lui aurait-on désigné Lénine ?

Kérensky ne répond pas à cette question. Et ce n'est pas par hasard. En effet, Ermolenko introduit à tort et à travers, dans ses dépositions embrouillées, le nom de Lénine.

L'inspirateur de Kérensky raconte qu'il s'est engagé comme espion allemand dans un but " patriotique " ; qu'il a réclamé une augmentation de ses " fonds secrets " (quinze cents roubles !) dès qu'on lui eut expliqué les fonctions qu'il aurait à remplir : espionnage, faire sauter des ponts, etc. En dehors de cette histoire, on lui aurait expliqué, selon lui (mais qui le lui a dit ?), qu'en Russie il ne travaillerait " pas seul ", que " Lénine et ses partisans travaillaient dans le même (!) sens ".

Tel est le texte littéral de ses dépositions.

Il en résulte qu'un petit agent, chargé de faire sauter des ponts, aurait été mis au courant, sans la moindre utilité pratique, d'un secret comme celui des rapports prétendus entre Lénine et Ludendorff...

Vers la fin de ses déclarations, et sans aucun rapport avec l'ensemble du racontar, fait évidemment sous l'influence grossière d'un souffleur, Ermolenko ajoute tout à coup ceci:

" On m'apprit [qui le lui a appris?] que Lénine avait participé à des conférences à Berlin, avec des représentants de l'état-major, et qu'il s'était arrêté chez Skoropis-Ioltoukhovsky, ce dont je me convainquis par la suite. " Un point, c'est tout.

Comment s'en est-il convaincu ? Il n'en dit pas un mot. A l'égard de cette indication d'Ermolenko, la seule qui porte sur " un fait ", le juge d'instruction Alexandrov ne fit preuve d'aucune curiosité. Il s'abstint de poser une bien simple question, il ne demanda pas au sous-lieutenant Ermolenko comment il avait pu savoir en toute certitude que Lénine, pendant la guerre, avait séjourné à Berlin et était descendu chez Skoropis-Ioltoukhovsky. Ou peut-être Alexandrov posa-t-il la question (il ne pouvait se dispenser de la poser !) et n'obtint-il en réponse qu'une sorte de mugissement confus, ce qui l'aurait décidé à ne pas consigner cet épisode dans le procès-verbal. Très probable !..

N'avons-nous pas le droit, devant toute cette cuisine, de nous écrier : quel est l'imbécile qui en sera dupe ? Mais il existe, à ce que nous voyons, des " hommes d'État " qui font semblant de croire à ces histoires et invitent leurs lecteurs à y ajouter foi. Est-ce bien tout? - Oui, pour le sous-lieutenant de l'armée, c'est fini... Mais... le sous-lieutenant de la politique a encore des hypothèses et des conjectures à nous soumettre. Suivons-le.

" Le gouvernement provisoire, raconte Kérensky, se voyait en face d'une tâche difficile qui était de suivre jusqu'au bout les fils indiqués par Ermolenko, de filer les agents qui faisaient la navette entre Lénine et Ludendorff et de les prendre en flagrant défit avec le plus possible de documents-massues. " (Page 296.)

Cette phrase d'apparence pompeuse ne tient qu'à deux fils : mensonge et lâcheté. C'est ici qu'apparaît pour la première fois le nom de Ludendorff. Dans les dépositions d'Ermolenko, il n'y a pas un seul nom allemand : le crâne du sous-lieutenant de l'armée était de trop petite capacité. En ce qui concerne les agents qui auraient fait la navette entre Lénine et Ludendoff, Kérensky parle à dessein sur un ton équivoque. D'une part, on pourrait penser qu'il est question d'agents bien déterminés, déjà connus, qu'il ne restait plus qu'à saisir avec les pièces du délit. D'autre part, il semblerait que, dans la tête de Kérensky, il n'y eut qu'une idée toute platonique desdits agents. S'il a eu l'intention de les " suivre à la trace (2) ", il ne s'agissait encore que de talons inconnus, anonymes, transcendantaux. Avec toutes ses malices verbales, le calomniateur ne parvient qu'à mettre à nu son talon d'Achille, ou bien, pour en parler d'une façon moins classique, son sabot d'âne.

L'instruction de l'affaire, selon Kérensky, fut si secrète que quatre ministres seulement en furent informés. Le ministre de la Justice lui-même, l'infortuné Péréverzev, n'en savait rien ! Voilà comment on traite sérieusement les affaires d'État ! Tandis que l'état-major allemand livrait au premier venu non seulement les firmes de ses banques correspondantes, mais le secret de ses liaisons avec les leaders du plus grand parti révolutionnaire, Kérensky se conduisait tout autrement : lui compté, il ne trouvait que trois autres ministres assez fortement trempés pour ne pas laisser échapper les talons des agents de Ludendorff.

Et il se plaint encore :

" La tâche était au plus haut degré difficile, embrouillée et de longue durée, " (Page 297.)

Nous le croyons volontiers, cette fois.

Et, de plus, le succès couronna entièrement les efforts du patriote. Kérensky le dit nettement :

" Le succès, en tout cas, fut tout simplement anéantissant pour Lénine. Les rapports de Lénine avec l'Allemagne étaient impeccablement établis. " (Page 297.) Nous prions le lecteur de se rappeler ces mots : " impeccablement établis ".

Par qui et comment ? Ici, Kérensky introduit dans son roman d'une cause criminelle deux révolutionnaires polonais assez connus, Ganetsky et Kozlovsky et une certaine Mme Sumenson au sujet de laquelle personne ne sait rien et dont l'existence même n'a jamais pu être démontrée. Ce furent les trois agents de liaisons, nous dit-on. Sur quoi Kérensky se base-t-il pour inscrire feu Kozlovsky et le bien vivant Ganetsky parmi ceux qui auraient servi d'intermédiaires entre Ludendorff et Lénine ? On n'en sait rien. Ermolenko n'a jamais nommé ces personnes. On les voit apparaître dans les pages de Kérensky de même qu'elles furent révélées, dans les journaux de juillet 1917, de la façon la plus inattendue, dei ex machina, - le rôle de machine, en l'occasion, étant manifestement joué par le contre-espionnage tsariste.

Voici ce que raconte Kérensky :

" L'agent bolchevik allemand de Stockholm qui emportait des documents démontrant d'une façon irréfutable la liaison de Lénine avec le commandement allemand, devait être arrêté à la frontière russo-suédoise. La teneur des documents nous était exactement connue. " (Page 298.)

Cet agent, à ce qu'il paraît, aurait été Ganetsky. Nous voyons que les quatre ministres, dont le plus sage était certainement le ministre-président, n'avaient pas travaillé en vain : l'agent des bolcheviks apportait de Stockholm à Kérensky des documents connus d'avance (" exactement connus "), des papiers prouvant irréfutablement que Lénine était l'agent de Ludendorff.

Mais pourquoi Kérensky ne nous ferait-il pas confidence de son secret au sujet de ces documents ? Pourquoi ne jetterait-il pas, même brièvement, quelque lumière sur ce qu'ils contenaient ? Pourquoi ne nous dirait-il pas, ne fût-ce que par allusion, de quelle manière il en a connu d'avance la teneur? Pourquoi ne nous explique-t-il pas à quelles fins, à proprement parler, l'agent allemand des bolcheviks apportait en Russie des documents destinés à prouver que les bolcheviks étaient bien des agents allemands ? De tout cela, Kérensky ne nous dit pas un mot. Encore une fois, on ne peut que demander quel est l'imbécile qui voudra le croire. Cependant, il se trouve aussi que l'agent de Stockholm ne fut pas arrêté. Les remarquables documents que Kérensky en 1917, " connaissait exactement ", mais qui, en 1928, resteront de l'inconnu pour ses lecteurs, ne furent pas saisis, L'agent des bolcheviks était bien parti, mais il n'alla pas jusqu'à la frontière russo-suédoise. Pourquoi ?... Seulement parce que le ministre de la justice Péréverzev, incapable de suivre les gens à la trace, avait bavardé, révélant trop tôt aux journaux le grand secret du sous-lieutenant Ermolenko. Pourtant le bonheur était si possible, si proche (3) !...

" Le travail auquel se livra pendant deux mois le gouvernement provisoire (principalement Téréchtchenko) pour découvrir les agissements des bolcheviks aboutit à un échec. " (Page 298.).

Oui, c'est bien ainsi que Kérensky s'exprime : " aboutit à un échec ".

Page 297, il était dit que " le succès de ce travail fut tout simplement anéantissant pour Lénine ". Ses relations avec Ludendorff furent " impeccablement établies ".

Mais, page 298, nous lisons qu' " un travail de deux mois aboutit à un échec... ".

N'est-ce pas là une assez drôle bouffonnerie ?

Malgré la déconvenue des quatre ministres qui suivaient à la trace la dame Sumenson, inconnue de tout le monde, Kérensky ne perd pas courage. Au sujet des rapports des bolcheviks avec Ludendorff, il déclare fièrement ceci :

" Je puis seulement, en pleine conscience de ma responsabilité devant l'histoire, reprendre les paroles du procureur du tribunal de Pétrograd... " (Page 298.)

C'est là qu'il se montre de toute sa hauteur ! Tel l'entendirent plus d'une fois, parlant de la tribune, en 1917, les engagés volontaires, les lieutenants de gauche, les lycéens et les demoiselles démocrates : " en pleine conscience de ma responsabilité devant l'histoire! " Il est de cette taille-là, l'incomparable sous-lieutenant de la politique, Narcisse Kérensky ! Mais, quelques pages plus loin, après ce beau serment, voici encore un aveu écrasant :

" Nous, gouvernement provisoire, avons ainsi laissé échapper pour toujours (!) la possibilité de démontrer définitivement, et avec des documents à l'appui, la trahison de Lénine. " (Page 305.)

" Laissé échapper pour toujours... " De tout ce qu'on avait bâti sur les épaules d'Ermolenko, il ne reste, en fin de compte, rien, si ce n'est une parole d'honneur donnée devant l'histoire.

Mais nous ne sommes pas au bout. La fausseté et la lâcheté de Kérensky sont encore, peut-être, plus manifestes quand il en vient à parler de moi. Terminant sa liste des agents allemands qui devaient être arrêtés sur son ordre, Kérensky note d'un ton discret :

" Quelques jours après, l'on arrêta aussi Trotsky et Lounatcharsky. " (Page 309.)

C'est le seul passage où Kérensky m'introduise dans les services de l'espionnage allemand. Il le fait d'une façon enveloppée, sans fleurs de rhétorique, sans dépenser sa " parole d'honneur ". Il a des raisons suffisantes pour agir ainsi. Il ne peut me passer tout à fait sous silence, car, de toutes manières, son gouvernement m'a arrêté et a formulé contre moi la même inculpation que contre Lénine. Mais il ne veut et ne peut trop s'étendre sur les points d'accusation : en ce qui me concerne, son gouvernement fit preuve particulièrement éclatante de sottise. Le seul indice de culpabilité qu'avait trouvé contre moi le juge d'instruction Alexandrov était mon passage à travers l'Allemagne, en wagon plombé et en compagnie de Lénine. Le vieux chien de garde de la justice tsariste ignorait absolument que le wagon plombé avait amené, avec Lénine, non pas moi, mais le leader des menchéviks, Martov. Je n'étais arrivé qu'un mois après Lénine, je venais de New York, j'avais passé par un camp de concentration au Canada et par les pays scandinaves. L'accusation dressée contre les bolcheviks provenait de misérables et méprisables faussaires qui ne jugeaient même pas nécessaire de rechercher dans les journaux quand et par quelle voie Trotsky était arrivé en Russie. Je pris le juge d'instruction en flagrant délit. Je lui jetai à la figure ses sales paperasses et lui tournai le dos, ne voulant plus causer avec lui. J'expédiai sur l'heure une protestation au gouvernement provisoire.

C'est ici que l'on voit le mieux à quel point Kérensky est coupable, de quelle façon grossièrement criminelle il trompe son lecteur. Il sait comment sa " justice ", quand elle m'accusa, a honteusement échoué. Voilà pourquoi, m'introduisant incidemment dans les services de l'espionnage allemand, il n'a pas un seul mot pour rappeler comment lui et trois autres ministres me suivirent à la trace à travers l'Allemagne à une époque où j'étais enfermé dans un camp de concentration au Canada.

Généralisant ses idées, le calomniateur ajoute :

" Si Lénine n'avait pas eu l'appui de tout l'appareil matériel et technique de la propagande allemande, il n'aurait jamais réussi à ruiner la Russie. " (Page 299.)

Kérensky voudrait pouvoir croire que l'ancien régime (et lui-même avec ce régime) a été renversé non par le peuple révolutionnaire, mais par l'espionnage allemand. Combien est consolante une philosophie historique d'après laquelle toute la vie d'un grand pays n'aurait été qu'un jouet entre les mains d'une organisation d'espionnage de la nation voisine! Mais si la puissance militaire et technique de l'Allemagne a pu renverser en quelques mois la démocratie de Kérensky, et implanter artificiellement le bolchevisme, comment se fait-il que l'appareil matériel et technique de toutes les puissances de l'Entente ait été incapable, en douze années, de détruire ce bolchevisme de création artificielle ?

Mais nous n'allons pas nous lancer ici dans la philosophie de l'histoire. Restons dans le domaine des faits.

En quoi a consisté l'aide technique et financière de l'a1lemagne? Kérensky ne nous en dit pas un mot. Les bolcheviks publiaient à Pétrograd, en 1917, un journal de petites dimensions, aussi petit que celui qu'ils avaient édité avant la guerre, en 1912. Ils lançaient des tracts. Ils avaient des agitateurs. En d'autres termes : nous étions un parti révolutionnaire. Où aperçoit-on l'assistance de l'espionnage allemand? Pas un mot là-dessus. Et que pourrait-on dire en effet ?

Réprimant notre dégoût et recourant à une salutaire ironie qui est aussi nécessaire ici que le citron à qui est pris du mal de mer, nous avons analysé " devant la face de l'histoire " les dépositions de Kérensky. Nous n'avons laissé de côté aucun de ses arguments, aucune de ses considérations, bien que, dans le cours de tout ce travail, nous nous soyons creusé la tête à nous dire : est-ce bien la peine de s'occuper de ces ordures? Car enfin, Ludendorff, Hindenburg et beaucoup d'autres dirigeants et collaborateurs de l'état-major allemand sont encore en vie. Ils sont tous ennemis des bolcheviks. Qu'est-ce qui les empêcherait de révéler un vieux secret ? Actuellement, c'est la social-démocratie qui détient le pouvoir en Allemagne, et elle a accès à toutes les archives. Si Ludendorlfi n'a pas caché à un Ermolenko ses prétendues relations avec Lénine, il faut penser qu'il y a en Allemagne bien des gens qui savaient au moins ce qu'on ne cachait pas à un sous-lieutenant russe. Pourquoi donc tous ces ennemis irréconciliables des bolcheviks et de la révolution d'octobre se taisent-ils?

Kérensky allègue, il est vrai, les Mémoires de Ludendorff. Mais, de ces Mémoires, une seule chose est évidente : Ludendorff espérait que la révolution en Russie amènerait la décomposition de l'armée tsariste, il compta d'abord sur la révolution de février, puis sur Octobre. Pour voir clair dans le plan de Ludendorff, on n'avait pas besoin de ses Mémoires. Il suffisait de savoir qu'un groupe de révolutionnaires russes fut admis à traverser l'Allemagne. De la part de Ludendorff, c'était une aventure à courir en raison de la pénible situation militaire où se trouvait l'Allemagne. Lénine tira profit des calculs de Ludendorlf pour ses propres calculs. Ludendorff se disait : Lénine renversera les patriotes, ensuite j'étoufferai Lénine et ses amis, Lénine se disait : je passerai dans le wagon de Ludendorff, et je le paierai à ma façon de ce service.

Que deux plans historiques opposés aient eu un point d'intersection, et que ce point ait été un " wagon plombé ", nous n'avions pas besoin des talents de policier de Kérensky pour nous le prouver. C'est un fait historique. Et, après cela, l'histoire a déjà eu le temps de vérifier la valeur des calculs contraires. Le 7 novembre 1917, les bolcheviks s'emparèrent du pouvoir. Exactement un an plus tard sous la puissante de la révolution russe, les masses révolutionnaires allemandes renversaient Ludendorff et ses patrons, Mais, dix ans après, le Narcisse démocrate, humilié par l'histoire, a essayé de rafraîchir une sotte calomnie, qui n'atteint pas Lénine mais est dirigée contre un grand peuple et sa révolution.

Notes :

(1) Max et Moritz, personnages grotesques d'un roman de bibliothèque enfantine, connus en Allemagne comme l'ont été chez nous le sapeur Camembert et le fantassin Chapuzot. (N. d. T.) Retour

(2) L'expression de Kérensky est " poursuivre sur les talons ", d'où le jeu de mots de Trotsky. (N, d. T.) Retour

(3) Phrase empruntée à l'Eugène Oniéguine dé Pouchkine et passée en dicton d'une douce ironie, dans la langue russe. (N. d. T. ) Retour

 

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