1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


VI : Guerre et déportation

Voyant dans la rue un homme accroupi faisant des gestes mystérieux, Léon Tolstoï décida que c'était un fou; s'approchant, il vit que l'homme faisait œuvre utile, il affûtait un couteau sur une pierre. Lénine aimait à citer cet exemple. Les incessantes discussions, les luttes fractionnelles, les scissions entre bolchéviks et menchéviks, les disputes et scissions parmi les bolchéviks eux-mêmes semblaient à un observateur extérieur des actes de maniaques. L'épreuve des événements montra que ces gens-là faisaient œuvre utile : la lutte ne se menait nullement sur des subtilités scolastiques, comme des dilettantes pouvaient le croire, mais sur les questions fondamentales du mouvement révolutionnaire.

Ayant soigneusement précisé leurs idées et tracé les lignes de démarcation politique, seuls Lénine et ses partisans se trouvaient prêts à faire face à la nouvelle montée révolutionnaire. De là, la série ininterrompue de succès qui assurèrent en peu de temps aux « pravdistes » la prédominance complète dans le mouvement ouvrier. Dans les années de réaction, la majorité de la vieille génération s'était retirée de la lutte. « Lénine n'a que de petits garçons », disaient avec mépris les liquidateurs. Mais Lénine voyait en cela un grand avantage pour son parti : la révolution, tout comme la guerre, fait inévitablement retomber la plus grande partie de son poids sur le dos de la jeunesse. Sans espoir est le parti socialiste qui est incapable d'attirer à lui les « petits garçons ».

La police tsariste, qui se trouvait face à face avec les partis révolutionnaires, n'épargnait pas dans sa correspondance secrète les aveux flatteurs à l'adresse des bolchéviks : « Dans ces dix dernières années, écrivait en 1913 le directeur du département de police, l'élément le plus énergique, le plus vigoureux, le plus capable de mener une lutte inlassable, de résister et de s'organiser constamment, ce sont les organisations et les personnes qui se groupent autour de Lénine... L'âme qui organise constamment toutes les entreprises quelque peu sérieuses du parti, c'est Lénine... La fraction des léninistes est toujours mieux organisée que les autres, plus forte dans son unanimité, plus inventive dans la propagande de ses idées parmi les ouvriers... Quand, dans ces deux dernières années, le mouvement ouvrier s'est mis à se renforcer, Lénine, avec ses partisans, s'est trouvé plus près des ouvriers que les autres et fut le premier à proclamer des mots d'ordre purement révolutionnaires... Il y a maintenant des cercles, cellules et organisations bolchévistes dans toutes les villes. Une correspondance et des contacts permanents ont été établis avec presque tous les centres industriels. Le Comité central fonctionne presque régulièrement et se trouve entièrement dans les mains de Lénine... Vu ce qui vient d'être dit, il n'est rien d'étonnant à ce qu'actuellement le rassemblement de tout le parti clandestin se fasse autour des organisations bolchévistes et que ces dernières représentent en fait le Parti ouvrier social-démocrate russe. » Il n'y a presque rien à ajouter à cela.

La correspondance de l'état-major à l'étranger prend une nouvelle couleur, maintenant optimiste. Kroupskaïa écrit à Chklovsky au début de 1913 : « ... Toutes les liaisons sont assez différentes de ce qu'elles étaient naguère. On sent mieux qu'on a affaire à des compagnons d'idées... La cause du bolchévisme va mieux que jamais. » Les liquidateurs, qui se vantaient de leur réalisme et hier encore déclaraient que Lénine était le chef d'une secte en dégénérescence, se virent soudain écartés et isolés. De Cracovie, Lénine suit inlassablement toutes les manifestations du mouvement ouvrier, enregistre et classe tous les faits, qui peuvent lui permettre de tâter le pouls du prolétariat. A la suite de calculs minutieux faits à Cracovie sur les collectes d'argent pour la presse ouvrière, il s'avère qu'à Pétersbourg 86 % des lecteurs ouvriers sont du côté de la Pravda et seulement 14% du côté des liquidateurs, à Moscou, le rapport est presque le même, dans la province, plus arriérée, la situation est quelque peu plus favorable aux liquidateurs, mais dans l'ensemble les quatre cinquièmes des ouvriers avancés sont du côté de la Pravda. Quelle valeur pouvaient avoir des appels abstraits à l'unité des fractions et des tendances si la juste politique, s'opposant à ces « fractions et tendances », avait su en trois ans rassembler autour du bolchévisme la majorité écrasante des ouvriers avancés ? Au moment des élections à la Quatrième Douma, où il ne s'agissait plus des social-démocrates, mais des électeurs en général, 67 % de la curie ouvrière se prononcèrent pour les bolchéviks.

Au moment du conflit entre les deux parties de la fraction à la Douma, les députés bolchévistes eurent à Pétersbourg cinq mille voix, les menchévistes six cent vingt et une. Dans la capitale, les liquidateurs se trouvaient complètement écrasés. Dans le mouvement syndical, le rapport était le même : des treize syndicats de Moscou, pas un seul n'était avec les liquidateurs; des vingt syndicats de Pétersbourg, quatre seulement, les moins prolétariens et les moins importants, se trouvaient complètement ou en partie dans les mains des menchéviks. Au début de 1914, lors de l'élection des représentants ouvriers aux caisses d'assurances contre la maladie, ses listes des partisans de la Pradva furent complètement victorieuses à Pétersbourg. Tous les groupes hostiles au bolchévisme, liquidateurs, otzovistes, conciliateurs de diverses couleurs, se trouvèrent absolument incapables de s'implanter dans la classe ouvrière. Lénine en tira la conclusion, suivante : « C'est seulement en luttant contre ces groupes que le véritable parti ouvrier social-démocrate de Russie se soude et peut se souder. »

Au printemps de 1914, Emile Vandervelde, alors président de la Deuxième Internationale, visita Pétersbourg pour se familiariser sur place avec la lutte des fractions dans la classe ouvrière. Le sceptique opportuniste mesura les querelles des barbares russes avec l'étalon du parlementarisme belge. Les menchéviks, annonça-t-il à son retour, veulent s'organiser légalement et réclament le droit de coalition, les bolchéviks veulent aller immédiatement jusqu'à la proclamation de la république et l'expropriation de la terre. Vandervelde trouva ces désaccords « assez puérils ». Lénine ne pouvait que sourire amèrement de tout cela. Bientôt vinrent des événements qui furent une épreuve infaillible pour les hommes et les idées. Les désaccords « puérils » entre marxistes et opportunistes s'étendirent peu à peu à tout le mouvement ouvrier mondial.

« La guerre de l'Autriche avec la Russie, écrivait Lénine à Gorki au début de 1913, serait une affaire très favorable à la révolution (dans toute l'Europe orientale), mais il est peu probable que François-Joseph et le petit père Nicolas nous donnent ce plaisir. » Ils le donnèrent, mais, il est vrai, pas moins d'un an et demi plus tard.

Entre-temps, la conjoncture industrielle avait déjà passé son zénith. Les premières secousses souterraines de la crise commençaient à se faire sentir. Mais elles n'avaient pas arrêté la lutte gréviste. Au contraire, elles lui avaient donné un caractère plus offensif. Un peu plus de six mois seulement avant le début de la guerre, on comptait presque un million et demi de grévistes. La dernière grande flambée se produisit à la veille même de la mobilisation. Le 3 juillet, la police de Pétersbourg tira sur un groupe d'ouvriers. A l'appel d'un comité de bolchéviks, les plus importantes usines s'arrêtèrent en signe de protestation. Le nombre de grévistes atteignit deux cent mille. Il y avait partout des meetings et des manifestations. On tenta de dresser des barricades. Dans le feu même de ces événements, qui se déroulaient au cœur de la capitale transformée en camp retranché, le président de la République française, Poincaré, arriva pour les derniers pourparlers avec son « ami » couronné et eut la possibilité de jeter un coup d’œil dans le laboratoire de la révolution russe. Mais, quelques jours plus tard, le gouvernement profitait de la déclaration de guerre pour balayer de la face de la terre les organisations et la presse ouvrière. La première victime, ce fut la Pravda. Etouffer la révolution avec la guerre, telle était la brillante idée du gouvernement tsariste.

Affirmer, comme le font certains biographes, que Staline serait l'auteur de la théorie du « défaitisme » ou de la formule de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile » est une pure invention et témoigne d'une incompréhension complète de la physionomie intellectuelle et politique de Staline. Plus que tout autre chose, c'est l'esprit d'innovation et l'audace théorique qui lui manquent. Il n'anticipa jamais rien, ne marcha jamais en tête. Empirique, il craignait toujours les conclusions a priori, préférant mesurer dix fois avant de couper l'étoffe. Il y avait toujours dans ce révolutionnaire un bureaucrate conservateur. La Deuxième Internationale était un puissant appareil. Jamais Staline, de sa propre initiative, ne serait allé jusqu'à rompre avec elle. L'élaboration de la doctrine bolchéviste de la guerre appartient entièrement à la biographie de Lénine. Staline n'y apporta pas un seul mot, pas plus qu'à la doctrine de la révolution. Pourtant, pour comprendre l'attitude de Staline dans ses années de déportation et surtout dans les semaines critiques qui suivirent immédiatement la révolution de Février, ainsi que sa rupture ultérieure avec tous les principes du bolchévisme, il est nécessaire d'esquisser ici brièvement le système de conceptions que Lénine élabora dès le début de la guerre et auquel il amena peu à peu le parti.

La première question posée par la catastrophe européenne était de savoir si les socialistes devaient prendre sur eux la « défense de la patrie ». Le problème n'était pas de décider si un socialiste devait remplir à titre individuel ses obligations militaires : il n'avait pas le choix, car la désertion n'est pas une politique révolutionnaire. Le problème était de savoir si un parti socialiste devait soutenir la guerre politiquement : voter le budget militaire, renoncer à la lutte contre le gouvernement, mener une agitation pour la « défense de la patrie ». Lénine répondait : non, il ne doit pas le faire, il n'en a pas le droit; non parce que c'est une guerre, mais parce que c'est une guerre réactionnaire, une rixe sanglante des maîtres d'esclaves pour le repartage du monde.

La formation des Etats nationaux sur le continent européen remplit une époque qui commença, à peu près, à la Révolution française et se termina à la paix de Versailles de 1871. Les guerres pour la création ou la défense d'un Etat national, lequel était une condition nécessaire du développement des forces productives et de la culture, avaient à cette époque-là un caractère historique progressif. Les révolutionnaires non seulement pouvaient, mais devaient soutenir politiquement les guerres nationales. De 1871 à 1914, le capitalisme européen, après avoir atteint son épanouissement sur la base des Etats nationaux, se survit, devient monopoliste ou impérialiste. « L'impérialisme, c'est un état du capitalisme où, après avoir accompli tout ce qu'il a pu, il se tourne vers son déclin. » La cause de ce déclin est que les forces productives sont de plus en plus à l'étroit dans les cadres de la propriété privée ainsi que dans les frontières de l'Etat national. En quête d'une issue, l'impérialisme s'efforce de partager et de repartager le monde. Aux guerres nationales succèdent les guerres impérialistes. Elles ont un caractère complètement réactionnaire, car elles reflètent l'impasse historique, la stagnation, la putréfaction du capitalisme monopoliste.

L'impérialisme peut exister uniquement parce qu'il y a sur notre planète des nations arriérées, des pays coloniaux et semi-coloniaux. La lutte de ces peuples opprimés pour leur unité et leur indépendance nationales a un caractère doublement progressif, car, d'une part, elle prépare des conditions plus favorables au développement de ces peuples mêmes et, de l'autre, porte un coup à l'impérialisme. Il s'ensuit, en particulier, que dans une guerre entre une république démocratique impérialiste civilisée et la monarchie barbare et arriérée d'un pays colonial, les socialistes seront entièrement du côté du pays opprimé, malgré sa monarchie, et contre le pays oppresseur, malgré sa « démocratie ».

L'impérialisme couvre ses buts de pillage, la saisie de colonies, de marchés, de sources de matières premières, de sphères d'influence, avec des idées telles que la « défense de la paix contre les agresseurs », la « défense de la patrie », la « défense de la démocratie », etc. Ces idées sont complètement fausses. « La question de savoir quel groupe a porté le premier coup ou a déclaré la guerre, écrivait Lénine en mars 1915, n'a aucun sens lorsqu'il s'agit de définir la tactique des socialistes. Les phrases sur la défense de la patrie, sur la résistance à l'invasion ennemie, sur la guerre défensive, etc., sont des deux côtés une pure duperie du peuple. » « ... Pendant des dizaines d'années, expliquait Lénine, trois brigands (la bourgeoisie et les gouvernements de l'Angleterre, de la Russie et de la France) se sont armés pour dévaliser l'Allemagne. Est-il étonnant que deux brigands aient attaqué avant que les trois aient pu recevoir les nouveaux couteaux qu'ils avaient commandés ? » Ce qui est décisif pour le prolétariat, c'est la signification historique objective de la guerre : quelle classe la fait et dans quels buts ? Et non les ruses de la diplomatie, qui réussit toujours à présenter l'ennemi comme l'agresseur.

C'est aussi faussement que les impérialistes invoquent les intérêts de la démocratie et de la culture. « La bourgeoisie allemande... dupe la classe ouvrière et les masses travailleuses en affirmant qu'elle fait la guerre... pour l'émancipation des peuples opprimés par le tsarisme... La bourgeoisie anglaise et française... dupe la classe ouvrière et les masses travailleuses en affirmant qu'elle fait la guerre... contre le militarisme et le despotisme de l'Allemagne. » Telle ou telle forme étatique ne peut changer la base économique réactionnaire de l'impérialisme. Or le caractère d'une guerre est entièrement déterminé par cette base. « De nos jours... la pensée même d'une bourgeoisie progressive, d'un mouvement bourgeois progressif, serait ridicule. La vieille démocratie bourgeoise... est devenue réactionnaire. » Cette estimation de la « démocratie » impérialiste forme la pierre angulaire de toute la conception de Lénine.

Comme la guerre n'est menée par aucun des deux camps pour la défense de la patrie, de la démocratie et de la culture, mais pour le repartage du monde et l'asservissement des colonies, un socialiste n'a pas le droit de préférer un camp impérialiste à l'autre. Complètement vaine serait la tentative de « dire, du point de vue du prolétariat international, celui des deux groupes de nations belligérantes dont la défaite serait un moindre mal pour le socialisme ». Sacrifier au nom de ce prétendu « moindre mal » l'indépendance politique du prolétariat serait trahir l'avenir de l'humanité.

La politique de l'« unité nationale » en temps de guerre, encore bien plus qu'en temps de paix, signifie soutenir la réaction et perpétuer la barbarie impérialiste. Refuser ce soutien, ce qui est le devoir élémentaire d'un socialiste, n'est pourtant qu'un aspect négatif ou passif de l'internationalisme. Ce n'est pas suffisant. La tâche du parti du prolétariat est de « mener une propagande générale, s'étendant à l'armée et au théâtre des opérations militaires, pour la révolution socialiste et pour la nécessité de diriger les armes, non pas contre des frères, esclaves mercenaires d'autres pays, mais contre les gouvernements et partis réactionnaires et bourgeois de tous les pays ».

Pourtant, la lutte révolutionnaire en temps de guerre ne peut-elle amener la défaite du gouvernement ? Lénine ne s'effraie pas de cette conclusion. « Dans chaque pays, la lutte contre le gouvernement qui mène une guerre impérialiste ne doit pas s'arrêter devant la possibilité de la défaite de ce pays à la suite de l'agitation révolutionnaire. » C'est en cela que réside l'essence de ce qu'on appela la théorie du « défaitisme ». Des adversaires de mauvaise foi tentèrent d'interpréter la chose comme si Lénine acceptait la collaboration des internationalistes avec l'impérialisme étranger pour vaincre la réaction dans leur propre pays. En réalité, il s'agissait de la lutte commune du prolétariat mondial contre l'impérialisme mondial à travers la lutte simultanée du prolétariat de chaque pays contre son propre impérialisme, lequel était l'ennemi immédiat et principal. « Pour nous, Russes, du point de vue des intérêts des masses travailleuses et de la classe ouvrière de Russie, écrivait Lénine à Chliapnikov en octobre 1914, il ne peut y avoir le moindre doute, absolument aucun doute, que le moindre mal serait maintenant et immédiatement la défaite du tsarisme dans la guerre actuelle... »

Il est impossible de lutter contre la guerre impérialiste en soupirant après la paix, à la manière des pacifistes. « Une des formes de duperie de la classe ouvrière, c'est le pacifisme et la prédication abstraite de la paix. Sous le capitalisme, et surtout à son stade impérialiste, les guerres sont inévitables. » Une paix conclue par les impérialistes sera une simple pause avant une nouvelle guerre. Seule la lutte révolutionnaire des masses contre la guerre et l'impérialisme qui l'engendre peut assurer une véritable paix. « Sans une série de révolutions, une prétendue paix démocratique est une utopie de philistin. »

La lutte contre les illusions du pacifisme forme un élément important de la doctrine de Lénine. C'est avec une haine toute particulière qu'il rejette la revendication du « désarmement » comme manifestement utopique sous le capitalisme et propre seulement à détourner la pensée des ouvriers de la nécessité de s'armer eux-mêmes. « Une classe opprimée qui ne s'efforcerait pas d'apprendre à manier les armes, d'avoir des armes, ne mériterait que d'être traitée en esclave. » Et plus loin : « Notre mot d'ordre doit être : armement du prolétariat pour vaincre, exproprier et désarmer la bourgeoisie... C'est seulement après que le prolétariat aura désarmé la bourgeoisie qu'il pourra jeter au rebut toutes les armes sans trahir sa tâche historique universelle... » Lénine rejette le mot d'ordre pur et simple de « paix », lui opposant celui de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ».

La majorité des chefs des partis ouvriers se trouvèrent pendant la guerre du côté de leur bourgeoisie. Lénine baptisa cette tendance social-chauvinisme : socialisme en paroles, chauvinisme en fait. La trahison de l'internationalisme ne tombait pourtant pas du ciel, mais était la continuation et le développement inévitable de la politique d'adaptation réformiste à l'Etat capitaliste. « L'opportunisme et le social-chauvinisme contiennent les mêmes idées politiques : collaboration entre les classes au lieu de leur lutte réciproque, abandon des moyens révolutionnaires de lutte, soutien du gouvernement dans une situation difficile pour lui au lieu d'utiliser ses difficultés pour la révolution. »

La dernière période d'épanouissement capitaliste avant la guerre (1909-1913) attacha par des liens particulièrement étroits la couche supérieure du prolétariat à l'impérialisme. De bons morceaux des surprofits que la bourgeoisie recevait des colonies et des pays arriérés en général revenaient à l'aristocratie et à la bureaucratie ouvrières. Le patriotisme de celles-ci était ainsi dicté par un intérêt immédiat dans la politique de l'impérialisme. Durant une guerre qui mettait à nu toutes les relations sociales, « l'alliance des opportunistes et des chauvins avec la bourgeoisie, les gouvernements et les états-majors généraux leur donna une force énorme, » Les opportunistes passèrent définitivement dans le camp de l'ennemi de classe.

La tendance intermédiaire et, probablement, la plus étendue dans le socialisme, ce qu'on appela le centre (Kautsky et autres), qui avait hésité en temps de paix entre réformisme et marxisme, devint presque entièrement prisonnière des social-chauvins, tout en se couvrant de phrases pacifistes. Quant aux masses, elles se trouvèrent prises à l'improviste et furent trompées par les dirigeants de leurs propres organisations, qu'elles avaient édifiées durant les décades précédentes. Après avoir donné une appréciation sociologique et politique de la bureaucratie ouvrière de la Deuxième Internationale, Lénine ne s'arrêta pas à mi-chemin. « L'unité avec les opportunistes, c'est l'alliance des ouvriers avec "leur" bourgeoisie nationale et la scission de la classe ouvrière révolutionnaire internationale. » Il concluait de là à la nécessité de rompre une fois pour toutes tous liens avec les social-chauvins. « Il est impossible de remplir les tâches du socialisme à l'époque actuelle, il est impossible de réaliser un véritable rassemblement international des ouvriers sans rompre résolument avec l'opportunisme », ainsi qu'avec le centrisme, « cette tendance bourgeoise dans le socialisme ». Il faut changer le nom même du parti. « Ne vaut-il pas mieux abandonner le nom souillé et avili par eux, de "social­-démocrates" et retourner au vieux nom marxiste de communistes ? » Il est temps de rompre avec la Deuxième Internationale et de bâtir la Troisième.

Voilà où avaient conduit les désaccords que, deux ou trois mois tout au plus avant la guerre, Emile Vandervelde trouvait « puérils ». Le président de la Deuxième Internationale était entre-temps devenu lui-même ministre patriote de son roi.

Le parti bolchéviste était le parti le plus révolutionnaire de toutes les sections de la Deuxième Internationale - au fond, le seul qui fût révolutionnaire. Mais même lui ne trouva pas d'un seul coup sa route dans le labyrinthe de la guerre. Dans l'ensemble, la confusion fut plus profonde et dura plus longtemps dans les sommets du parti, qui étaient en contact direct avec l'opinion publique bourgeoise. La fraction bolchéviste à la Douma fit immédiatement un brusque tournant à droite, se joignant aux menchéviks pour faire une déclaration équivoque. Le document, rendu public le 26 juillet à la Douma, se séparait, certes, du « faux patriotisme sous le couvert duquel les classes dominantes mènent leur politique de pillage », mais promettait en même temps que le prolétariat « défendrait les biens culturels du peuple contre toutes les attaques, de quelque part qu'elles vinssent, de l'extérieur ou de l'intérieur ». La fraction avait occupé la position patriotique, sous l'apparence de la « défense de la culture ».

Les thèses de Lénine sur la guerre n'atteignirent Pétersbourg qu'au début de septembre, elles ne rencontrèrent nullement une approbation générale dans le parti. Les objections se tournaient surtout contre le mot d'ordre du « défaitisme », qui, selon Chliapnikov, provoqua de la « perplexité ». La fraction à la Douma, dirigée par Kaménev, tenta cette lois encore d'arrondir les angles trop vifs des formules de Lénine. A Moscou et en province, la situation n'était pas différente. « La guerre prit les "léninistes" à l'improviste, témoigne la section de Moscou de l'Okhrana, et pendant longtemps... ils ne purent s'entendre sur leur attitude envers la guerre... » Les bolchéviks de Moscou écrivent, par Stockholm, à Lénine, en langage convenu que, « malgré tout le respect pour lui, son fameux conseil de vendre la maison [le mot d'ordre de "défaitisme"] n'a rencontré aucun écho ». A Saratov, selon le leader local Antonov, « les militants des tendances bolchéviste, menchéviste et socialiste-révolutionnaire ne partagent pas l'opinion défaitiste. Plus encore,... ils sont (à quelques exceptions près) des défensistes convaincus ». Parmi les ouvriers avancés, la situation était plus favorable. A Pétersbourg, des inscriptions apparaissaient dans les usines : « Si la Russie triomphe, notre sort ne sera pas meilleur, on nous opprimera encore plus. » Les camarades d'Ivanovo-Voznessensk, écrit Samoïlov, avec l'instinct de classe des prolétaires, ont trouvé... la voie juste et y sont résolument entrés dès les premiers mois de guerre. »

Pourtant, seuls des individus isolés, quelques dizaines peut-être, réussirent à formuler leur opinion. Des arrestations en masse anéantirent les organisations social-démocrates. La destruction de la presse avait isolé les ouvriers. D'autant plus important devint le rôle de la fraction à la Douma. Après s'être remis de leur premier accès de panique, les députés bolchévistes commencèrent à déployer une sérieuse activité illégale. Mais dès le 4 novembre, ils étaient arrêtés. Les principales pièces à conviction étaient les documents de l'état-major bolchéviste à l'étranger. Les autorités accusèrent les députés arrêtés de trahison. Durant l'instruction, Kaménev et les députés, sauf le seul Mouranov, répudièrent les thèses de Lénine. Au procès, qui eut lieu le 10 février, les accusés maintinrent la même attitude. La déclaration de Kaménev, selon laquelle les documents qui lui avaient été présentés « contredisaient nettement ses vues sur la guerre actuelle », ne fut pas seulement dictée par le souci de se sauver lui-même : elle exprimait au fond l'attitude négative de toute la couche supérieure du parti envers le défaitisme. A la grande indignation de Lénine, la tactique purement négative des accusés diminua extrêmement la valeur du procès pour l'agitation. La défense sur le plan juridique aurait très bien pu aller de pair avec une offensive politique. Mais Kaménev, politicien sensé et avisé, n'était pas né pour les situations exceptionnelles. De leur côté, les avocats firent tout ce qu'ils purent. Repoussant l'accusation de trahison, l'un d'eux, Péréverzev, prédit que la loyauté des députés ouvriers à leur classe resterait pour toujours gravée dans la mémoire de la postérité, tandis que leurs points faibles, leur manque de préparation, leur dépendance envers les intellectuels qui les conseillaient, etc., « tout cela disparaîtrait comme des écales, avec l'accusation calomnieuse de trahison ». Par un de ces caprices sadiques dont l'histoire ne se lasse jamais, ce fut précisément le sort de Péréverzev, devenu ministre de la Justice, dans le gouvernement de Kérensky, d'accuser tous les chefs bolchévistes de haute trahison et d'espionnage, d'ailleurs à l'aide de faux judiciaires qu'un procureur tsariste ne se serait jamais décidé à employer. Seul Vychinsky, procureur de Staline, dépassa sous ce rapport le ministre de la Justice du gouvernement démocratique.

Malgré la conduite évasive des accusés, le fait même du procès contre les députés ouvriers porta un coup irréparable à la légende de la « paix civile » et secoua la couche d'ouvriers qui était passée par l'école révolutionnaire. « Quarante mille ouvriers environ achetaient la Pravda, écrivait Lénine en mars 1915, bien plus la lisaient... On ne peut faire disparaître cette couche. Elle est vivante... Elle se trouve isolée dans les masses populaires et se tient dans leurs profondeurs, où elle prêche l'internationalisme des travailleurs, des exploités, des opprimés. » Les masses avaient bientôt commencé à se dégriser, mais cela n'apparut au grand jour que lentement. Astreints au service militaire, les ouvriers avaient pieds et poings liés. Toute infraction à la discipline pouvait entraîner l'envoi immédiat au front, avec une note spéciale de la police qui équivalait presque à une condamnation à mort. Cela produisait son effet, surtout à Pétersbourg, où la surveillance était doublement sévère.

Entre-temps les défaites de l'armée tsariste allaient leur train. L'hypnose du patriotisme, ainsi que celle de la peur, se dissipait peu à peu. Dans la seconde moitié de 1915 surgissent des grèves sporadiques causées par la cherté de la vie dans les centres textiles de Moscou, mais elles ne vont pas très loin. Les masses sont mécontentes, mais se taisent. En mai 1916, des troubles éclatent çà et là en province parmi les recrues. Des désordres provoqués par le manque de nourriture apparaissent dans le Midi et trouvent immédiatement un écho à Cronstadt, la forteresse gardant les abords de la capitale. Fin décembre, c'est enfin le tour de Pétrograd. Une grève politique embrasse d'un seul coup deux cent mille ouvriers, avec la participation certaine de l'organisation bolchéviste. La glace est brisée. En février éclate une série de grèves et de troubles violents qui se développent en insurrection et aboutissent au passage de la garnison de la capitale au côté des ouvriers. La « voie allemande du développement », sur laquelle libéraux et menchéviks avaient fondé leurs espoirs ne s'était pas réalisée. D'ailleurs les Allemands eux-­mêmes allaient bientôt se détourner de la prétendue voie allemande... Staline était voué à apprendre la victoire de l'insurrection et l'abdication du tsar dans un lointain lieu de déportation.

Eparpillée sur un espace de 45 000 kilomètres carrés, la population du territoire de Touroukhansk, dans le nord de la province d'Iénisséisk, comprenait dix mille âmes environ; Russes et allogènes. De petites colonies, de deux à dix foyers, rarement plus, étaient séparées par des centaines de verstes l'une de l'autre. Avec un hiver qui dure huit mois, il n'y a pas d'agriculture. Les habitants pêchent et chassent. Le poisson et le gibier abondent. Staline arriva dans cette région inhospitalière au milieu de 1913 et y rencontra Sverdlov, qui s'y trouvait déjà. Allilouïev reçut bientôt une lettre dans laquelle Staline le priait de presser le député Badaïev de lui faire parvenir l'argent envoyé par Lénine de l'étranger. « ... Staline expliquait en détail qu'il avait besoin de l'argent rapidement pour acheter des provisions indispensables, du pétrole et d'autres choses avant que n'arrivât le dur hiver polaire. »

Le 25 août, le département de police avertit la gendarmerie d'Iénisséisk de la possibilité d'une tentative d'évasion de la part des déportés Sverdlov et Djougachvili. Le 18 décembre, le département demande par télégraphe au gouverneur de la province d'Iénisséisk de prendre des mesures pour prévenir une évasion. En janvier, le département télégraphie à la gendarmerie d'Iénisséisk que Sverdlov et Djougachvili, en plus des cent roubles qu'ils avaient déjà reçus, allaient encore recevoir cinquante roubles pour organiser leur évasion. En mars, des agents de l'Okhrana avaient même entendu dire que Sverdlov avait été vu à Moscou. Le gouverneur de la province d'Iénisséisk se hâta de communiquer que Ies deux déportés « sont ici et que des mesures ont été prises pour prévenir leur évasion ». C'est en vain que Staline avait écrit à Allilouïev que l'argent envoyé par Lénine était pour du pétrole et d'autres choses. Le département savait de bonne source, c'est-à-dire par Malinovsky même, qu'une évasion se préparait.

En février 1914, Sverdlov écrivait à sa sœur : « On nous transfère, lossif Djougachvili et moi, à 100 verstes plus au nord, 80 verstes au nord du cercle polaire. La surveillance s'est renforcée; plus de poste : les lettres nous parviennent une fois par mois, par un "messager" qui est souvent en retard. Pratiquement, la poste n'arrive que huit ou neuf fois l'an... » L'endroit qui leur est maintenant assigné est le village perdu de Kouréïka. Mais ce n'est pas assez « Pour avoir reçu de l'argent, Djougachvili a été privé d'allocation pour quatre mois. Il nous faut de l'argent, à lui et à moi. Mais il est impossible du l'envoyer à notre nom. »

Dans sa première lettre de Kouréïka, Sverdlov, décrivait clairement sa vie commune avec Staline. « Mon installation dans le nouvel endroit est bien pire. D'abord, je n'ai plus une chambre à moi. Nous sommes deux. Il y a avec moi le Géorgien Djougachvili, une vieille connaissance, avec qui je m'étais déjà trouvé pendant une autre déportation. C'est un bon garçon, mais beaucoup trop individualiste dans la vie quotidienne. Je suis pour un minimum d'ordre. Là-dessus, je m'irrite parfois. Mais ce n'est pas si important. Bien pire est le fait d'être en contact direct avec la famille de notre propriétaire. Notre chambre est contiguë à la sienne et n'a pas d'entrée séparée. Ils ont des enfants. Naturellement, ceux-ci passent des heures chez nous. Parfois ils vous gênent. Il y a aussi les adultes du village. Ils viennent, s'assoient, restent silencieux pendant une demi-heure et se lèvent soudain : "Bien, il faut partir, au revoir !" Dès qu'ils sont partis, quelqu'un d'autre arrive et c'est la même chose qui recommence. Ils viennent précisément au meilleur moment pour l'étude, le soir. C'est compréhensible : le jour, ils travaillent. Nous avons dû abandonner notre ancien arrangement et disposer autrement de notre journée. Nous avons dû abandonner l'habitude de rester assis avec un livre bien après minuit. Il n'y a absolument pas de pétrole. Nous nous éclairons à la chandelle. Cela donne peu de lumière pour mes yeux. Aussi ai-je dû mettre toutes mes heures d'études pendant le jour. D'ailleurs, je ne fais pas grand-chose. Il n'y a presque pas de livres... » Telle était la vie du futur premier président de la République soviétique et du futur dictateur de la Russie post-soviétique.

Ce qui nous intéresse le plus dans cette lettre, c'est la manière réservée dont elle décrit Staline : « C'est un bon garçon, mais beaucoup trop individualiste dans la vie quotidienne. » La première partie du jugement a manifestement pour but d'adoucir la seconde. Un « individualiste dans la vie quotidienne », cela signifie ici un homme qui, contraint de vivre côte à côte avec un autre, ne tient pas compte des habitudes ni des intérêts de celui-ci. Le « minimum d'ordre » que réclamait en vain Sverdlov exigeait une certaine discipline volontaire de soi-même pour respecter les intérêts du compagnon de chambre. Sverdlov avait dans son caractère une grande délicatesse. Samoïlov parlait de lui comme d'un « excellent camarade » dans les relations personnelles. Il n'y avait en Staline pas ombre de délicatesse. En outre, sa conduite pouvait contenir un certain élément de vengeance : n'oublions pas que c'était précisément Sverdlov qui avait été chargé de liquider la rédaction de la Pravda sur laquelle Staline s'était appuyé contre Lénine. Staline ne pardonnait pas des choses comme cela, il ne pardonnait rien du tout. La publication de toute la correspondance de Sverdlov lors de son séjour à Touroukhansk, promise en 1924, ne vint jamais : elle contenait, apparemment, l'histoire d'une exacerbation ultérieure des relations.

Schweitzer, la femme de Spandarian, le troisième membre du Comité central qui arriva à Kouréïka à la veille de la guerre, quand Sverdlov avait déjà été transféré ailleurs, rapporte que dans la chambre de Staline « la table était couverte de livres et de gros paquets de journaux, et dans un coin, sur une corde, pendaient divers engins de pêche et de chasse, de sa propre fabrication ». La plainte de Sverdlov à propos du manque de livres avait apparemment produit son effet : des amis avaient rempli la bibliothèque de Kouréïka. Les engins « de sa propre fabrication » ne pouvaient être, bien entendu, des armes à feu. C'étaient des filets pour le poisson, des collets pour les lièvres et autres bêtes. Même plus tard, Staline ne devint jamais un passionné de tir ou de chasse. Par son apparence générale, il est plus facile de se l'imaginer tendant un collet la nuit que tirant au vol sur un oiseau.

Le socialiste-révolutionnaire Karganov, par la suite chanteur d'opéra, place sa rencontre avec Staline en déportation à Touroukhansk en 1911, au lieu de 1913; des erreurs chronologiques sont habituelles dans des cas semblables. Entre autres, Karganov raconte comment Staline, prenant la défense d'un déporté de droit commun surnommé Tchaïka, qui avait volé un paysan, montra qu'il était impossible de condamner Tchaïka, qu'il fallait l'attirer à la cause, que des gens de cette sorte étaient nécessaires pour la lutte future. Nous avons déjà entendu Véréchtchak mentionner le penchant de Koba pour les criminels. Un jour, au cours d'une discussion, Staline se révéla antisémite, employant de grossières expressions géorgiennes à l'adresse des Juifs. Violant toutes les traditions des déportés, il entra, si l'on en croît Karganov, en relations amicales avec un fonctionnaire de la police, l'Ossète Kibirov. Il répondit aux reproches de ses camarades en déclarant que des relations amicales ne l'empêcheraient pas, en cas de besoin, d'exterminer le fonctionnaire comme un ennemi politique. Selon le même Karganov, Staline étonnait les déportés « par son manque complet de principes, sa ruse et sa cruauté exceptionnelles... Son ambition extraordinaire se manifestait même dans des détails ». Il est difficile de décider où, dans tout cela, finit la vérité et commence l'invention. Mais en général le récit de Karganov rappelle d'assez près les observations de Véréchtchak à la prison de Bakou.

Pour les relations postales et autres, Kouréïka dépendait du village de Monastyrskoïé, d'où les fils allaient à Iénisséisk et, de là, à Krasnoïarsk. L'ancien déporté Gavène, qui appartient maintenant à la catégorie des disparus, raconte que la communauté d'lénisséisk était au courant de la vie politique, aussi bien légale que clandestine. Elle était en correspondance avec les autres régions de déportation et avec Krasnoïarsk, qui était à son tour en liaison avec les comités bolchévistes de Pétrograd et de Moscou et pourvoyait les déportés de documents clandestins. Même sous le cercle polaire, on s'efforçait de suivre la vie du parti, on se divisait en groupes, on discutait jusqu'à se haïr férocement. D'ailleurs, les déportés ne commencèrent à se séparer sur les principes qu'au milieu de 1914, après l'arrivée dans le territoire de Touroukhansk du troisième membre du Comité central, l'impétueux Spandarian.

Quant à Staline, il faisait bande à part. Selon Choumiatsky, plus tard dirigeant du cinéma soviétique, « Staline... se tenait à l'écart. Occupé de pêche et de chasse, il vivait dans un isolement presque complet... Il n'avait presque aucun besoin de la compagnie d'autrui et ce n'était que rarement qu'il allait voir son ami Sourène Spandarian au village de Monastyrskoïé, pour rentrer quelques jours plus tard dans sa tanière d'ermite. Il faisait quelques remarques isolées sur telle ou telle question quand il lui arrivait d'assister aux réunions tenues par les déportés. » Ces lignes, adoucies et embellies dans une version ultérieure (« tanière » y est, on ne sait pourquoi, remplacé par « laboratoire »), doivent être entendues comme signifiant que Staline avait cessé toutes relations personnelles avec la majorité des déportés et évitait ceux-ci. Rien d'étonnant à ce que ses relations avec Sverdlov se fussent rompues : dans la monotonie de la déportation, même les personnes sociables n'évitaient pas les brouilles. « L'atmosphère morale..., écrit prudemment Sverdlov dans une des lettres qui ont réussi à être publiées, n'est pas très favorable... Un certain nombre de difficultés (conflits personnels) possibles seulement en prison et en déportation, malgré toute leur mesquinerie, nous donnent bougrement sur les nerfs... » A cause de ces « difficultés », Sverdlov se fit transférer dans une autre colonie. Deux autres bolchéviks, Golochtchékine et Medvédev, qui sont aujourd'hui au nombre des disparus, se hâtèrent aussi de quitter Kouréïka. Acariâtre, grossier, dévoré d'ambition, Staline n'était pas un voisin commode.

Les biographes exagèrent manifestement quand ils disent qu'une évasion était cette fois-ci physiquement impossible; mais elle se heurtait sans aucun doute à de sérieuses difficultés. Les évasions précédentes de Staline n'avaient pas été des évasions à proprement parler, mais simplement des départs illégaux du lieu de déportation. Se sauver de Solvytchégodsk, de Vologda, même de Narym, n'avait présenté aucune peine; il avait seulement fallu se décider à cesser d'être « légal ». Dans le territoire de Touroukhansk, c'était autre chose : là, il fallait faire un voyage difficile, soit avec des cerfs ou des chiens, soit en canot l'été, soit en se cachant soigneusement sous les planches de la cale d'un vapeur dont le capitaine fût bien disposé envers les déportés politiques; en un mot, l'évasion présentait cette fois-ci un sérieux risque. Les difficultés n'étaient pourtant pas insurmontables; la preuve en est que plusieurs déportés réussirent en ces années-là à s'enfuir du territoire de Touroukhansk. Certes, après que le département de police eut eu connaissance du plan d'évasion, Sverdlov et Staline furent soumis à une surveillance spéciale. Mais les « gardiens » sous le cercle polaire, paresseux et adonnés au vin, n'avaient encore empêché personne de s'enfuir. Les déportés de Touroukhanisk jouissaient d'une assez large liberté de mouvement. « Staline se rendait souvent au village de Monastyrskoïé, écrit Schweitzer, où les déportés se retrouvaient. Il se servait pour le faire de tous les moyens illégaux ainsi que de tous les prétextes légaux. » La surveillance ne pouvait être bien effective dans les solitudes sans limites du Nord. Durant la première année, Staline, semble-t-il, se borna à observer et fit ses préparatifs, sans se hâter : il était prudent. Mais en juillet de l'année suivante la guerre éclata. Aux difficultés physiques et policières s'ajoutèrent les dangers de l'existence illégale en régime de guerre. C'est précisément ce risque accru qui retint Staline de s'évader, tout comme beaucoup d'autres.

« Cette fois-ci Staline décida, écrit Schweitzer, de rester en déportation. Il y continua son travail sur la question nationale, termina la seconde partie de son livre. » Choumiatsky mentionne aussi que Staline travailla sur ce sujet. Staline écrivit réellement un article sur la question nationale dans ses premiers mois de déportation : nous avons là-dessus le témoignage catégorique d'Allilouïev. « La même année [1913], au début de l'hiver, écrit-il, je reçus une deuxième lettre de Staline... Il y avait aussi dans l'enveloppe un article sur la question nationale, que Staline me demandait d'envoyer à Lénine à l'étranger. » Le travail n'était évidemment pas très volumineux s'il pouvait être mis dans l'enveloppe d'une lettre. Mais qu'advint-il de cet article ? Durant toute l'année 1913, Lénine continua à développer et préciser le programme national; il ne pouvait manquer de se jeter avec avidité sur le nouveau travail de Staline. Le silence sur le sort de l'article témoigne simplement qu'il fut reconnu impropre à la publication. La tentative de poursuivre indépendamment l'élaboration des idées qui lui avaient été suggérées à Cracovie conduisit apparemment Staline sur une route si fausse que Lénine ne jugea même pas possible de corriger l'article. C'est seulement ainsi que peut s'expliquer le fait étonnant qu au cours des trois ans et demi de déportation qui suivirent, Staline, offensé, ne fit pas une seule tentative de rien publier dans la presse bolchéviste.

En déportation, comme en prison, les grands événements semblent assez invraisemblables. Selon Choumiatsky, « les nouvelles de la guerre stupéfièrent notre public et certains déraillèrent complètement... » « Les tendances défensistes étaient fortes parmi les déportés, tous étaient désorientés », écrit Gavène. Rien d'étonnant : même à Pétersbourg, dont le nom était maintenant Pétrograd, les révolutionnaires étaient désorientés. « Mais l'autorité de Staline était si grande parmi les bolchéviks, déclare Schweitzer, que sa première lettre aux déportés mit fin aux doutes et raffermit les hésitants. » Qu'est-il advenu de cette lettre ? Les documents de ce genre étaient recopiés à la main et circulaient dans les colonies de déportés en de nombreux exemplaires. Toutes les copies ne pouvaient se perdre; celles qui tombaient dans les mains de la police devaient se retrouver dans ses archives. Si la « lettre » historique de Staline ne s'est pas conservée, c'est uniquement parce qu'elle ne fut jamais écrite. Malgré sa banalité, le témoignage de Schweitzer représente un document humain tragique. Elle écrivit ses Souvenirs en 1937, un quart de siècle après les événements, comme une besogne imposée. Le mérite politique qu'elle fut forcée d'attribuer à Staline revenait en fait, bien qu'à une échelle plus modeste, à son mari, l'indomptable Spandarian, mort en déportation en 1916. Schweitzer, évidemment, sait fort bien comment les choses se passèrent. Mais la machine à falsifier travaille automatiquement.

Plus proches de la réalité sont les souvenirs de Choumiatsky, publiés treize ans avant l'article de Schweitzer. Choumiatsky attribue le rôle dirigeant dans la lutte contre les patriotes à Spandarian. « Un des premiers, il prit une position intransigeante, de "défaitisme" et, aux rares réunions de camarades, couvrit de sarcasmes les social-patriotes... » Et même dans une variante ultérieure Choumiatsky, montrant la confusion générale qui régnait dans les idées, laisse la phrase : « Le défunt Spandarian jugea la situation avec clarté et précision... » Les autres, évidemment, jugeaient la situation avec moins de clarté. Certes, Choumiatsky, qui ne visita jamais Kouréïka, se hâte d'ajouter que « Staline, complètement isolé dans tanière, prit immédiatement la ligne défaitiste sans hésitation aucune », et que les lettres de Staline « soutinrent Sourène dans sa lutte contre ses adversaires ». Mais la force persuasive de cette insertion, qui tente d'assurer à Staline la deuxième place parmi les « défaitistes », est extrêmement affaiblie par Choumiatsky lui-même. « C'est seulement fin 1914 et début 1915, écrit-­il plus loin, quand Staline eut réussi à se rendre à Monastyrskoïé et à soutenir Spandarian, que ce dernier cessa d'être en butte aux attaques des groupes d'opposition. » Il ressort que Staline occupa ouvertement la position internationaliste seulement après sa rencontre avec Spandarian et non au début de la guerre. Tentant de dissimuler le silence prolongé de Staline et, en réalité, ne faisant que le souligner plus nettement, Choumiatsky élimine de la nouvelle édition de ses souvenirs la mention du fait que Staline visita Monastyrskoïé « seulement fin 1914 et début 1915 ». En fait, le voyage eut lieu fin février 1915, lorsque, grâce à l'expérience de guerre, non seulement les hésitants, mais même bien des « patriotes » actifs avaient déjà réussi à se dégriser. En réalité, il ne pouvait en être autrement. Les bolchéviks dirigeants de Pétersbourg, de Moscou et de la province, avaient reçu les thèses de Lénine avec perplexité et alarme. Nul ne les acceptait complètement pour ce qu'elles étaient. Il n'y avait donc pas la moindre raison de s'attendre à ce que la pensée lente et conservatrice de Staline parvînt d'elle-même à des conclusions qui signifiaient tout un bouleversement dans le mouvement ouvrier.

De toute la période de déportation de Staline, on ne connaît que deux documents où se reflète sa position sur la guerre : une lettre personnelle à Lénine et sa signature au bas d'une déclaration collective d'un groupe de bolchéviks. La lettre personnelle, écrite le 27 février du village de Monastyrskoïé, est la première et, semble-t-il, la seule communication de Staline à Lénine pendant la guerre. Nous la citons intégralement : « Mon salut à vous, cher Ilitch, chaleureux, chaleureux salut. Salut à Zinoviev, salut à Nadejda Constantinovna. Comment vivez-vous ? Comment allez-vous ? Je vis comme auparavant, je mâche mon pain [1], j'ai tiré la moitié de mon terme. On s'ennuie ici, mais rien à faire. Et comment vont toutes vos petites affaires ? L'existence, de votre côté, doit être plus gaie... J'ai lu récemment les articles de Kropotkine, le vieil imbécile, il a complètement perdu la tête. J'ai lu aussi le petit article de Plékhanov dans Rietch, c'est un vieux bavard incorrigible. Ah ! Là, là ! Et les liquidateurs avec leurs députés qui sont des agents de la Société économique libre ! Il n'y a personne pour leur taper dessus, le diable m'emporte ! Est-ce qu'ils vont donc rester impunis ? Faites-nous plaisir et annoncez-­nous que bientôt paraîtra un organe où on leur fouettera le visage, comme il convient, sans se lasser. Si vous pensez écrire, écrivez à cette adresse : Territoire de Touroukhansk, Province d'Iénisséisk, Village de Monastyrskoïé, Sourène Spandarian. Votre Koba. Timoféï [Spandarian] me demande de transmettre son salut ironique à Guesde, Sembat et Vandervelde pour leurs glorieux - ah, ah ! - postes de ministres. »

Cette lettre, manifestement inspirée par des conversations avec Spandarian, offre au fond fort peu pour définir la position politique de Staline. Le vieux Kropotkine, théoricien de l'anarchie pure, était devenu dès le début de la guerre un chauvin enragé. Plékhanov, que même les menchéviks avaient complètement répudié, ne faisait pas meilleure figure. Vandervelde, Guesde et Sembat, devenus ministres bourgeois, étaient une cible trop facile. La lettre de Staline ne contient pas la moindre remarque sur les nouveaux problèmes qui occupaient alors la pensée des marxistes révolutionnaires. L'attitude à prendre envers le pacifisme, les mots d'ordre de « défaitisme » et de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile », le problème de la nouvelle Internationale se trouvaient alors au centre d'innombrables débats. Les idées de Lénine étaient encore bien loin d'être généralement acceptées. Quoi de plus naturel, de la part de Staline, que d'indiquer à Lénine sa solidarité avec lui, si cette solidarité avait existé ? A en croire Schweitzer, c'est précisément là où il écrivait sa lettre, à Monastyrskoïé, que Staline prit connaissance des thèses de Lénine. « Il est difficile de dire, écrit-il dans le style de Béria, avec quel sentiment de joie, de conviction et de triomphe Staline lut les thèses de Lénine, qui confirmaient ses idées... » Pourquoi donc ne dit-il pas un mot sur ces thèses dans sa lettre ? S'il avait travaillé indépendamment sur les problèmes de la nouvelle Internationale, il n'aurait pu manquer de communiquer ses conclusions à son maître, ne fût-ce qu'en quelques mots, et de le consulter sur les questions les plus épineuses. Rien de tel. Des idées de Lénine, Staline prit ce qui correspondait à son propre horizon. Le reste lui semblait quelque musique douteuse de l'avenir, sinon une « tempête dans un verre d'eau » à l'étranger. C'est avec ces vues-là qu'il aborda plus tard la révolution de Février.

La lettre de Monastyrskoïé, bien pauvre de contenu, avec son impétuosité factice (« le diable m'emporte ! », « ah, ah ! », etc.) en dit pourtant plus que ne l'aurait voulu l'auteur. « On s'ennuie ici, mais rien à faire. » Ce n'est pas ainsi qu'écrit un homme capable de vivre une vie intellectuelle intense. « Si vous pensez écrire, écrivez à cette adresse... » Ce n'est pas ainsi qu'écrit un homme qui chérit un échange d'idées théoriques. La lettre porte toujours la même triple marque : ruse, étroitesse d'esprit et vulgarité. Aucune correspondance régulière avec Lénine ne s'établit durant les quatre ans de déportation, bien que Lénine aimât beaucoup entretenir des relations épistolaires avec ses compagnons d'idées et sût les maintenir. En automne 1915, Lénine écrit à l'émigré Karpinsky : « Je dois vous demander une grande faveur : tâchez de savoir... quel est le nom de famille de - Koba - (lossif Dj ... ? Nous l'avons oublié). Très important ! » Karpinsky répondit : « lossif Djougachvili. » De quoi s'agissait-il ? D'un nouvel envoi d'argent ? d'une lettre ? Le fait que Lénine ait eu besoin de demander le nom de famille de Koba montre, en tout cas, qu'il n'y avait pas de correspondance régulière.

L'autre document qui porte la signature de Staline, c'est une déclaration adressée par un groupe de déportés à la rédaction d'une revue légale consacrée aux assurances sociales. « Que la revue Voprossy Strakhovaniia [Problèmes d'Assurances] consacre tous ses efforts à cette cause-ci : assurer la classe ouvrière de notre pays contre les sermons profondément corrupteurs, antiprolétariens et, au fond, contraires aux principes internationalistes, de Messieurs Potressov, Lévitsky et Plékhanov. » C'était incontestablement un acte contre le social-patriotisme, mais, cette fois encore, dans les limites des idées communes aux bolchéviks et à l'aile gauche des menchéviks. Ecrite, à en juger par le style, par Kaménev, la lettre est datée du 12 mars 1916, c'est-à-dire qu'elle est d'une période où la pression révolutionnaire s'était fortement accrue et la pression patriotique extrêmement affaiblie.

Kaménev et les députés condamnés arrivèrent en déportation dans le territoire de Touroukhansk en été 1915. La conduite des députés au procès continuait à provoquer de grandes discussions dans les rangs du parti. Environ dix­-huit bolchéviks, parmi lesquels quatre membres du comité central : Spandarian, Sverdlov, Staline et Kaménev, se réunirent a Monastyrskoïé. Pétrovsky fit un rapport sur le procès, Kaménev le compléta. Les participants aux débats, raconte Samoïlov, « indiquèrent les fautes commises par nous au procès : Spandarian le fit avec une âpreté particulière, tous les autres s'exprimèrent plus modérément ». Samoïlov n'attribue nullement un rôle spécial à Staline dans les débats. Par contre, la veuve de Spandarian se trouva encore une fois contrainte d' attribuer à Staline ce qui en réalité avait été accompli par son mari. « Après la discussion, continue Samoïlov, on adopta une résolution qui, dans l'ensemble, approuvait... la conduite de la fraction au procès. » Cette indulgence était très loin de l'intransigeance de Lénine, qui déclara dans la presse que la conduite de Kaménev était « indigne d'un social-démocrate révolutionnaire ». A la demande de Lénine, de Berne, Chklovsky écrivit à Samoïlov, à Monastyrskoïé, en langage convenu : « Je suis bien content que vous n'ayez pas l'intention de vous brouiller avec ma famille, mais quels désagréments il [Kaménev] nous a causés (et pas lui seulement) !... Chacun peut se tromper ou faire une bêtise, mais il doit corriger son erreur, ne fût-ce que par une excuse publique, si mon honneur et celui de mes parents lui sont chers, à lui et à ses amis. » « Par les mots "ma famille" et "mes parents", explique Samoïlov, il faut entendre le Comité central du parti. » La lettre ressemblait à un ultimatum. Pourtant ni Kaménev, ni les députés ne firent la déclaration que Lénine réclamait d'eux. Et il n'y a aucune raison de penser que Staline appuya cette demande, bien que la lettre de Chklovsky fût arrivée à Monastyrskoïé peu avant la réunion.

L'indulgence de Staline pour la conduite des députés était au fond une expression prudente de solidarité. En face d'un tribunal qui pouvait prononcer de lourdes peines, les formules tranchantes de Lénine devaient sembler doublement déplacées : quel sens de se sacrifier au nom de ce qu'on juge erroné ? Staline lui-même n'avait montré dans le passé aucune inclination à utiliser le banc des accusés comme tribune révolutionnaire : au moment de la préparation du procès des manifestants, de Bakou, il usa d'une ruse douteuse pour se séparer des autres accusés. Il considérait la tactique de Kaménev au procès plutôt comme une ruse de guerre que du point de vue de l'agitation politique. En tout cas, ses relations avec Kaménev restèrent étroites jusqu'à la fin de leur déportation, ainsi que pendant la révolution. Sur la photographie d'un groupe de déportés prise à Monastyrskoïé, ils se tiennent l'un à côté de l'autre. C'est seulement douze ans plus tard que Staline reprochera à Kaménev sa conduite au procès et en fera une accusation des plus graves. Il ne s'agira plus alors d'une défense des principes, mais d'une lutte personnelle pour le pouvoir... La lettre de Chklovsky devait, pourtant, par son ton, montrer à Staline que la question était bien plus aiguë qu'il ne l'imaginait, et qu'il était impossible de garder plus longtemps une position dilatoire. Voilà pourquoi c'est précisément dans ces jours-là qu'il écrit à Lénine la lettre citée plus haut, dont la forme décousue essaie de cacher le caractère évasif sur le plan politique.

En 1915, Lénine essaya de faire paraître a Moscou une anthologie marxiste légale pour faire entendre, au moins à mi-voix, les conceptions du parti bolchéviste sur la guerre. Le recueil fut interdit par la censure, mais les articles furent conservés et on les retrouva après la révolution. Parmi les auteurs nous trouvons, outre Lénine, l'écrivain Stépanov, Olminsky, que nous connaissons déjà, le bolchévik relativement récent Milioutine, le conciliateur Noguine; aucun d'eux n'était émigré. Enfin, Sverdlov envoya un article intitulé « Sur la scission de la social-démocratie allemande ». Cependant Staline, qui se trouvait en déportation dans les mêmes conditions que Sverdlov, ne donna rien pour le recueil. Cela peut s'expliquer soit par la crainte de faire une fausse note, soit par son irritation à cause de l'insuccès de son article sur la question nationale : la susceptibilité et le caprice lui sont aussi propres que la prudence.

Choumiatsky mentionne que Staline fut appelé pour le service militaire durant sa déportation, apparemment en 1916, lorsque la mobilisation atteignit les classes plus âgées (Staline allait sur trente-sept ans), mais qu'on ne le prit pas dans l'armée parce qu'il ne pouvait plier le bras gauche. Il resta patiemment sous le cercle polaire, pêchant, tendant des pièges à lièvre, lisant et peut-être même écrivant. « On s'ennuie ici, mais rien à faire. » Renfermé, taciturne, revêche, il n'occupa nullement une place centrale parmi les déportés. « Plus distinctement que bien d'autres, écrit Choumiatsky, pourtant plus tard partisan de Staline, c'est la silhouette monumentale de Sourène Spandarian..., indomptable révolutionnaire marxiste et excellent organisateur, qui se grava dans la mémoire des déportés de Touroukhansk. » Spandarian arriva dans la région de Touroukhansk à la veille de la guerre un an après Staline. « Quelle paix et quelle béatitude vous avez ici, dit-il d'un ton sarcastique, tout le monde est d'accord avec tout le monde : socialistes-révolutionnaires, bolchéviks, menchéviks, anarchistes... Ne savez-vous pas que le prolétariat de Pétersbourg écoute la voix des déportés ? ... » Sourène fut le premier à prendre une position antipatriotique et sut se faire écouter. Pour ce qui était de l'influence personnelle sur les camarades, c'est Sverdlov qui venait en première place. « Plein de vie et fort sociable, organiquement incapable de se replier sur lui-même. Sverdlov se joignait toujours à d'autres, recueillait les nouvelles importantes et les répandait dans les colonies, organisait une coopérative pour les déportés, faisait des observations à la station météorologique. Les relations entre Spandarian et Sverdlov devinrent assez tendues. Les autres déportés se groupèrent autour de l'un ou de l'autre. Les deux groupes luttaient ensemble contre l'administration, mais la compétition « pour les sphères d'influence », comme s'exprime Choumiatsky, ne cessait pas. Il n'est pas facile d'éclaircir aujourd'hui les causes de la lutte sur le plan des principes. Désormais hostile à Sverdlov, Staline soutint Spandarian prudemment, tout en gardant ses distances.

Dans la première édition de ses souvenirs, Choumiatsky écrivit : « L'administration du territoire sentait en Sourène Spandarian le militant révolutionnaîre le plus actif et le regardait comme le chef. » Dans l'édition suivante, cette même phrase s'applique à deux personnes : Spandarian et Sverdlov. Le fonctionnaire Kibirov, avec qui Staline avait noué des relations quelques peu amicales, établit autour de Spandarian et Sverdlov une surveillance féroce, pensant qu'ils étaient les « meneurs de tous les déportés ». Perdant pour un instant le fil officiel, Choumiatsky oublie complètement de nommer ici Staline. Il n'est pas difficile d'en comprendre la cause. Le niveau général des déportés de Touroukhansk était considérablement au-dessus de la moyenne. S'y trouvèrent ensemble ceux qui formaient le cœur même du « centre » russe : Kaménev, Staline, Spandarian, Sverdlov, Golochtchékine, et plusieurs autres bolchéviks en vue. En déportation, il n'y avait pas d' « appareil » officiel du parti et il était impossible de commander anonymement, en tirant les ficelles dans les coulisses. Chacun se trouvait sous le regard des autres, tel qu'il était. Pour convaincre ou conquérir ces hommes riches en expérience, la ruse, la fermeté et la ténacité n'étaient pas suffisantes : il fallait posséder des connaissances, de l'indépendance de pensée, de l'habileté dans les débats. Spandarian se distinguait, semble-t-il, par une grande hardiesse de pensée; Kaménev, qui avait une grande lecture, par un large horizon; Sverdlov par sa capacité d'assimiler, son initiative et sa souplesse. C'est précisément pourquoi Staline « se repliait sur lui-même », se distinguant par des remarques mono-syllabiques, que Choumiatsky ne pensa à qualifier d'« adroites » que dans la nouvelle édition de son récit.

Staline lui-même étudia-t-il en déportation, et quoi au juste ? Il avait depuis longtemps dépassé l'âge où l'on se satisfait de lectures décousues et désordonnées. Il ne pouvait avancer qu'en étudiant des questions précises, en prenant des notes, en essayant de formuler ses conclusions par écrit. Pourtant, sauf la mention de l'article sur la question nationale, nul ne dit rien de la vie intellectuelle de Staline durant ces quatre ans. Sverdlov, nullement théoricien ni écrivain, écrit dans ses années de déportation une série d'articles, est en correspondance avec l'étranger, collabore à la presse sibérienne. « De ce point de vue, mes affaires ne vont pas mal », écrit-il sur un ton optimiste à l'un de ses amis. Après la mort d'Ordjonikidzé, totalement dépourvu des qualités d'un théoricien, sa femme raconta à propos des années de prison du défunt : « Il travaillait et lisait, lisait sans fin. Dans le gros cahier de toile cirée que l'administration de la prison avait remis à Sergo, ont été conservés de longs extraits des livres qu'il lut dans cette période-là. » Chaque révolutionnaire emportait de prison ou de déportation ces cahiers couverts de toile cirée. Certes, bien des choses se perdaient lors des évasions et des perquisitions. Mais, de sa dernière déportation, Staline put emporter tout ce qu'il voulut, dans les meilleures conditions, et par la suite ne fut soumis à aucune perquisition; au contraire, c'est lui qui se mit à faire perquisitionner les autres. Cependant, c'est en vain que nous chercherions des traces de sa vie intellectuelle dans toute cette période de solitude et de loisir. Pendant quatre ans - et ces quatre ans virent la nouvelle montée du mouvement révolutionnaire en Russie, la guerre mondiale, l'effondrement de la social-démocratie internationale, une âpre lutte d'idées dans le socialisme, la préparation de la nouvelle Internationale, - il est impossible que Staline n'ait pas pris la plume en main. Mais, de tout ce qu'il écrivit, il ne s'est apparemment pas conservé une seule ligne qui ait pu être utilisée pour rehausser sa réputation ultérieure. Les années de la guerre et de la préparation de la révolution d'Octobre forment, dans la biographie intellectuelle de Staline, une page blanche.

L'internationalisme révolutionnaire trouva son expression achevée sous la plume de l' « émigré » Lénine. L'arène d'un pays isolé, surtout de la Russie arriérée, était trop limitée pour permettre une juste appréciation de la perspective mondiale. De même que l'émigré Marx avait eu besoin de Londres, alors métropole du capitalisme, pour lier la philosophie allemande et la révolution française à l'économie anglaise, de même Lénine avait-il besoin, pendant la guerre, du foyer des événements européens et mondiaux pour tirer les conclusions révolutionnaires extrêmes des prémisses du marxisme, Manouilsky, qui, après Boukharine et avant Dimitrov, fut chef officiel de l'Internationale communiste, écrivait en 1928 : « ... Le Sotsial-Democrat, publié en Suisse par Lénine et Zinoviev, le Golos (Naché Slovo) de Paris, dirigé par Trotsky seront pour l'historien futur de la Troisième Internationale les éléments principaux d'où sortira la nouvelle idéologie révolutionnaire du prolétariat international. » Nous reconnaissons volontiers que Manouilsky exagère ici le rôle de Trotsky. Mais il ne trouve pas l'occasion de nommer Staline. Quelques années plus tard, il fera tout son possible pour corriger cet oubli.

Assoupis par les rythmes monotones des solitudes neigeuses, les déportés ne s'attendaient nullement aux événements qui se déchaînèrent en février 1917. Tous se trouvèrent pris à l'improviste, bien qu'ils eussent toujours vécu avec la foi en l'inévitabilité de la révolution. « D'abord, écrit Samoïlov, nous oubliâmes en quelque sorte tous nos désaccords... Querelles politiques et antipathies réciproques semblèrent avoir tout à coup disparu... » Cet aveu intéressant est confirmé par toutes les publications, discours et démarches pratiques du moment. Les cloisons entre bolchéviks et menchéviks, internationalistes et patriotes, se trouvèrent renversées. Un esprit de conciliation, qui voyait tout en rose, mais myope et verbeux, se répandait sur tout le pays. Les gens se gargarisaient des phrases pathétiques qui formèrent le principal élément de la révolution de Février, surtout dans les premières semaines. De tous les coins de Sibérie émergeaient des groupes de déportés qui se réunissaient et voguaient vers l'Occident, dans une atmosphère d'ivresse extatique.

A un des meetings tenus en Sibérie, Kaménev, qui s'assit à la présidence avec des libéraux, des populistes et des menchéviks, ajouta sa signature, comme on le raconta plus tard, à un télégramme qui saluait le grand-duc Michel Romanov parce qu'il avait refusé de monter sur le trône avant la décision de l'Assemblée constituante, apparemment par magnanimité, mais en fait par couardise. Il n'est pas exclu que Kaménev décida, dans cette atmosphère sentimentale, de ne pas chagriner ses collègues de la présidence par un refus impoli. Dans la grande confusion de ces journées-là, nul n'attira l'attention sur ce fait, et Staline, qu'on n'avait même pas pensé à mettre à la présidence, ne protesta contre le nouveau péché de Kaménev que lorsqu'une lutte féroce s'ouvrit entre eux.

Le premier centre important sur la route, comptant un nombre considérable d'ouvriers, c'était Krasnoïarsk. Là, il existait même un soviet de députés. Les bolchéviks locaux, entrés dans une organisation commune avec les menchéviks, attendaient des instructions des chefs qui traversaient la ville. Complètement emportés par la vague d'unification, les chefs n'exigèrent même pas la création d'une organisation bolchéviste indépendante. A quoi bon ? Tout comme les menchéviks, les bolchéviks étaient pour le soutien du gouvernement provisoire à la tête duquel se trouvait le libéral prince Lvov. Sur la question de la guerre, les désaccords s'étaient également effacés : il fallait défendre la Russie révolutionnaire ! C'est dans cette disposition d'esprit que Staline, Kaménev et les autres s'approchaient de Pétrograd. « La route longeant le chemin de fer, raconte Samoïlov dans ses Souvenirs, avait un aspect extraordinaire, était tumultueuse, avec nombre de rencontres, de meetings, etc. » A la plupart des gares, les déportés étaient accueillis par une foule enthousiaste, avec des orchestres militaires qui jouaient la Marseillaise : le temps de l'Internationale n'était pas encore venu. Aux gares les plus importantes s'organisaient des banquets solennels. Les députés amnistiés devaient « parler, parler sans fin ». Beaucoup d'entre eux perdaient la voix, étaient morts de fatigue, refusaient de quitter leur wagon, « mais même dans le wagon on ne nous laissait pas en paix ».

Staline ne perdit pas la voix, car il ne fit pas de discours. Il y avait bien d'autres orateurs, plus habiles, parmi lesquels le chétif Sverdlov à la puissante voix de basse. Staline resta à l'écart, renfermé, alarmé par ce débordement d'eaux vernales et, comme toujours, malveillant. Des gens d'un moindre calibre se mettaient encore une fois à l'évincer. Et cependant il avait déjà derrière lui presque vingt ans d'activité révolutionnaire, interrompue par les inévitables arrestations et reprise après les évasions. Presque dix ans s'étaient écoulés depuis que Koba avait quitté le « marais stagnant » de Tiflis pour le centre industriel de Bakou. Pendant huit mois, il avait alors mené son travail dans la capitale du pétrole; il avait passé environ sept mois dans la prison de Bakou et à peu près neuf mois en déportation à Vologda. Un mois d'activité illégale était payé de deux mois de châtiment. Après son évasion, il milite de nouveau neuf mois environ dans la clandestinité, passe six mois en prison et reste neuf mois en déportation - ce qui donne un rapport un peu plus favorable. Après la fin de sa déportation, moins de deux mois d'activité illégale, trois mois environ de prison, deux mois environ dans la province de Vologda : deux mois et demi de châtiment pour un mois d'activité. De nouveau deux mois de clandestinité, environ quatre mois de prison et d'exil. Nouvelle évasion. Un peu plus de six mois d'activité révolutionnaire, puis prison et déportation, cette fois-ci jusqu'à la révolution de Février, c'est-à-dire pendant quatre ans. Dans l'ensemble, de dix-neuf années de participation au mouvement révolutionnaire, deux années et trois quarts se passent en prison, cinq années et trois quarts en déportation. Un tel rapport peut être considéré comme favorable : la majorité des révolutionnaires professionnels passèrent en prison des périodes considérablement plus longues.

Dans ces dix-neuf ans, Staline n'émergea pas comme une figure de premier plan, ni même de second plan. On ne le connaissait pas. A propos de la lettre envoyée par Koba de Solvytchégodsk à Moscou et interceptée par la police, le chef de la section de Tiflis de l'Okhrana fit, en 1911, un rapport détaillé sur Iossif Djougachvili qui ne contient ni faits remarquables ni traits bien clairs, excepté la mention du fait que « Sosso », alias « Koba », avait commencé son activité comme menchévik. Cependant, à propos de Gourguène (Tskhakaïa), mentionné en passant dans la même lettre, le gendarme note qu'il « appartient depuis longtemps au nombre des militants révolutionnaires importants... » Gourguène avait été arrêté, selon le rapport, « en même temps que le militant révolutionnaire bien connu Bogdan Knouniants ». Il n'est nullement dit que Djougachvili lui-même était « bien connu », bien que Knouniants ne fût pas seulement du même pays que Koba, mais aussi du même âge.

Deux ans plus tard, décrivant en détail la structure du parti bolchéviste et de son état-major général, le directeur du département de police note en passant que, par cooptation, sont entrés dans le bureau du Comité central Sverdlov et « un certain lossif Djougachvili ». L'expression « un certain » montre que le nom de Djougachvili ne disait encore rien au chef de la police en 1913, bien qu'il eût à sa disposition une excellente source d'informations : Malinovsky. La biographie révolutionnaire de Staline était jusqu'en mars 1917 bien quelconque. Des dizaines, sinon des centaines, de révolutionnaires professionnels avaient accompli le même travail, les uns mieux, les autres plus mal.

De laborieux investigateurs de Moscou ont calculé que dans les trois ans qui vont de 1906 à 1909 Koba écrivit soixante-sept appels et articles de journaux, un peu moins de deux par mois. Pas un seul de ces articles, qui n'étaient que la paraphrase des idées d'autrui pour le public du Caucase, ne fut traduit du géorgien ou reproduit dans les organes centraux du parti ou de la fraction. Nous ne trouvons pas d'article de Staline, ni même mention de son nom, dans aucune des listes des collaborateurs aux publications, journaux, revues, recueils tactiques, publiés légalement ou illégalement à Pétersbourg, Moscou ou à l'étranger en cette période-là. On continuait à le considérer, non pas comme un écrivain marxiste, mais comme un propagandiste et organisateur local.

A partir de 1912, quand ses articles commencent à paraître plus ou moins régulièrement dans là presse bolchéviste de Pétersbourg, Koba prend le pseudonyme de Staline, qui vient du mot acier, comme auparavant Rosenfeld avait pris celui de Kaménev, qui vient du mot pierre : chez les jeunes bolchéviks, la mode était aux pseudonymes durs... Les articles de Staline signés de ce nom ne retiennent l'attention de personne : ils manquent de caractère propre, si l'on ne tient pas compte de la grossièreté de l'exposé. Dans les limites du cercle étroit des dirigeants bolchévistes, nul ne savait qui était l'auteur des articles et peu se le demandaient. En janvier 1913, Lénine écrit une notice soigneusement pesée sur le bolchévisme pour le fameux dictionnaire bibliographique de Roubakine : « Les principaux écrivains bolchévistes sont : G. Zinoviev, V. Iline, Iou. Kaménev, P. Orlovsky, etc. » Lénine ne pouvait avoir l'idée de nommer Staline parmi les « principaux écrivains » du bolchévisme, bien que celui-ci se trouvât en ces jours-là à l'étranger, travaillant à son article sur la question nationale.

Piatnistsky, étroitement lié à toute l'histoire du parti, à son état-major dans l'émigration aussi bien qu'à son organisation clandestine en Russie, à ses écrivains ainsi qu'à ses agents qui transportaient la littérature illégale, dans ses Souvenirs soigneusement écrits et, dans l'ensemble, consciencieux, qui embrassent la période de 1896 à 1917, parle de tous les bolchéviks quelque peu connus, mais ne mentionne pas une seule fois Staline : son nom ne se trouve même pas dans l'index ajouté au livre. Fait d'autant plus digne d'attention que Piatnitsky n'est nullement hostile à Staline, au contraire, il est maintenant au deuxième rang de la suite de celui-ci. Dans un gros recueil de documents de la section de Moscou de l'Okhrana qui embrasse l'histoire du bolchévisme de 1903 à 1917, Staline est nommé trois fois : à propos de sa cooptation au Comité central, de sa nomination au Bureau du Comité central et de sa participation à la conférence de Cracovie. Rien sur son travail, pas un mot pour le juger, pas un seul trait individuel !

Staline entre dans le champ de vue de la police, tout comme dans celui du parti, non pas en tant que personnalité, mais en tant que membre du centre bolchéviste. Dans les rapports de gendarmes, ainsi que dans les souvenirs de révolutionnaires, il n'est jamais mentionné personnellement comme chef, initiateur, écrivain, pour ses idées à lui et ses actes propres, mais toujours comme un élément de l'appareil, comme membre d'un comité local, membre du Comité central, collaborateur à un journal, un des participants à une conférence, un des déportés, parmi d'autres, sur une liste de noms, d'ailleurs jamais en première place. Ce n'est pas par hasard qu'il entra au Comité central bien après des militants de son âge, et d'ailleurs sans y être élu, mais par cooptation.

De Perm, le télégramme suivant fut envoyé à Lénine en Suisse : « Salut fraternel. Partons aujourd'hui pour Pétrograd. - Kaménev, Mouranov, Staline. » L'idée d'envoyer un télégramme appartenait, sans doute, à Kaménev. Staline signa en dernière place. Les trois se sentaient liés par des liens de solidarité. L'amnistie avait libéré les meilleures forces du parti, et Staline pensait avec inquiétude à la capitale en révolution. Il avait besoin de la popularité relative de Kaménev et du titre de député de Mouranov. C'est ainsi qu'ils arrivèrent tous trois à Pétrograd en révolution. « Son nom, écrit Ch. Windecke, un de ses biographes allemands, n'était alors connu que dans les cercles étroits du parti. Il ne fut pas reçu, comme Lénine un mois plus tard, par une foule enthousiaste avec des drapeaux rouges et de la musique. Il ne fut pas reçu, comme deux mois plus tard Trotsky, hâtivement rentré d'Amérique, par un comité de réception qui le porta sur ses épaules. Il arriva sans tambour ni trompette et se mit au travail... Hors des frontières de la Russie, nul n'avait aucune idée de son existence. »


Notes

[1] Expression russe; je mène une vie tranquille et monotone. (N. d. T.)


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