1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

Appendice

SUR LA PLANÈTE SANS VISA
(1929 - 1940)

 

Par ALFRED ROSMER.

1 EN TURQUIE.

 

Sur cette planète inhospitalière, Trotsky allait vivre pendant onze années d'une existence toujours menacée sous la surveillance de gouvernements qui ne lui accorderont jamais que de précaires autorisations de séjour, tandis que, de Moscou, Staline dirigera personnellement une police spéciale, nombreuse, comprenant les agents ordinaires des services secrets renforcés de provocateurs et d'espions pour les groupes d'opposition, et de tueurs professionnels qui assassineront en Suisse, en France, en Espagne et en Amérique. Trotsky constatait, enregistrait ces mesures conjuguées de répression sans jamais se plaindre. Il avait choisi la lutte sans concession ni capitulation : il savait ce que cela signifiait.

La décision qui le frappait d'exil était restée secrète jusqu'au moment où Staline jugea nécessaire de préparer les milieux ouvriers et socialistes à recevoir une nouvelle qui laisserait l'opinion incrédule. La campagne commença pendant que le train qui emmenait Trotsky d'Alma Ata à Stamboul était immobilisé dans la région de Koursk. Elle prit tout son développement en France : Trotsky y avait vécu pendant les deux premières années de la Première Guerre mondiale, il y avait acquis des sympathies personnelles parmi les socialistes, les syndicalistes, les anarchistes, qui l'avaient rencontré dans les groupes d'opposition à la guerre et avaient apprécié ses qualités de militant. Dans l'Internationale communiste, la tâche de suivre le développement du parti communiste français, lui avait été réservée.

C'est trois jours après le départ d'Alma Ata le 25 janvier 1929, que l'Humanité donne la première information sous forme d'une longue dépêche de Moscou publiée sous le titre " la Pravda expose les raisons des mesures prises contre les trotskystes ". Au cours de l'année 1928, dit la dépêche ils ont transformé leur groupe illégal hostile au parti en une organisation illégale, ennemie du pouvoir des soviets ; et pour interdire par avance toute discussion, on pose ainsi la question : ou avec Trotsky ou avec la dictature prolétarienne. Le premier article paraît le 1er février ; c'est un leader non signé : il vient certainement de Moscou : " Socialistes et trotskystes, y lit-on, sont au service de la contre-révolution. " De brèves dépêches paraissent les jours suivants ; selon la technique habituelle, elles rapportent que " des résolutions sont votées dans toute l’Union soviétique contre l'opposition trotskyste ". Cependant d'autres dépêches avouent une crise du blé que cette opposition n'avait cessé de montrer inévitable si la direction stalinienne persistait dans sa politique agraire. En même temps qu'on faisait dire par la presse que tout allait bien, le gouvernement devait rétablir la carte de pain. Enfin, le 17 février, une brève dépêche paraît dans un coin de la troisième page de l'Humanité ; elle est datée de Constantinople, 16 février : "Trotsky qui est arrivé à Constantinople dans la nuit du 12, avec sa famille, a été salué par le personnel du consulat soviétique. Il sera l'hôte du consulat soviétique où il habite actuellement avec sa famille. " A croire qu'il ne s'agit pas de la déportation d'un " contre-révolutionnaire " mais d'un voyage officiel de dirigeant Soviétique. Le premier article signé que publie l'Humanité, le 22, est de Maurice Thorez, non par hasard mais parce que Thorez a été trotskyste en 1924 et a souscrit à l'édition française de Cours nouveau, recueil des principaux articles de Trotsky. Le ton changera progressivement par la suite, mais alors on est encore obligé d'écrire que "Trotsky fut l'un des bons ouvriers de la Révolution ". On est trop près des événements et on n'a pas encore pris l'habitude du mensonge énorme et invraisemblable.

Quand Trotsky arrive à Stamboul, la préparation est achevée ; l'agence Tass a porté aux quatre coins du monde la version stalinienne de l'exil : les trotskystes sont les auxiliaires de la contre-révolution. Que répondre et où répondre ? Les divers groupes d'opposition existant alors ne publient guère que des bulletins, une fois par mois. Une occasion inespérée va permettre à Trotsky de donner une riposte immédiate qui sera largement diffusée , une agence de presse américaine lui propose d'écrire une série d'articles; ce sera pour lui la possibilité d’atteindre ceux que l'agence Tass a trompés sur la signification de l’événement. Il y a encore autre chose : toutes sortes de rumeurs ont circulé à propos de l'exil, entre autres l’affirmation qu’il ne s’agit que d’un coup monté par les dirigeants pour porter la propagande soviétique en occident. Trotsky accepte donc la proposition qui lui est faite mais il pose ses conditions : les articles qu'il écrira devront être publiés sans modifications suppressions, tels qu'il les donnera, ou pas du tout. Accessoirement les " dollars " de l’agence permettront l'installation de la famille sur la terre d'exil. Trotsky a quitté la Russie sans argent. Les dépôts d'or à l'étranger sont des fables ; depuis longtemps il n'a vu ni or ni argent, sa vie a toujours été simple, parfois difficile, il ignore les prix américains pour cette sorte d'articles ; il accepte sans discuter celui qui lui est offert.

L'agence n'eut d'ailleurs pas, au moins en Europe, le succès qu'elle escomptait : il y eut moins d'acheteurs pour les articles qu'elle ne l'avait prévu, et certains directeurs de journaux qui avaient pris une option y renoncèrent quand ils eurent pris connaissance des articles. Voyant surtout en Trotsky le polémiste, ils s'attendaient à une vitupération mordante qui, passant Staline, atteindrait le régime lui-même. Or, les articles étaient aussi peu personnels que possible : il semblait que leur auteur se fût efforcé de les maintenir dans le ton d'une discussion non platonique certes, mais restant toujours sur le plan des idées.

C'était une explication sereine, une réponse à la question . comment cela est-il arrivé ? dans laquelle l'aspect sensationnel de l'événement était minimisé dès la première ligne : la politique est inévitablement suivie comme d'une ombre par un certain caractère sensationnel, observait l'auteur, et il ajoutait : "Cette ombre a pris des proportions exagérées autour de mon exil ; pourtant une politique qui poursuit de grands objectifs est hostile à ce caractère ; aussi le but de cet écrit n'est pas de faire sensation mais de donner à l'opinion publique des informations objectives dans la mesure où l'objectivité est réalisable dans la vie politique. " Et pour que chacun fût tout de suite fixé, il déclarait . " Notre attitude envers la Révolution d'Octobre, le régime soviétique, la doctrine marxiste et le bolchevisme reste invariable... La voie que j'utilise est exceptionnelle mais elle est la conséquence du caractère exceptionnel des conditions dans lesquelles je suis actuellement placé. "

Au cours des six articles se trouvent alors exposées, en termes généraux pour qu'ils soient accessibles au grand public, mais sans atténuations, les raisons qui ont amené la formation d'une opposition, la signification des déportations, l'activité intellectuelle des opposants - à peu d'exceptions près, ce sont les hommes les plus éminents du parti - un portrait de Staline alors encore peu connu, les raisons de sa victoire : cela pour le passé. Et maintenant ? Où va la révolution russe ? Trotsky répond ainsi : " Le cours d'un processus révolutionnaire est beaucoup plus complexe que celui d'un torrent de montagne. " Et il pose tous les problèmes qu'il traitera à fond par la suite - la formation d'une bureaucratie qui, uniquement fonctionnelle d'abord, devient sociale ; " Thermidor ", etc. Notons seulement ce passage important parce qu'il donne les raisons de la tactique suivie par l'Opposition, et par Trotsky en particulier, tactique qui a surpris également des adversaires et des partisans : " Ce n’est pas ici qu'il sied de rechercher s'il fut juste de s'efforcer, au prix d'énormes concessions personnelles, de rester sur un terrain permettant de travailler collectivement, ou bien s'il aurait fallu passer à l’offensive sur toute la ligne malgré l'absence de raisons politiques suffisantes. Le fait est que j'ai choisi la première voie et, malgré tout, je ne m’en repens pas. " Et pour conclure: " L'acuité de notre lutte intérieure montre précisément combien nous sommes éloignés d'un prétendu pessimisme ; c'est au contraire parce que nous sommes convaincus que le régime soviétique possède d'immenses ressources et de grandes réserves que nous considérons si dangereux le zigzag stalinien et le combattons ; la marche de l'Opposition ne mène pas à l'effondrement du pouvoir soviétique mais à son renforcement et à son développement. "

 

***

 

Dès qu'une habitation possible fut trouvée, la famille quitta l’hôtel pour aller s'y installer. C'était, dans Prinkipo, l’île principale du petit archipel des îles des Princes, une villa suffisamment isolée pour assurer le maximum de sécurité qu'on pouvait ambitionner. (Trotsky aurait pu déjà venir à Prinkipo au début de 1919, mais alors comme plénipotentiaire du gouvernement soviétique. Hostile à l'intervention armée des Alliés contre la République soviétique, le président Wilson avait proposé de réunir à Prinkipo les représentants des gouvernements " de fait " de la Russie et les divers prétendants ; seuls, les bolcheviks avaient accepté la proposition qui, devant l'opposition sournoise de Lloyd George et de Clemenceau, dut être abandonnée. La maison est assez vaste pour que le travail puisse y être organisé commodément. Trotsky a installé son cabinet de travail au premier étage; des planches assemblées et posées sur deux tréteaux forment la grande table dont il a besoin pour étaler une documentation toujours abondante; au long des murs, des rayons qui ne se garniront que progressivement, à mesure que les disciples d'Europe et d'Amérique enverront les ouvrages essentiels et qu'il sera possible de reconstituer une bibliothèque. Un jardin entoure la maison, d'un côté l'isolant de la rue ; de l'autre descendant jusqu'à là mer. Des deux grandes pièces du rez-de-chaussée, l'une est occupée par le fils aîné, Léon Sédov, collaborateur actif, chargé plus particulièrement de la " chancellerie " - le courrier est toujours volumineux ; l'autre est la salle à manger où la famille et les secrétaires occasionnels se retrouvent pour les repas, mais où il ne faut pas s'attarder : il y a du travail pour tous.

Durant les premières semaines les visiteurs sont nombreux : des journalistes, de simples curieux, des éditeurs, des membres des groupes d'opposition communiste qui viennent aussi vite qu'ils peuvent mais c'est pour ceux-là un long voyage. A l'égard des journalistes, Trotsky adopte tout de suite une règle; loin de les accueillir avec empressement, par souci de "faire parler de lui " comme le disent sottement ses ennemis, il ne les reçoit qu'avec méfiance, ne se décidant à accorder l'entrevue que lorsqu'il croit pouvoir espérer une relation honnête. Le but des journalistes, dit-il, est de chercher dans l'interview des matières premières pour un article, ce qui ne les empêche nullement, le plus souvent, de tenir à se distancer de l'interviewé ni d'arranger ses déclarations à leur goût ni même de conclure par des remarques ironiques ou malveillantes.

Le directeur de Fischer Verlag fut le premier éditeur qui se présenta. Il venait avec un projet très précis - demander à Trotsky d'écrire son autobiographie. Trotsky avait bien des ouvrages en tête mais absolument pas ce genre d'écrit. La bataille de l'Opposition contre la direction du parti communiste russe avait été l'occasion non de débats contradictoires puisque Staline se taisait, se contentant d'emprisonner, de déporter et d’exiler, mais, de la part des opposants d’importants travaux de recherches, d'études sur les problèmes du développement de l'Union soviétique. Tous les textes étaient rassemblés à Alma Ata et Trotsky avait réussi à les emporter avec lui. Importants pour la Russie soviétique, ils ne l'étaient pas moins pour les sections de l'Internationale communiste où ils étaient restés complètement ignorés - et c'était cela que Trotsky était impatient de voir publié. L'éditeur ne refusait pas de le faire, mais il revenait toujours à l'autobiographie et c'est par elle qu'il voulait commencer.

Un ouvrage également prêt pour l'impression avait pour titre la Révolution défigurée. Il devait paraître à Paris en 1929, en russe en 1931, et à New-York en traduction anglaise en 1937 sous un autre titre, Stalin School of Falsification. Quand le livre parut en France, la " droite " boukharinienne (Boukharine, Rykov, Tomsky) venait d'être écartée de la direction du parti, et l'histoire devait être réécrite pour la troisième fois : il avait fallu l'adapter d'abord au triumvirat (Zinoviev, Kaménev, Staline), puis quand les deux premiers passèrent à l'opposition, enfin quand Staline disposa seul du pouvoir absolu. " Le mensonge, faisait remarquer Trotsky, en politique comme dans la vie quotidienne, est fonction de la structure de classe de la société... Chaque nouvelle variante sert non seulement à supplanter la précédente mais à la détruire. " En 1927, la section de l'histoire du parti bolchevik avait envoyé à Trotsky un questionnaire imprimé portant sur son rôle dans la révolution d'octobre, et il en avait pris prétexte pour énumérer et souligner les falsifications les plus grossières le concernant personnellement, et celles d'ordre plus général dans ces " histoires " successives. Venaient ensuite trois discours prononcés par Trotsky devant les plus hautes instances du parti, comité central et commission centrale de contrôle, quand Staline préparait les mesures d'exclusion. Appelé en accusé, Trotsky s'y faisait accusateur. Il ne pouvait rien changer à des décisions arrêtées d'avance, mais ses paroles permettaient de fixer des faits décisifs pour l'histoire. Ces discours étaient ici publiés pour la première fois ; ce sont de beaux morceaux d'éloquence dignes de ces temps et des grandes batailles révolutionnaires. L'autre ouvrage est essentiel pour l'étude de la politique du parti communiste russe et de l'Internationale communiste : tous les problèmes qui surgirent entre 1923 et 1929 s'y trouvent traités à fond ; c’est pour cette période la somme du travail de l'opposition dont Trotsky précisait la position en ces termes " Notre voie est celle d’une réforme intérieure du régime… Après avoir passé par une série d'épreuves et de crises, l'Internationale communiste rejettera le joug d'une bureaucratie sans idées, capable seulement d'organiser la répression et de préparer des défaites... Nous continuons et développons la ligne de la Troisième Internationale que nous avons préparée pendant la guerre et à la fondation de laquelle nous avons travaillé avec Lénine. "

 

***

 

La rédaction de l'autobiographie prend à Trotsky une grande partie de son temps, mais elle lui en laisse assez pour qu'il puisse s'entretenir avec les socialistes, les communistes exclus ou encore membres du parti, qui font le voyage de Prinkipo. Il est debout dès sept heures et dispose de longues journées pour un travail bien réglé. Il est solidement bâti mais souffrira toute sa vie d'une affection - stomacale ou intestinale ? - dont aucun médecin, de Russie d'Allemagne, de France ou du Mexique ne réussira à découvrir la vraie nature. Il sort rarement. Pendant les quatre années qu'il demeurera dans l'île, il n'ira qu'une seule fois à Stamboul, car il faut tout de même voir Sainte-Sophie. La proximité de la mer lui permet de prendre facilement, avec la pêche, l'exercice dont il a besoin. Non pas le divertissement paisible du pécheur à la ligne, mais une opération active pour laquelle toute la maison, mobilisée, prend possession d'une barque : il s'agit d'abord de tendre un filet lune quarantaine de mètres puis d'aller à la côte embarquer les pierres nécessaires pour bombarder l'eau et obliger les poissons à aller se prendre dans le filet. Trotsky dirige les mouvements, entraîne les flâneurs qui voudraient s'intéresser davantage au paysage qu'aux poissons et est particulièrement fier quand il peut rapporter un lot de rougets pour le déjeuner... Le soir, après dîner, il s'accorde parfois un délassement. Du balcon de son bureau, en compagnie de Natalia et d'amis, il jouit de la féerie chaque soir renouvelée par les jeux de la lumière dans le ciel et sur l’eau. Puis il réunit es visiteurs présents, les instruit des développements de la lutte en Russie soviétique qu'ils ne trouveront évoqués dans ses ouvrages que plus tard ; il les questionne sur la situation générale et sur l'état les partis communistes, du mouvement ouvrier dans leurs pays respectifs.

On est à la veille de la grande crise américaine qui, dans les mois suivants, troublera profondément l'économie mondiale. Mais chaque pays a déjà ses difficultés ; la France connaît un chômage que les communistes attribuent à la " rationalisation " introduite récemment dans la technique industrielle. Au comité central du parti communiste, des clans se livrent entre eux à une lutte sourde ou ouverte pour le pouvoir; les zigzags qui caractérisent la politique stalinienne rendent la tâche malaisée à ceux qui veulent suivre la " ligne " de Moscou. Un " tournant ", jetant brusquement le pendule vers la gauche atteint alors son apogée. Les " droitiers " qui, depuis l’élimination de Zinoviev, étaient à la direction, sont rendus responsables des difficultés auxquelles se heurte le stockage des blés. On les " relève " de leurs fonctions ou on les met en congé - pour commencer. En même temps qu'on annonce des succès dans tous les domaines, il faut reconnaître qu'il y a une grave crise du blé; le pain manque, il faut réglementer la vente, rétablir des cartes d'alimentation. Selon la nouvelle technique, la presse affirme que ce sont les ouvriers qui ont demandé la réglementation, en même temps qu'ils votent des résolutions contre l’opposition trotskyste. Or, la crise avait été exactement prévue par cette opposition qui, ne se bornant pas à prévoir, en fixait les causes et indiquait les remèdes. Par la tactique du bouc émissaire, Staline fait coup double. le tournant de gauche par lequel il se débarrasse d'une " droite " devenue gênante lui permet, parallèlement; de décomposer une opposition jusqu'alors solidement unie. Pour combattre Boukharine, il parle un langage, il emploie des formules qui rappellent si exactement le langage des opposants que certains de ceux-ci s'écrient : notre politique l'emporte, notre opposition n'a plus de raison d'être. Dès fin février, quand Trotsky vient seulement d'arriver à Stamboul, les journaux russes notent que " des divisions existent au sein du groupe trotskyste ; certains de ses membres préconisent le retour au parti ". Le mouvement s'amplifie : cinq cents opposants signent, en août-septembre, un message au comité central pour proclamer leur approbation du " redressement politique du parti "; ils insistent cependant sur la nécessité de rétablir la démocratie au sein du parti. Malgré les avertissements de Trotsky la plupart retournent au parti, bien que Staline exige d'eux une soumission complète, ignorant la revendication de démocratie.

Hors de Russie le " tournant " de gauche s'établit sur " une évidente radicalisation des masses ". La formule vient de Moscou, et c'est pure invention; de " radicalisation ", il n'y a pas trace et, si possible, en France moins qu'ailleurs; car en même temps qu'on la proclame, les titres seuls de l'Humanité la nient; ceux-ci par exemple : " A Clichy, la police envahit la salle du congrès de la région parisienne du parti communiste. Elle dissout l'assemblée et arrête cent vingt délégués présents " Le lendemain : " L'Humanité est perquisitionnée. " La riposte se borne à des mots ; les " masses radicalisées ne bougent pas. C’est le début de la tactique qui, accentuant les divisions du mouvement ouvrier en baptisant les socialistes " social-fascistes ", ruinera en France l'action syndicale, et en Allemagne facilitera l'arrivée de Hitler au pouvoir. Le point culminant de cette folie gauchiste sera un appel de l’internationale communiste " aux prolétaires d'Europe à préparer, pour le 1er Août 1929 leur journée rouge contre la guerre ". Il faudra " descendre dans la rue ", conquérir la " rue ". Dès que ce texte arrive à Prinkipo, Trotsky décide de le dénoncer comme un crime contre la classe ouvrière, envoyée stupidement au massacre. En accord avec les groupes d'opposition, un tract est établi et distribué dans les divers pays. Les staliniens doivent battre en retraite, renoncer à leur folle provocation; ils expliquent maintenant que " journée rouge " ne signifie pas journée d'émeute mais journée de grèves de protestation contre la guerre impérialiste et pour la défense de l'U. R. S. S.

Ce seul fait montre le danger du " coup de barre à gauche ". Pour l'écarter, pour mettre en garde la classe ouvrière, car il peut se renouveler sous d'autres formes, Trotsky écrira une brochure. Dans la phraséologie stalinienne, ce " gauchisme " est dénommé " troisième période de l’Internationale communiste ". La brochure sera donc intitulée la Troisième période d'erreurs de l'Internationale communiste. Il reprend patiemment toutes les déclamations sur la "radicalisation des masses " et sur les conséquences qu'on en tire pour l'action quotidienne, les applications qu’en font les chefs du parti communiste français au grand dommage de la classe ouvrière. Leur méconnaissance des données élémentaires du socialisme l'oblige à leur rappeler que " la direction du mouvement ouvrier ne s'accommode pas de l'ignorance, ainsi que Marx le dit un jour à Weitling ".

Une autre brochure que Trotsky écrit à la même époque est destinée à ses partisans, à ceux qui sympathisent avec l’opposition communiste. Les désastreuses expériences qui ont suivi la mort de Lénine, de la " bolchevisation " zinoviéviste à la " troisième période ", ont eu pour effet de détacher les meilleurs éléments du mouvement ouvrier des partis communistes et même, au moins partiellement du communisme. Il y a là un autre danger que Trotsky veut prévenir. Dans cette brochure, intitulée la Défense de l'U. R. S. S. il montre qu'il serait funeste d'abandonner la révolution russe ; le régime stalinien est odieux et la menace qu'il constitue va croissant, mais toutes les conquêtes de la révolution d'Octobre ne sont pas encore perdues ; il faut s'attacher à celles qui subsistent, les défendre contre les ennemis " soviétiques " du dedans et contre les impérialismes capitalistes qui n'ont pas perdu l'espoir d'abattre la République socialiste.

La vie à Prinkipo se déroulait dans ce labeur fructueux quand arriva, un jour, comme une heureuse surprise, une invitation de l'Independent Labour Party. La direction de ce parti, le plus ancien des partis socialistes britanniques, demandait à Trotsky de venir prendre part aux discussions de la prochaine Summer School du parti. Une acceptation fut aussitôt expédiée. Restait la question du visa; mais, justement, le Labour Party était pour la deuxième fois au pouvoir ; pour la deuxième fois Ramsay Mac Donald était Premier Ministre ; il avait été longtemps un des leaders de 1'I. L. P. Comment, dans ces conditions, son gouvernement pourrait-il refuser le visa ? On sait déjà qu'il le refusa ; on l'a lu clans un chapitre précédent - et quelle " justification " il donna de sa dérobade.

Peu avant que vînt cette invitation, des dépêches, que l'Humanité publia par inadvertance, précisèrent les conditions du refus de visa par le gouvernement allemand, présidé alors par le social-démocrate Hermann Muller. Quand la question avait été débattue au conseil des ministres, les socialistes s'étaient prononcés énergiquement contre l'octroi du visa. Stresemann les appuyait, se basant sur une consultation des principaux chefs de service de son ministère ainsi que sur un rapport de l'ambassadeur du Reich à Moscou. Les socialistes " craignaient le renforcement de leur gauche " ; Stresemann ne voulait pas mécontenter Staline. Travaillistes britanniques, social-démocrates et bourgeois allemands se faisaient les auxiliaires de Staline.

Trotsky suit de près les journaux et revues publiés dans le monde par les groupes d'opposition. Mais la publication qui lui tient le plus à coeur c'est un Bulletin de l'Opposition (en russe) qui, surmontant de multiples difficultés sortira chaque mois, entre 1929 et 1940, imprimé d'abord à Paris puis à New-York. Son fils aîné, Léon Sédov, en a la charge ; l'administration, la distribution lui incombent, mais il donnera aussi de temps à autre des articles et, surtout au début, quand les contacts avec l'Union soviétique sont encore possibles, on y trouvera une exceptionnelle information sur la situation réelle en Russie. Les dirigeants russes le redoutent et le recherchent à la fois ; S'il trouve sa voie vers la Russie (où il ne peut être question de l'expédier directement) c'est parce. que les envoyés soviétiques qui maintenant sont nombreux à venir en Europe, l'achètent, l'emportent et le font circuler à leur retour en Russie.

A l'automne de 1932, une association d'étudiants social-démocrates danois invita Trotsky à faire une conférence à Copenhague sur la Révolution russe. Cette fois les visas sont accordés, mais il ne s'agit que de visas de transit. Je transcris ici les notes de Natalia Trotsky sur le voyage :

" Le 14 octobre 1932 nous pûmes enfin quitter Stamboul pour un bref voyage à Copenhague. Nous partîmes accompagnés de quelques camarades. Quand le steamer toucha Le Pirée, Léon Davidovitch fut l'objet d'une ovation inattendue. A Naples, nous pûmes débarquer pour visiter les ruines de Pompéi. A Marseille, la police prit des précautions extraordinaires ; un canot à moteur nous transporta sur la côte, un agent en civil nous accompagna en automobile jusqu'à Lyon, puis vers Paris sans que la presse fût informée de notre présence en France. Après une journée passée à Paris, nous nous embarquâmes à Dunkerque, si rigoureusement surveillés que la police ne permit pas au secrétaire du syndicat des dockers de nous approcher. Au Danemark, dans les gares, de petits groupes de staliniens ébauchèrent des manifestations, réduites à quelques cris et sifflets. Trotsky prit la parole en allemand au stadium de Copenhague devant 2500 personnes. Après l'exposé consacré à la révolution d'Octobre, à ses causes et à sa signification, il termina par une exaltation du socialisme qui signifie " le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté, en ce sens que l'homme d'aujourd'hui, déchiré par ses propres contradictions, pourra s'ouvrir la voie d'une existence plus heureuse ". Le gouvernement danois avait interdit la radiodiffusion de la conférence, invoquant des objections du roi et de la cour... Le visa ne nous était accordé que pour huit jours et nous apprîmes que le roi s'opposait à toute prolongation. Une vingtaine d'amis politiques, tous connus et munis de passeports en règle, étaient venus s'entretenir avec Trotsky ; cette " conférence clandestine ", qui n'avait rien de clandestin, suscitait la colère des réactionnaires et des staliniens. Le gouvernement exigea notre départ le jour même de l'expiration du visa; comme il n'y avait pas de bateau ce jour-là, nous dûmes feindre un départ et passer vingt-quatre heures en auto sur les routes. Trotsky avait demandé un visa suédois ; des socialistes de Stockholm affirmèrent que la Suède n'aurait pas fait d'objection si l'ambassadrice de l'U. R. S. S., Alexandra Kollontaï n'avait fait connaître l'hostilité de son gouvernement... Notre fils, Léon Sedov, alors à Berlin, n'obtint pas le visa pour venir nous voir... Nous comptions faire un séjour en France sur le chemin du retour. Les autorités françaises s'y opposèrent ".

Les voyageurs étaient à peine rentrés à Prinkipo qu'un incendie, gagnant la bibliothèque, y causa de graves dommages. L'aménagement était si sommaire qu'il fallait faire la cuisine sur des " primus ", réchauds au pétrole russes tout à fait primitifs. La perte la plus sérieuse, irremplaçable, c'étaient les photostats des documents dont Staline empêchait la publication ; une rare collection de photos de la Révolution fut également détruite. Il fallut de nouveau faire appel aux amis pour reconstituer une bibliothèque.

En Russie la répression s'accentuait. Si des membres de l'opposition, se laissant prendre au mirage du coup de barre à gauche, s'étaient ralliés au gouvernement, nombreux étaient ceux qui, en accord avec Trotsky, refusaient de capituler. Contre ces opposants irréductibles, Staline s'acharnait. A travers eux, Trotsky était toujours visé. Le 20 février 1932, le gouvernement russe avait rendu publique la mesure retirant la nationalité soviétique à Trotsky et à ceux des membres de sa famille se trouvant à l'étranger. Le séjour à Prinkipo devenait bien dangereux. Les autorités turques se comportaient avec une parfaite correction, mais pour l'exil, Staline avait conclu un accord secret avec Kémal ; un autre accord pourrait intervenir qui livrerait Trotsky à Staline, l'expérience ayant clairement montré qu'aucun gouvernement, quelle que fût sa couleur politique, n'était prêt à résister à une pression des dirigeants soviétiques. Des amis, alertés, se mirent en campagne pour arracher un visa permettant de s'éloigner de cette zone désormais peu sûre. Leurs démarches aboutirent. Au début de juillet 1933, le gouvernement français, Daladier étant président du Conseil, accorda l'autorisation de séjour en France, posant pourtant certaines conditions.

 

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