1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


VII : L'année 1917
1° section

Ce fut l'année la plus importante dans la vie du pays et surtout dans celle de cette génération de révolutionnaires professionnels à laquelle appartenait lossif Djougachvili. Comme une pierre de touche, cette année-là mit à l'épreuve les idées, les partis et les hommes.

Staline trouva à Pétersbourg, dont le nom était devenu Pétrograd, une situation qu'il n'attendait pas et n'avait pas prévue. A la veille de la guerre, le bolchévisme prédominait dans le mouvement ouvrier, surtout dans la capitale. En mars 1917, les bolchéviks formaient une infime minorité dans les soviets. Comment cela avait-il pu se faire ? Des masses importantes avaient participé au mouvement des années 1911-1914, mais elles ne représentaient malgré tout qu'une petite partie de la classe ouvrière. La révolution avait fait se dresser, non pas des centaines de milliers, mais des millions d'hommes. De plus, la composition de la classe ouvrière s'était renouvelée, par suite de la mobilisation, dans une proportion de presque 40 %. Sur le front, les ouvriers avancés avaient joué un rôle de ferment révolutionnaire, mais dans les usines leur place avait été prise par des nouveaux venus, des paysans non dégrossis, juste arrivés de leur village, des femmes, des adolescents. Ces couches nouvelles devaient, ne fût-ce qu'en abrégé, répéter l'expérience politique que l'avant-garde avait faite dans la période antérieure. L'insurrection de Février à Pétrograd fut dirigée par des ouvriers avancés, bolchéviks pour la plupart, mais non par le parti bolchéviste. La direction de l'insurrection par des bolchéviks du rang avait pu assurer la victoire de celle-ci, mais non pas la conquête du pouvoir politique. En province, la situation était encore moins favorable. La vague d'illusions exubérantes et de fraternisation générale, jointe à l'analphabétisme politique de masses éveillées pour la première fois, avait créé les conditions naturelles de la prédominance des socialistes petits-bourgeois : menchéviks et populistes. Les ouvriers et, derrière eux, les soldats, avaient élu au soviet ceux qui étaient au moins en paroles, non seulement contre la monarchie, mais aussi contre la bourgeoisie. Menchéviks et populistes, qui comprenaient dans leurs rangs à peu près toute l'intelliguentsia, disposaient d'innombrables agitateurs, qui appelaient à l'unité, à la fraternité et autres attrayantes vertus civiques. Au nom de l'armée parlaient surtout les socialistes-révolutionnaires, tuteurs professionnels de la paysannerie, fait qui ne pouvait manquer d'accroître l'autorité de ce parti aux yeux des couches nouvelles du prolétariat. En résultat, la prédominance des partis conciliateurs semblait inébranlable, au moins à leurs yeux.

Le pire était, pourtant, que le parti bolchéviste avait été pris à l'improviste par les événements. Il n'y avait pas à Pétrograd de chefs ayant de l'expérience et de l'autorité. Le bureau du Comité central se composait de deux ouvriers, Chliapnikov et Zaloutsky, et de l'étudiant Molotov (les deux premiers furent, par la suite, victimes des épurations, le dernier devînt chef du gouvernement). Dans le Manifeste publié par eux après la victoire de Février au nom du Comité central, il était dit que « les ouvriers des fabriques et des usines, ainsi que les troupes insurgées, doivent immédiatement élire leurs représentants au Gouvernement révolutionnaire provisoire ». Mais les auteurs mêmes du manifeste n'accordèrent à leur mot d'ordre aucune importance pratique. Ils ne se disposèrent nullement à déclencher une lutte indépendante pour la conquête du pouvoir, mais se préparèrent à jouer pour toute une époque le rôle d'opposition de gauche.

Dès le début même, les masses se refusèrent résolument à faire confiance à la bourgeoisie libérale, ne la séparant pas de la noblesse et de la bureaucratie. Il ne pouvait, par exemple, être question que des ouvriers ou des soldats donnassent leur voix à un cadet. Le pouvoir se trouvait entièrement dans les mains des socialistes conciliateurs, derrière qui se tenait le peuple armé. Mais, sans confiance en eux-mêmes, les conciliateurs remirent volontairement le pouvoir à la bourgeoisie haïe des masses et politiquement isolée. Tout le régime reposait sur un quiproquo. Les ouvriers, et parmi eux non pas seulement les bolchéviks, considéraient le gouvernement provisoire comme un ennemi. Aux meetings d'usines, les résolutions en faveur du pouvoir des soviets étaient adoptées presque unanimement. Le bolchévik Dingelstedt, qui prit une part active à cette agitation - il fut plus tard victime de l'épuration - en témoigne : « Il n'y avait pas une seule réunion ouvrière qui rejetât une résolution proposée par nous dans ce sens... » Mais le Comité de Pétrograd, sous la pression des conciliateurs, mit fin à cette campagne. De toutes leurs forces, les ouvriers avancés tentaient de rejeter la tutelle des sommets opportunistes, mais ne savaient comment parer les arguments savants qui invoquaient le caractère bourgeois de la révolution. Les différentes nuances à l'intérieur du bolchévisme entraient en conflit l'une avec l'autre, sans toutefois pousser leurs idées jusqu'au bout. Le parti était dans un profond désarroi. « Quels étaient les mots d'ordre des bolchéviks », rappela plus tard un bolchévik marquant de Saratov, Antonov, « personne ne le savait... Le tableau était très désagréable... »

Les vingt-deux jours qui séparèrent l'arrivée de Staline revenant de Sibérie (12 mars) de celle de Lénine, rentrant de Suisse (3 avril) présentent une importance exceptionnelle pour juger la physionomie politique de Staline. Une vaste arène s'ouvre brusquement devant lui. Ni Lénine ni Zinoviev ne sont à Pétrograd. Il y a Kaménev, connu pour ses tendances opportunistes et compromis par son attitude au procès. Il y a le jeune Sverdlov, peu connu du parti, plutôt organisateur qu'homme politique. Le tempétueux Spandarian n'est pas là : il est mort en Sibérie. Tout comme en 1912, Staline se trouve maintenant pour quelque temps, sinon la seule, du moins l'une des deux premières figures bolchévistes de Pétrograd. Le parti en désarroi attend des paroles claires; il est impossible de se taire. Staline est contraint de donner des réponses aux questions les plus brûlantes : sur les soviets, le pouvoir, la guerre, la terre. Les réponses sont imprimées et parlent d'elles-mêmes.

Dès son arrivée à Pétrograd, qui ne formait en ces jours-là qu'un seul vaste meeting, Staline se rend au quartier général bolchéviste. Les trois membres du bureau du Comité central, en collaboration avec quelques militants qui pouvaient tenir une plume, avaient déterminé la physionomie de la Pravda. Ils l'avaient fait à tâtons, mais la direction du parti était entre leurs mains. Que les autres aillent se casser la voix aux meetings d'ouvriers et de soldats, Staline se retranche au quartier général. Plus de quatre ans auparavant, après la conférence de Prague, il avait été coopté au Comité central. Beaucoup d'eau a coulé depuis lors. Mais le déporté revenu de Kouréïka sait s'appuyer sur l'appareil et continue à considérer son mandat comme encore valide. Avec l'aide de Kaménev et de Mouranov, son premier acte est d'écarter de la direction le bureau du Comité central, trop « gauche », ainsi que la rédaction de la Pravda. Il le fait assez brutalement, ne craignant aucune opposition et impatient de montrer une main ferme.

« Les camarades qui venaient d'arriver, écrivit par la suite Chliapnikov, avaient une attitude critique et négative. » Ce qu'ils considéraient comme son défaut, ce n'était pas son indécision et son manque de caractère, mais au contraire ses efforts persistants pour se délimiter des conciliateurs. Staline, tout comme Kaménev, se tenait beaucoup plus près de la majorité qui dominait dans les soviets. Dès le 15 mars, la Pravda, passée aux mains de la nouvelle rédaction, déclarait que les bolchéviks soutiendraient résolument le Gouvernement provisoire, « dans la mesure où il lutte contre la réaction ou la contre-révolution ». Le paradoxe de cette déclaration était que le seul état-major sérieux de la contre-révolution était précisément le Gouvernement provisoire lui-même. Du même genre était la réponse au problème de la guerre : tant que l'armée allemande obéit à son empereur, le soldat russe doit « se tenir ferme à son poste, répondre à la balle par une balle et à l'obus par un obus ». Comme si le problème de l'impérialisme se réduisait à un empereur ! L'article était de Kaménev, mais Staline n'y opposa aucun autre point de vue. Dans cette période-là, il ne se distinguait guère en général de Kaménev que par une attitude plus évasive. « Tout défaitisme, écrivait la Pravda, plus exactement ce que la presse malhonnête, sous le couvert de la censure tsariste, a calomnié de ce nom, est mort au moment où, dans les rues de Pétrograd, s'est montré le premier régiment révolutionnaire. » C'était se séparer carrément de Lénine, qui avait prêché le défaitisme hors de la portée de la censure tsariste, et c'était confirmer les déclarations de Kaménev au procès de la fraction bolchéviste de la Douma; cette fois-ci, c'était de la plume de Staline lui-même. Quant au « premier régiment révolutionnaire », son apparition signifiait seulement un pas de la barbarie byzantine vers la civilisation impérialiste.

« Le jour de la parution de la Pravda transformée..., raconte Chliapnikov, fut un jour de fièvre défensiste. Des hommes d'affaires du Comité de la Douma d'Empire jusqu'au cœur même de la démocratie révolutionnaire, le Comité exécutif, tout le palais de Tauride était rempli d'une seule nouvelle : la victoire des bolchéviks prudents et modérés sur les bolchéviks extrêmes. Au Comité exécutif lui-même on nous reçut avec des sourires venimeux... Quand ce numéro de la Pravda arriva dans les usines, il y provoqua une perplexité complète parmi les membres de notre parti et ceux qui sympathisaient avec nous, et une satisfaction manifeste chez nos adversaires... L'indignation fut énorme dans les quartiers ouvriers, et quand les prolétaires apprirent que la Pravda avait été accaparée par trois anciens dirigeants de la Pravda revenus de Sibérie, ils réclamèrent leur exclusion du parti. » Chliapnikov écrivit son récit à un moment où il dut déjà l'adoucir, sous la pression de Staline, Kaménev et Zinoviev, en 1925, quand ce trio dominait le parti. Mais il peint malgré tout assez clairement les premiers pas de Staline dans l'arène de la révolution ainsi que la réaction des ouvriers avancés. La vive protestation des ouvriers de Vyborg, que la Pravda dut bientôt imprimer dans ses colonnes, força la rédaction à plus de prudence dans les formules, mais non pas à changer d'orientation.

La politique des soviets était complètement imprégnée d'un esprit de convention et d'équivoque. Les masses avaient avant tout besoin que quelqu'un appelât les choses par leur nom : c'est précisément en cela que consiste la politique révolutionnaire. Mais personne ne le faisait, par crainte d'ébranler le fragile édifice du double pouvoir. Les plus grands mensonges s'amoncelaient autour de la question de la guerre. Le 14 mars, le Comité exécutif présenta au soviet un projet de manifeste adressé « Aux peuples du monde entier ». Ce document appelait les ouvriers d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie à se refuser de « servir d'instrument de conquête et de violence aux mains des rois, des propriétaires fonciers et des banquiers ». Cependant, les chefs eux-mêmes du soviet ne s'apprêtaient nullement à rompre avec les rois de Grande-Bretagne et de Belgique, avec l'empereur du Japon, avec les propriétaires fonciers et les banquiers, aussi bien les leurs que ceux de tous les pays de l'Entente. Le journal du ministre des Affaires étrangères Milioukov, écrivait avec satisfaction que « l'appel se développe sur le plan de l'idéologie que tous nos alliés et nous, avons en commun ». C'était absolument juste : c'était précisément dans cet esprit que les ministres socialistes français agissaient depuis le début de la guerre. Presque à la même heure, Lénine envoyait à Pétrograd par Stockholm une lettre indiquant que le danger qui menaçait la révolution était de couvrir la vieille politique impérialiste de nouvelles phrases révolutionnaires : « Je proposerai plutôt la scission avec n'importe qui dans notre parti que de céder au social-patriotisme... » Mais les idées de Lénine ne trouvèrent en ces jours-là aucun défenseur.

L'adoption unanime du manifeste par le soviet de Pétrograd signifiait non seulement le triomphe de l'impérialiste Milioukov sur la démocratie petite-bourgeoise, mais aussi le triomphe de Staline et de Kaménev sur les bolchéviks de gauche. Tous s'inclinèrent devant la discipline du mensonge patriotique. « Il est impossible de ne pas saluer, écrivait Staline dans la Pravda, l'appel adopté hier par le soviet... Cet appel, s'il parvient aux larges masses, tournera sans aucun doute des centaines et des milliers d'ouvriers vers le mot d'ordre oublié : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » En fait, de semblables appels n'avaient pas manqué en Occident et n'avaient fait qu'aider les classes dirigeantes à maintenir le mirage de la guerre pour la démocratie. L'article consacré au manifeste par Staline caractérise au plus haut point, non seulement sa position dans une question concrète donnée, mais aussi sa méthode de pensée en général. Son opportunisme organique, contraint par les conditions du milieu et de l'époque de chercher temporairement à se couvrir de principes révolutionnaires abstraits, les traite en fait sans cérémonie. Au début de l'article, l'auteur répète presque mot pour mot les raisonnements de Lénine selon lesquels, même après le renversement du tsarisme, la guerre de la part de la Russie garde un caractère impérialiste. Toutefois, passant aux conclusions pratiques, non seulement il salue, avec des réserves équivoques, le manifeste social-patriotique, mais encore répudie, à la suite de Kaménev, la mobilisation révolutionnaire des masses contre la guerre. « Avant tout il est indubitable, écrit-il, que le mot d'ordre pur et simple "A bas la guerre !" ne convient absolument pas comme voie pratique... » A la question : où est l'issue ? il répond : « Faire pression sur le Gouvernement provisoire en exigeant de lui qu'il décide d'ouvrir immédiatement des pourparlers de paix... » A l'aide d'une « pression » amicale sur la bourgeoisie, pour qui tout le sens de la guerre est dans des conquêtes, Staline veut obtenir une paix « sur les principes de l'auto-détermination des peuples ». C'est contre un tel utopisme philistin que Lénine avait dirigé les plus forts de ses coups dès le début de la guerre. Il est impossible, au moyen d'une « pression », de faire que la bourgeoisie cesse d'être la bourgeoisie : il faut la renverser. Mais Staline s'arrête devant cette conclusion par peur, tout comme les conciliateurs.

Non moins remarquable est l'article de Staline Sur l'abolition des oppressions nationales (Pravda, 25 mars). L'idée fondamentale de l'auteur, prise par lui dans des brochures de propagande lorsqu'il était encore au séminaire de Tiflis, est que l'oppression nationale est une survivance du Moyen Age. L'impérialisme, comme domination des grandes nations sur les faibles, est totalement ignoré. « La base sociale de l'oppression nationale, écrit-il, la force qui l'inspire, c'est l'aristocratie foncière qui se survit... En Angleterre, où l'aristocratie foncière partage le pouvoir avec la bourgeoisie... l'oppression nationale est plus douce, moins inhumaine, si, évidemment, on néglige le fait qu'au cours de la guerre et quand le pouvoir est passé aux mains des landlords, l'oppression nationale s'est considérablement renforcée (persécution des Irlandais, des Hindous). » Les affirmations extravagantes qui remplissent l'article - que dans les démocraties l'égalité nationale et raciale est assurée; qu'en Angleterre le pouvoir passa aux landlords au moment de la guerre; que la liquidation de l'aristocratie féodale signifie l'abolition de l'oppression nationale - sont entièrement imprégnées d'un esprit de démocratie vulgaire et de provincialisme borné. Pas un mot sur le fait que l'impérialisme a poussé l'oppression nationale à un point où le féodalisme, ne fût-ce que par son caractère fainéant et provincial, était absolument incapable de la pousser. L'auteur n'a pas progressé dans le domaine de la théorie depuis le début du siècle; bien plus, il a, semble-t-il, complètement oublié son propre travail sur la question nationale, écrit au début de 1913 sous la dictée de Lénine.

« En tant que la révolution russe a vaincu, conclut l'article, elle a déjà créé par là les conditions pratiques de la liberté nationale, ayant renversé le pouvoir féodal basé sur le servage... » pour notre auteur, la révolution est déjà complètement en arrière. Devant lui, c'est, tout à fait dans l'esprit de Milioukov et de Tsérételli, la « définition des droits » et « leur consolidation définitive ». Cependant, non seulement l'exploitation capitaliste, au renversement de laquelle Staline ne pensait même pas, mais la propriété foncière que lui-même déclarait être la base de l'oppression nationale, restaient encore intactes. Des landlords russes, du genre de Rodzianko ou du prince Lvov, se trouvaient au pouvoir. Telle était - c'est difficile à croire même aujourd'hui ! - la conception historique et politique de Staline dix jours avant que Lénine proclamât l'orientation vers la révolution socialiste.

Le 28 mars, en même temps que la conférence des présidents des principaux soviets de Russie, s'ouvrit à Pétrograd la conférence panrusse des bolchéviks, convoquée par le bureau du Comité central. Malgré le mois écoulé depuis l'insurrection, il régnait un complet désarroi dans le parti, désarroi que la direction des deux dernières semaines n'avait fait qu'approfondir. Aucune délimitation des tendances ne s'était encore produite. En déportation, il avait fallu pour cela l'arrivée de Spandarian, maintenant le parti devait attendre Lénine. Les patriotes extrêmes, dans le genre de Voïtinsky, Eliava et autres, continuaient à se nommer bolchéviks et ils participèrent à la conférence du parti à côté de ceux qui se considéraient internationalistes. Les patriotes se mettaient en avant avec bien plus de résolution et d'audace que les demi-patriotes, qui reculaient et se justifiaient. La majorité des délégués appartenait au marais et trouva naturellement en Staline son porte-parole. « L'attitude envers le Gouvernement provisoire est la même chez tous », dit le délégué de Saratov, Vassiliev. « Il n'y a pas de désaccords quant aux actions pratiques entre Staline et Voïtinsky », affirmait avec satisfaction Krestinsky. Le lendemain, Voïtinsky passait aux rangs des menchéviks et, sept mois plus tard, conduisait un détachement de cosaques contre les bolchéviks.

La conduite de Kaménev au procès n'était, semble-t-il, pas oubliée. Il est possible aussi qu'on ait parlé, parmi les délégués, du télégramme secret au grand-duc. Peut-être Staline rappela-t-il, à sa manière sournoise, ces erreurs de son ami. En tout cas le principal rapport politique, sur l'attitude envers le Gouvernement provisoire ne fut pas confié à Kaménev, mais à Staline, pourtant moins connu. Le procès-verbal du rapport a conservé et représente pour l'historien et le bigraphe un document inappréciable : il s'agit du problème central de la révolution, des relations entre les soviets, qui s'appuient directement sur les ouvriers armés et les soldats, et le gouvernement bourgeois, qui ne s'appuie que sur la servilité des leaders des soviets. « Le pouvoir s'est partagé entre deux organes, dit à la conférence Staline, dont aucun n'a tout le pouvoir... Le soviet a pris en fait l'initiative des transformations révolutionnaires, le soviet est le chef révolutionnaire du peuple insurgé, l'organe qui contrôle le Gouvernement provisoire. Le Gouvernement provisoire a pris en fait le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire. Le soviet mobilise les forces, contrôle. Le Gouvernement provisoire, avec des hésitations et de la confusion, prend le rôle de consolidateur des conquêtes que le peuple a en réalité déjà faites. » Cette citation vaut tout un programme !

Le rapporteur présente les relations entre les deux classes fondamentales de la société comme une division du travail entre deux « organes » : les soviets, c'est-à-dire les ouvriers et les soldats, font la révolution; le gouvernement, c'est-à-dire les capitalistes et les propriétaires fonciers libéraux, la « consolident ». Dans les années 1905-1907, Staline lui-même avait écrit plus d'une fois, répétant Lénine : « La bourgeoisie russe est antirévolutionnaire, elle ne peut être ni le moteur ni encore moins le chef de la révolution, et il faut mener une lutte opiniâtre contre elle. » Cette idée politique directrice du bolchévisme n'avait été nullement réfutée par le déroulement de la révolution de Février. Milioukov, chef de la bourgeoisie libérale, avait déclaré à une conférence de son parti, quelques jours avant l'insurrection : « Nous marchons sur un volcan... Quel que soit le pouvoir - bon ou mauvais - il faut maintenant plus que jamais un pouvoir ferme. » Après que l'insurrection, malgré l'opposition de la bourgeoisie, eut éclaté, il ne restait plus aux libéraux qu'à se placer sur le terrain préparé par sa victoire. C'était précisément Milloukov qui, après avoir déclaré la veille que même une monarchie raspoutinienne valait mieux que l'éruption volcanique, dirigeait maintenant le Gouvernement provisoire, lequel devait, selon Staline, « consolider » les conquêtes de la révolution, mais en réalité ne cherchait qu'à l'étrangler. Pour les masses insurgées, la révolution signifiait l'abolition des anciennes formes de propriété, les formes mêmes que le Gouvernement provisoire défendait. L'implacable lutte des classes, qui, malgré les efforts des conciliateurs, tendait chaque jour à se transformer en guerre civile, Staline la représentait comme une simple division du travail entre deux appareils. Le menchévik de gauche Martov n'allait même pas si loin. En fait, c'était, dans son expression la plus vulgaire, la théorie de Tsérételli, oracle des conciliateurs : dans l'arène de la démocratie agissent des forces « modérées » et des forces plus « résolues », et elles se partagent le travail : les unes conquièrent, les autres consolident. Nous avons ici, devant nous, sous sa forme achevée, le schéma de la future politique staliniste en Chine (1924-1927), en Espagne (1934-1939), ainsi que de tous les malheureux « fronts populaires » en général.

« Il ne nous convient pas de forcer maintenant les événements, continuait le rapporteur, en accélérant le procès de séparation des couches bourgeoises... Il nous faut gagner du temps, en freinant la séparation des couches de la bourgeoisie moyenne, pour nous préparer à la lutte contre le Gouvernement provisoire. » Les délégués écoutaient ces arguments avec une vague inquiétude. « Ne pas effaroucher la bourgeoisie », cela avait toujours été le mot d'ordre de Plékhanov et, au Caucase, de Jordania. Le bolchévisme avait grandi dans une lutte acharnée contre ce courant d'idées. « Freiner la séparation » de la bourgeoisie ne peut se faire qu'en freinant la lutte des classes du prolétariat; ce ne sont au fond que les deux côtés d'un seul et même procès. « Quand on parlait de ne pas effaroucher la bourgeoisie..., écrivait Staline lui-même en 1913, peu de temps avant son arrestation, on ne faisait naître qu'un sourire, car il était clair que la social-démocratie se disposait, non seulement à "effaroucher", mais encore à rejeter de ses positions cette même bourgeoisie, en la personne de ses avocats, les cadets. » Il est même difficile de comprendre comment un vieux bolchévik avait pu oublier à ce point l'histoire, longue de quatorze ans, de sa fraction pour, au moment le plus critique, recourir aux formules les plus néfastes du menchévisme. L'explication est que la pensée de Staline n'est pas sensible aux idées générales et que sa mémoire ne les retient pas. Il les utilise selon ses besoins, d'occasion en occasion, et les rejette sans regret, presque automatiquement. Dans l'article de 1913, il s'agissait des élections à la Douma. « Rejeter de ses positions » la bourgeoisie signifiait simplement enlever des mandats aux libéraux. Maintenant, il s'agissait du renversement révolutionnaire de la bourgeoisie. Cette tâche, Staline la rejetait dans un avenir lointain. Maintenant, tout comme les menchéviks, il considérait nécessaire de « ne pas effaroucher la bourgeoisie ».

Après avoir présenté la résolution du Comité central, élaborée avec sa participation, Staline déclare inopinément qu’« il n'est nullement d'accord avec elle et se joint plutôt à celle du soviet de Krasnoïarsk ». Ce qui s'était passé dans les coulisses lors de cette manœuvre n'est pas clair. Staline lui-même avait pu participer à l'élaboration de la résolution du soviet de Krasnoïarsk, par où il était passé en revenant de Sibérie. Il est possible que, ayant maintenant tâté l'état d'esprit des délégués, il essaie de se séparer légèrement de Kaménev. Cependant, la résolution de Krasnoïarsk est à un niveau encore plus bas que le document de Pétersbourg. « ... Expliquer aussi complètement que possible que la seule source du pouvoir et de l'autorité du Gouvernement provisoire est la volonté du peuple, auquel le Gouvernement provisoire est tenu d'obéir complètement, et ne soutenir le Gouvernement provisoire... que dans la mesure où il entreprend de satisfaire les revendications de la classe ouvrière et de la paysannerie révolutionnaire. » Le secret apporté de Sibérie s'avère très simple : la bourgeoisie est « tenue d'obéir complètement » au peuple et de « se mettre à satisfaire » les ouvriers et les paysans. Dans quelques semaines la formule du soutien de la bourgeoisie « dans la mesure où... » deviendra chez les bolchéviks un objet de risée générale. Pourtant, dès maintenant, quelques délégués protestent contre le fait de soutenir le gouvernement du prince Lvov : cette idée allait trop à l'encontre de toute la tradition du bolchévisme. Le lendemain, le social-démocrate Stéklov, lui-même défenseur de la formule « dans la mesure où... », mais, en tant que membre de la « commission de contact », bien informé de ce qui se passait dans les sphères de droite, peignit imprudemment à la conférence des soviets un tel tableau de l'activité du Gouvernement provisoire - opposition aux réformes sociales, lutte pour la monarchie, lutte pour les annexions - que la conférence des bolchéviks, alarmée, se détourna de la formule du soutien. « Il est clair qu'il doit être question maintenant, non pas de soutien, déclara le modéré Noguine, formulant ainsi l'état d'esprit de nombreux délégués, mais d'opposition. » La même idée fut exprimée par le délégué Skrypnik, qui appartenait à l'aile gauche : « Après le rapport fait hier par Staline bien des choses ont changé... Le Gouvernement provisoire trame un complot contre le peuple et la révolution..., et la résolution parle de soutien. » Découragé, Staline, dont la perspective n'avait pas subsisté vingt-quatre heures, propose de « charger la commission de changer le passage sur le soutien ». La conférence va plus loin : « La majorité, avec quatre voix contre, décide d'exclure de la résolution la clause sur le soutien. »

On pourrait penser que tout le schéma du rapporteur sur la division du travail entre prolétariat et bourgeoisie fut voué à l'oubli. En fait, on enleva de la résolution seulement une phrase, mais non l'idée. La peur d'« effaroucher la bourgeoisie » restait tout entière. L'essence de la résolution se réduisait à un appel à inciter le gouvernement provisoire « à la lutte la plus énergique pour la liquidation complète de l'ancien régime », alors que le Gouvernement provisoire menait « la lutte la plus énergique » pour la restauration de la monarchie. La conférence n'alla pas au-delà d'une pression amicale sur les libéraux. D'une lutte indépendante pour la conquête du pouvoir, ne fût-ce qu'au nom des tâches démocratiques, il ne fut pas question. Comme pour révéler plus clairement encore le véritable esprit des décisions prises, Kaménev déclara à la conférence des soviets, qui se tenait au même moment, que sur la question du pouvoir, il était « heureux » de joindre les voix des bolchéviks à la résolution officielle, introduite et défendue par le dirigeant des menchéviks de droite, Dan. La scission de 1903, approfondie à la conférence de Prague de 1913, devait sembler à la lumière de c'es faits un simple malentendu !

Ce n'est donc pas par hasard que, le lendemain, la conférence bolchéviste examina la proposition d'unifier les deux partis présentée par le dirigeant des menchéviks de droite, Tsérételli. Staline prit envers la proposition l'attitude la plus sympathique : « Nous devons accepter. Il faut déterminer nos propositions quant à la ligne de l'unification. L'unification est possible suivant la ligne de Zimmerwald-Kienthal. » Cette « ligne », c'était celle des deux conférences socialistes tenues en Suisse avec une prédominance de pacifistes modérés... Molotov qui, deux semaines auparavant, avait été puni pour être trop à gauche, présenta de timides objections : « Tsérételli désire unifier des éléments hétérogènes... L'unification suivant cette ligne est incorrecte... » Zaloutsky, une des futures victimes de l'épuration, proteste plus résolument : « Partir du simple désir d'unification, un rêveur peut le faire, mais non pas un social-démocrate... Il est impossible de s'unifier sur la base d'une adhésion superficielle à Zimmerwald-Kienthal... Il est nécessaire de présenter une plate-forme déterminée. » Mais Staline, traité de rêveur, resta sur ses positions : « On ne doit pas devancer ni anticiper des désaccords. Sans désaccords, il n'y a pas de vie dans un parti. A l'intérieur du parti nous réglerons les petits désaccords. » Il est difficile d'en croire ses yeux : les désaccords avec Tsérételli, inspirateur du bloc soviétique de droite, Staline les déclare être de petits désaccords qu'on peut « régler » à l'intérieur d'un même parti. Les débats eurent lieu le 1° avril. Trois jours plus tard, Lénine déclare à Tsérételli une guerre à mort. Deux mois plus tard, Tsérételli désarmera et arrêtera les bolchéviks.

La conférence de mars 1917 est extrêmement importante pour apprécier l'état d'esprit des couches supérieures du parti bolchéviste immédiatement après la révolution de Février et, en particulier, de Staline tel qu'il est rentré de Sibérie, où pendant quatre ans il avait dû penser par lui-même. Il apparaît devant nous, émergeant des pages des maigres procès-verbaux, comme un démocrate plébéien et un provincial borné que les conditions de l'époque ont forcé à prendre une coloration marxiste. Ses articles et ses discours pendant ces semaines-là jettent une lumière infaillible sur sa position au cours des années de guerre : si en Sibérie il s'était tant soit peu approché des idées de Lénine, comme le prétendent les Mémoires écrits vingt ans plus tard, il n'aurait pu, en mars 1917, s'embourber aussi désespérément dans l'opportunisme. L'absence de Lénine et l'influence de Kaménev lui permirent de révéler à l'aube de la révolution ses traits les plus organiques : manque de confiance dans les masses, manque d'imagination, courte vue, inclination à suivre la ligne de moindre résistance. Ces caractéristiques de Staline, nous les verrons plus tard dans tous les grands événements dans lesquels il sera amené à jouer un rôle dirigeant. Rien d'étonnant à ce que la conférence de mars, où le politicien Staline se révéla complètement, soit maintenant rayée de l'histoire du parti et que les procès-verbaux en soient tenus sous sept clefs. En 1923, trois copies furent secrètement préparées pour les membres de la Troïka : Staline, Zinoviev, Kaménev. C'est seulement en 1926, quand Zinoviev et Kaménev passèrent à l'opposition contre Staline, que je reçus d'eux ce document remarquable, ce qui me donna par la suite la possibilité de le publier à l'étranger.

Mais, après tout, les procès-verbaux ne se distinguent en rien d'essentiel des articles de la Pravda; ils ne font que les compléter. Il ne reste de ces journées-là aucune déclaration, proposition, protestation, où Staline ait opposé d'une façon tant soit peu articulée le point de vue bolchéviste à la politique de la démocratie petite-bourgeoise. Un des historiens de cette période, le menchévik de gauche Soukhanov, auteur du manifeste mentionné plus haut, « Aux travailleurs du monde entier », dit dans ses irremplaçables Notes sur la révolution : « Chez les bolchéviks, à ce moment-là, il y avait, outre Kaménev, Staline qui paraissait au Comité exécutif... Pendant la période de son activité modeste... (il) produisit - et non pas sur moi seulement, - l'impression d'une tâche grise, apparaissant et disparaissant d'une manière terne et sans laisser de trace. Il n'y a vraiment rien d'autre à dire de lui. » Par la suite, Soukhanov paya de sa vie ce refus d'en dire plus.

Le 3 avril, après avoir traversé l'Allemagne ennemie, arrivèrent à Pétrograd, à la gare de Finlande, Lénine, Kroupskaïa, Zinoviev et d'autres... Un groupe de bolchéviks, Kaménev en tête, partit à la rencontre de Lénine en Finlande. Staline n'était pas de leur nombre, et ce petit fait montre mieux que quoi que ce soit qu'il n'y avait rien qui pût ressembler à une intimité personnelle entre Lénine et lui. « A peine était-il entré et s'était-il assis sur un divan », raconte Raskolnikov, officier de la flotte et futur diplomate soviétique, « que Vladimir Ilitch lança aussitôt à Kaménev : « Qu'est-ce que vous imprimez donc dans la Pravda ? Nous avons vu quelques numéros et nous étions furieux contre vous... » Après des années de travail commun à l'étranger, Kaménev était assez habitué à des douches aussi glacées, et elles ne l'empêchaient pas, non seulement d'aimer Lénine, mais de l'adorer, d'adorer tout ensemble sa passion, sa profondeur, sa simplicité, ses dictons, dont il se moquait d'avance, et son écriture, qu'il imitait involontairement. Bien des années plus tard, quelqu'un se souvînt que Lénine, durant le voyage, avait demandé des nouvelles de Staline. Cette question naturelle (Lénine demanda certainement des nouvelles de tous les membres du vieil état-major bolchéviste) servit par la suite de sujet à un film soviétique.

A propos de la première intervention de Lénine à la conférence des bolchéviks, un chroniqueur attentif et consciencieux de la révolution écrit : « Je n'ai pas oublié ce discours tonitruant, qui me secoua et me stupéfia, et non pas seulement moi, hérétique venu par hasard, mais aussi tous les orthodoxes. J'affirme que personne ne s'attendait à rien de semblable. » Il ne s'agit pas de foudres oratoires, dont Lénine était avare, mais de toute la direction de sa pensée. « Il ne nous faut pas de république parlementaire, il ne nous faut pas de démocratie bourgeoise, il ne nous faut aucun autre gouvernement que les soviets des députés des ouvriers, des soldats et des paysans pauvres ! » Dans la coalition des socialistes avec la bourgeoisie libérale, c'est-à-dire dans le « front populaire » d'alors, Lénine ne voyait que trahison du peuple. Il se moquait férocement de la formule usuelle d'une « démocratie révolutionnaire » qui réunirait les ouvriers et la petite bourgeoisie, les populistes, les menchéviks et les bolchéviks. Dans les partis conciliateurs, qui prédominaient dans les soviets, il ne voyait pas des alliés, mais des adversaires irréconciliables. « Cela seul, remarqua Soukhanov, suffisait en ces temps-là à faire tourner les têtes ! »

Le parti ne fut pas moins pris à l'improviste par Lénine qu'il ne l'avait été par la révolution de Février. Les critères, les mots d'ordre, les façons de parler, qui s'étaient formés dans les cinq semaines de révolution tombèrent en poussière. « Il attaqua d'une manière résolue la tactique qu'avaient suivie, avant son arrivée, les groupes dirigeants du parti et les divers camarades », écrit Raskolnikov. Il s'agit en premier lieu de Staline et de Kaménev. « Les militants les plus responsables du parti étaient présents. Mais même pour eux le discours d'Ilitch était une constante révélation. Il creusait un fossé entre, la tactique d'hier et celle d'aujourd'hui. » Il n'y eut pas de débats. Tout le monde était trop abasourdi. Personne ne voulait s'exposer aux coups de ce chef furieux. Entre soi, dans les coins, on chuchotait qu'Ilitch était resté trop longtemps à l'étranger, qu'il s'était coupé de la Russie, qu'il ne connaissait pas la situation, pis encore, qu'il était passé à la position du trotskisme. Staline, hier rapporteur à la conférence du parti, se tut. Il comprit qu'il avait fait une gaffe formidable, bien plus sérieuse qu'autrefois au congrès de Stockholm, quand il avait défendu le partage de la terre, ou un an plus tard, quand il s'était déclaré hors de propos pour le boycott. Non, mieux valait maintenant rester dans l'ombre. Nul ne se demanda ce que Staline pensait de la question. Nul, dans ses Mémoires, ne se souvient de sa conduite dans les semaines qui suivirent.

Entre-temps, Lénine ne restait pas inactif : il examinait la situation de son regard pénétrant, assaillait ses amis de questions, tâtait le pouls des ouvriers. Dès le lendemain, il présenta au parti un bref résumé de ses vues, qui est devenu le document le plus important de la révolution sous le nom de « Thèses du 4 avril ». Lénine ne craignait pas d'effaroucher, non seulement les libéraux, mais aussi les membres du Comité central bolchéviste. Il ne jouait pas à cache-cache avec les chefs prétentieux des partis soviétiques, mais mettait à nu la logique du mouvement des classes. Après avoir écarté la formule poltronne et impuissante « dans la mesure où... », il montrait au parti quelle était sa tâche : conquérir le pouvoir. Mais avant tout il faut déterminer quel est le véritable ennemi. Les monarchistes Cent-noirs, terrés dans leurs trous, n'ont aucune importance. L'état-major de la contre-révolution bourgeoise est le Comité central du parti cadet et le Gouvernement provisoire inspiré par lui. Mais celui-ci n'existe que par la confiance que lui accordent les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, lesquels, à leur tour, se maintiennent par la crédulité des masses populaires. Dans ces conditions, il ne peut pas être question d'employer la violence révolutionnaire. Il faut d'abord conquérir les masses. Ne pas s'unifier et ne pas fraterniser avec les populistes et les menchéviks, mais les dénoncer, devant les ouvriers, les soldats et les paysans comme des agents de la bourgeoisie. « Le véritable gouvernement, c'est le soviet des députés ouvriers... Notre parti est en minorité dans le soviet... Rien à faire ! qu'à expliquer aux masses patiemment, obstinément, systématiquement, l’erreur de leur tactique. Tant que nous sommes en minorité, nous menons un travail de critique pour éclairer les masses. » Tout était simple et sûr dans ce programme et chaque clou bien enfoncé. Sous les thèses se trouvait une seule signature : Lénine. Ni le comité central ni la rédaction de la Pravda ne firent leur ce document explosif.

Ce même jour, le 4 avril, Lénine fit son apparition à cette conférence du parti à laquelle Staline avait exposé sa théorie de la division pacifique du travail entre le gouvernement provisoire et les soviets. Le contraste était cruel. Pour l'adoucir, Lénine, contrairement à son habitude, ne fit pas l'analyse des résolutions déjà adoptées, mais leur tourna tout simplement le dos. Il éleva la conférence à un niveau supérieur et la força à voir des perspectives nouvelles, dont les chefs temporaires, ne s'étaient nullement doutés. « Pourquoi n'a-t-on pas pris le pouvoir ? » demanda le nouveau rapporteur, et il énuméra les explications courantes : la révolution bourgeoise, elle ne faisait que passer par sa première étape, la guerre créait des difficultés particulières, etc. « Ce sont là des bêtises. Le fait est que le prolétariat n'est pas assez conscient et pas assez organisé. Il faut le reconnaître. La force matérielle est dans les mains du prolétariat, mais la bourgeoisie s'est montrée consciente et préparée. » De la sphère de la pseudo-objectivité, où Staline, Kaménev et les autres tentaient de se dérober aux tâches de la révolution, Lénine transportait la question dans la sphère de la conscience et de l'action. Le prolétariat n'a pas pris le pouvoir en février, non parce que cela était interdit par la sociologie, mais parce qu'il a laissé les conciliateurs le tromper dans l'intérêt de la bourgeoisie. Rien de plus ! Même nos bolchéviks, continua-t-il, ne nommant encore personne, font preuve de crédulité envers le gouvernement. On ne peut expliquer cela que par le vertige créé par la révolution. C'est la ruine du socialisme... S'il en est ainsi, nous ne suivons pas la même voie. Je préférerais rester en minorité. » Staline et Kaménev se reconnurent sans peine. Toute la conférence comprit de qui il s'agissait. Les délégués ne doutaient pas qu'en menaçant de faire scission, Lénine ne plaisantait pas. Comme tout cela était loin du « dans la mesure où... » et en général de la politique terre à terre des jours précédents !

Quant à la guerre, l'axe de la question est déplacé avec non moins de résolution. Nicolas Romanov est renversé. Le Gouvernement provisoire a, à moitié, proclamé la république. Mais la nature de la guerre en a-t-elle changé ? En France la république existe depuis longtemps, et pas pour la première fois; la guerre que mène ce pays n'en reste pas moins impérialiste. C'est la nature de la classe dirigeante qui déterminé celle de la guerre. « Quand les masses déclarent qu'elles ne veulent pas de conquêtes, je les crois. Quand Goutchkov et Lvov disent qu'ils ne veulent pas de conquêtes, ils sont des menteurs. » Ce simple critère est profondément scientifique en même temps qu'accessible à chaque soldat dans les tranchées. Ici Lénine porte un coup direct, nommant la Pravda par son nom. « Réclamer du gouvernement des capitalistes qu'il renonce aux annexions, ce sont là des fadaises, c'est une moquerie évidente... » Ces mots atteignent directement Staline. « Terminer la guerre par une paix qui ne repose pas sur la violence, c'est impossible sans renverser le capital. » Cependant, les conciliateurs soutiennent le capital et la Pravda soutient les conciliateurs. « L'appel du soviet ne contient pas un mot qui soit pénétré de conscience de classe. Ce ne sont que des phrases. » Il s'agit du même manifeste que Staline avait salué comme la voix de l'internationalisme. Les phrases pacifistes, lorsque subsistent les anciennes alliances, les anciens traités, les anciens buts de guerre, ne sont qu'un moyen de tromper les masses. « Ce qui est propre à la Russie, c'est un passage extrêmement rapide de la violence sauvage à la tromperie la plus subtile. » Trois jours plus tôt Staline s'était déclaré prêt à l'unité avec le parti de Tsérételli. « J'entends dire, déclare Lénine, qu'en Russie il y a une tendance unitaire; l'unification avec les défensistes, c'est la trahison du socialisme. Je pense qu'il vaut mieux seul, comme Liebknecht. Un contre 110 ! Il est même inadmissible de garder plus longtemps le même nom que les menchéviks, celui de social-démocratie. Je propose personnellement de changer le nom du parti, de le nommer parti communiste. » Pas un seul des participants à la conférence, pas même Zinoviev arrivé avec Lénine, ne soutint cette proposition, qui semblait une rupture sacrilège avec leur propre passé.

La Pravda, que Kaménev et Staline continuaient à diriger, déclara que les thèses de Lénine étaient son opinion personnelle, que le bureau du Comité central ne les avait pas acceptées et que la Pravda elle-même restait sur ses anciennes positions. La déclaration avait été écrite par Kaménev. Staline garda le silence. Dès lors il lui faudra se taire pendant longtemps. Les idées de Lénine lui semblent des fantaisies d'émigré. Mais il attend la réaction de l'appareil du parti. « Il faut reconnaître ouvertement, écrivit par la suite le bolchévik Angarsky, qui fit la même évolution que les autres, qu'un très grand nombre de vieux bolcheviks... dans la question du caractère de la révolution de 1917 conservaient les vieilles conceptions bolchévistes de 1905 et, qu'abandonner ces conceptions, les reconnaître dépassées, cela ne se fit pas si facilement. » Il s'agissait, en fait, non pas d’« un très grand nombre de vieux bolchéviks », mais de tous sans exception. A la conférence de mars, où s'étaient réunis les cadres du parti de tout le pays, pas une seule voix ne s'était élevée en faveur de la lutte pour le pouvoir des soviets. Tous avaient à se réarmer. Des seize membres du comité de Pétrograd deux seulement se joignirent aux thèses, et pas d'un seul coup. « Bien des camarades indiquaient, relate Tsikhone, que Lénine avait été coupé de la Russie, qu'il ne tenait pas compte du moment présent, etc.» Un bolchévik de province, Lébédev raconte comment l'agitation de Lénine fut d'abord blâmée par les bolchéviks; « elle s'avérait utopique et s'expliquait par sa longue séparation de la vie russe ». Un des inspirateurs de ces jugements était, sans aucun doute, Staline, qui avait toujours traité de haut les « étrangers ». Quelques années plus tard, Raskolnikov se souvenait de ceci. « L'arrivée de Vladimir Ilitch provoqua un revirement complet dans la tactique de notre parti. Il faut reconnaître qu'avant son arrivée, il y avait une assez grande confusion dans le parti... La tâche de la prise du pouvoir était peinte sous la forme d'un idéal lointain... On considérait suffisant de faire telles on telles réserves en soutenant le Gouvernement provisoire... Le parti ne disposait pas de dirigeant ayant de l'autorité qui pût le souder en un bloc et l'entraîner derrière lui. » En 1922, il ne pouvait venir à l'idée de Raskolnikov de voir en Staline un « dirigeant ayant de l'autorité ». « Nos dirigeants », écrit un ouvrier de l'Oural, Markov, que la révolution avait trouvé travaillant au tour, « allaient à l'aveuglette avant l'arrivée de Vladimir Ilitch..., la position de notre parti se mit à s'éclaircir avec la parution de ses thèses fameuses. » « Rappelez­-vous quel fut l'accueil fait aux thèses d'Avril de Vladimir Ilitch », dit Boukharine peu de temps après la mort de Lénine, « quand une partie de notre propre organisation ne les considérait guère moins qu'une trahison de l'idéologie marxiste couramment acceptée ». Cette « partie de notre propre organisation » - cela avait été toute sa couche dirigeante, sans exception aucune. « Avec l'arrivée de Lénine en Russie en 1917, écrivit Molotov en 1924, notre parti sentit un terrain sous ses pieds... Avant ce moment-là le parti n'avait fait que chercher sa voie à tâtons, avec faiblesse et indécision... Le parti manquait de la clarté et de la résolution exigées par les circonstances révolutionnaires... » C'est Loudmila Stahl qui, la première, décrivit le plus précisément et le plus clairement le changement qui eut lieu alors : « Avant l'arrivée de Lénine, tous les camarades erraient dans les ténèbres », dit-elle le 14 avril 1917, au moment le plus grave de la crise du parti. « Voyant l'initiative créatrice du peuple, nous ne savions en tenir compte... Nos camarades se bornaient simplement à la préparation de l'Assemblée constituante par des méthodes parlementaires et n'avaient nullement étudié les possibilités d'aller plus loin. Maintenant, après, avoir accepté le mot d'ordre de Lénine, nous allons faire ce que la vie même nous dicte. »

Pour Staline, personnellement, le réarmement du parti en avril eut un caractère extrêmement humiliant. Il était arrivé de Sibérie avec l'autorité d'un vieux bolchévik, le titre de membre du Comité central, le soutien de Kaménev et de Mouranov. Lui aussi, il avait commencé par un « réarmement » de son cru, après avoir rejeté la politique des dirigeants locaux comme trop radicale et s'être engagé personnellement par une série d'articles dans la Pravda, un rapport à la conférence et la résolution du soviet de Krasnoïarsk. Dans le feu même de cette activité qui, par son caractère était celle d'un chef, Lénine parut. Il vint à la conférence tout comme un inspecteur arrive dans une classe et, après avoir saisi au vol quelques phrases, tourne le dos au maître et d'un coup d'éponge efface du tableau tous les gribouillages futiles de celui-ci. Chez les délégués, les sentiments de stupeur et d'indignation se changèrent en admiration. Chez Staline, il n'y eut pas d'admiration, mais un cruel affront, un sentiment d'impuissance et de l'envie. Il avait été humilié devant tout le parti bien plus durement que devant la conférence restreinte de Cracovie, après son infortunée période de direction de la Pravda. Lutter aurait été inutile : lui aussi voyait maintenant de nouveaux horizons qu'il ne soupçonnait pas hier. Il ne lui restait qu'à serrer les dents et se taire. Le souvenir du bouleversement opéré par Lénine en avril 1917 pénétra pour toujours sa conscience comme une cuisante écharde. Il s'empara plus tard des procès-verbaux de la conférence de mars et tenta de les cacher au parti et à l'histoire. Mais cela ne résolvait pas tout. Dans les bibliothèques, il restait des collections de la Pravda de 1917. Le journal fut même bientôt réimprimé sous forme de recueil : les articles de Staline parlaient d'eux-mêmes. De nombreux Souvenirs de la crise d'avril remplirent, dans les premières années de la révolution, les revues historiques et les numéros anniversaires des journaux. Il fallut peu à peu retirer tout cela de la circulation, falsifier, remplacer. Le mot même de « réarmement » du parti, utilisé par moi en passant en 1922, devint, par la suite, l'objet d'attaques de plus en plus féroces de la part de Staline et de ses historiens.

Certes, en 1924, Staline lui-même jugeait encore plus prudent de reconnaître, avec toute l'indulgence qu'il croyait pouvoir s'accorder, l'erreur de sa position au début de la révolution. « Le parti..., écrit-il, avait accepté la politique selon laquelle les soviets devaient faire pression sur le Gouvernement provisoire dans la question de la paix et il ne se décida pas d'un seul coup à faire un pas en avant... jusqu'au nouveau mot d'ordre du pouvoir des soviets... C'était une position profondément erronée, car elle semait des illusions pacifistes, apportait de l'eau au moulin du défensisme et entravait l'éducation révolutionnaire des masses. Cette position erronée, je la partageais alors avec d'autres camarades du parti et je ne m'en séparai complètement qu'à la mi-avril, lorsque J'acceptai les thèses de Lénine. » Cet aveu public, nécessaire pour couvrir ses arrières dans la lutte qui commençait alors contre le trotskisme, était déjà devenu embarrassant deux ans plus tard. En 1926, Staline nia catégoriquement le caractère opportuniste de sa politique de mars 1917 : « Ce n'est pas vrai, camarades, ce sont des commérages », et il admit seulement qu'il avait eu « certaines hésitations »... « Mais qui d'entre nous n'a jamais eu d'hésitations passagères ? » Quatre ans plus tard, Iaroslavsky, qui, en tant qu'historien, avait mentionné le fait que Staline avait occupé au début de la révolution une « position erronée », fut soumis de tous côtés à une persécution féroce. Il était déjà impossible de souffler mot des « hésitations passagères ». L'idole du prestige est un monstre dévorant l Enfin, dans l'Histoire du parti publiée par lui-même, Staline s'attribue la position de Lénine et ses propres conceptions deviennent le, lot de ses ennemis. « Kaménev et quelques militants de l'organisation de Moscou, par exemple Rykov, Boubnov, Noguine », dit cette Histoire peu ordinaire, « se trouvaient sur la position semi-menchéviste du soutien du Gouvernement provisoire et de la politique des défensistes. Staline, qui venait de rentrer de déportation, Molotov et d'autres, avec la majorité du parti, défendirent la politique qui consistait à ne pas faire confiance au Gouvernement provisoire, intervinrent contre le défensisme », etc. Ainsi, par transitions successives des faits à la fiction, le noir fut changé en blanc. Cette méthode, que Kaménev nomma le « dosage du mensonge », se rencontre à travers toute la vie de Staline et trouve son expression suprême, mais aussi son effondrement, dans les procès de Moscou.


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