1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


V: Nouvelle montée
2° section

Bientôt un nouveau nom parut encore sur la liste des collaborateurs du Loutch : celui de Gorki. Cela sentait le complot. « Et comment vous sentez-vous donc d'être dans le Loutch ? ? ? » écrivait Lénine a Gorki avec trois points d'interrogation. « Est-ce donc que vous suivez les députés ? Mais ils sont tout simplement tombés dans un piège... » Au moment du triomphe éphémère des conciliateurs, Staline se trouvait à Pétersbourg et exerçait le contrôle du Comité central sur la fraction et la Pravda. Nul ne parle d'une protestation de lui contre des décisions qui portaient un cruel coup à la politique de Lénine : signe sûr que Staline lui-même se trouvait dans les coulisses où se faisaient les manœuvres des conciliateurs. Se disculpant par la suite de son péché, le député Badaïev écrivit : « Comme dans tous les autres cas, notre décision... se conformait à l'état d'esprit qui régnait dans les cercles dirigeants du parti où nous avions à ce moment-là la possibilité de discuter notre activité. » Cette circonlocution désigne le bureau du Comité central à Pétersbourg et avant tout Staline : Badaïev demande prudemment que la responsabilité des dirigeants pour la faute commise ne soit pas rejetée sur les dirigés.

Il y a quelques années on fit observer, dans la presse soviétique, que l'histoire de la lutte interne entre Lénine, d'une part, et la fraction et la rédaction de la Pravda, de l'autre n'était pas encore assez éclaircie. Dans ces dernières années, toutes les mesures furent prises pour rendre cet éclaircissement encore plus difficile. La correspondance de Lénine dans cette période critique n'a, jusqu'à maintenant, pas été publiée intégralement. L'historien n'a à sa disposition que les documents qui, pour une raison ou pour une autre, sortirent des archives avant l'établissement du contrôle totalitaire. Pourtant, même de ces fragments dépareillés se détache un tableau bien clair. L'intransigeance de Lénine n'était que l'envers de sa perspicacité réaliste. Il insistait pour que la scission se fit suivant la ligne qui devait devenir, en fin de compte, la ligne de démarcation dans la guerre civile. L'empirique Staline était organiquement incapable de voir aussi loin. Il lutta avec énergie contre les liquidateurs au moment des élections pour avoir ses propres députés : c'était là un important point d'appui. Mais quand cette tâche d'organisation fut résolue, il ne jugea pas nécessaire de soulever une nouvelle « tempête dans un verre d'eau », d'autant plus que les menchéviks, sous l'influence de la vague révolutionnaire, étaient assez enclins à tenir un nouveau langage. Il était vraiment inutile de « demander la lune » ! Pour Lénine, toute la politique se réduisait à l'éducation révolutionnaire des masses. La lutte au moment de la campagne électorale n'avait pour lui aucun sens si la fraction à la Douma devait rester unie une fois les élections passées. Il fallait donner aux ouvriers la possibilité de se convaincre à chaque pas, à chaque acte, à chaque événement, que les bolchéviks se distinguaient nettement des autres groupements politiques dans toutes les questions fondamentales. Tel était le plus important sujet de conflit entre Cracovie et Pétersbourg.

Les vacillations de la fraction à la Douma étaient étroitement liées à la politique de la Pravda. « Dans cette période-là, écrivait Badaïev en 1930, la Pravda était dirigée par Staline, qui vivait illégalement. » C'est aussi ce qu'écrit Savéliev, généralement bien informé : « Tout en vivant illégalement, Staline dirigea en fait le journal en automne 1912 et dans l'hiver 1912-1913. Il ne s'absenta, à ce moment-là, que pour fort peu de temps, pour aller à l'étranger, à Moscou et en d'autres endroits. » Ces témoignages, qui s'accordent avec tous les faits connus, ne peuvent être mis en doute. Pourtant, on ne peut pas dire, malgré tout, que Staline dirigea dans le véritable sens du mot. Le vrai dirigeant du journal, c'était Lénine. Chaque jour, il envoyait des articles, des comptes rendus de livres, des propositions, des instructions, des corrections. Staline, avec sa pensée si lente, ne pouvait suivre ce torrent vivant d'idées et de propositions, dont les neuf dixièmes lui semblaient superflues ou exagérées. La rédaction avait au fond une position défensive. Elle n'avait pas d'idées politiques à elle et s'efforçait seulement d'arrondir les angles trop vifs de la politique de Cracovie. Pourtant, Lénine ne savait pas seulement préserver ces angles vifs, il savait aussi les rendre encore plus vifs. Dans ces conditions, Staline devint naturellement, dans les coulisses, l'inspirateur de l'opposition conciliatrice à l'attitude offensive de Lénine.

« De nouveaux conflits, dit la rédaction des Œuvres complètes de Lénine (Boukharine, Molotov, Savéliev), surgirent par suite du manque d'énergie dans la polémique contre les liquidateurs, une fois la campagne électorale close, et aussi à l'occasion de l'invitation faite aux vpériodistes de collaborer à la Pravda. Les relations empirèrent encore davantage en janvier 1913, après que Staline fut parti de Pétersbourg... » Cette expression soigneusement pesée, « empirèrent encore davantage », montre que même avant le départ de Staline les relations de Lénine avec la rédaction ne se distinguaient pas par leur affabilité. Mais Staline avait tout fait pour éviter de devenir la « cible » des attaques.

Les membres de la rédaction avaient peu d'influence dans le parti, et certains d'entre eux étaient même des figures de hasard. Lénine n'aurait pas eu grande difficulté à obtenir leur remplacement. Mais ils trouvaient un appui dans l'attitude de la couche supérieure du parti et dans celle du représentant du Comité central personnellement. Un conflit aigu avec Staline, lié à la rédaction et à la fraction, aurait signifié une commotion dans l'état-major du parti. C'est ainsi que s'explique la politique de Lénine, prudente malgré toute son insistance. Le 13 novembre, il reproche à la rédaction, « avec le plus grand chagrin », de n'avoir pas consacré un article à l'ouverture du Congrès socialiste international de Bâle : « Il n'aurait pas été du tout difficile d'écrire un tel article et la rédaction de la Pravda savait que le congrès s'ouvrait dimanche. » Staline, vraisemblablement, fut sincèrement surpris. Un congrès international ? A Bâle ? C'était très loin de lui. Mais la principale source de conflits, ce n'était pas des gaffes isolées, quoique incessamment répétées, mais une différence fondamentale dans la manière de concevoir le développement du parti. La politique de Lénine n'avait de sens que du point de vue d'une perspective révolutionnaire hardie, du point de vue du tirage du journal ou de la construction de l'appareil, elle ne pouvait que paraître outrée. Au fond de l'âme, Staline continuait à considérer l'« émigré » Lénine comme un sectaire.

On ne peut manquer de noter ici même un incident qui se produisit alors. Lénine se trouvait en ces années-là dans un grand besoin. Quand la Pravda fut mise sur pied, la rédaction fixa pour son inspirateur et principal collaborateur des honoraires qui, bien qu'extrêmement modestes, constituaient sa principale ressource financière. Précisément au moment de l'exaspération du conflit, l'argent cessa d'arriver. Malgré sa délicatesse exceptionnelle dans des affaires de ce genre, Lénine fut contraint de réclamer. « Pourquoi n'envoyez-vous pas l'argent dû ? Le retard nous met dans un grand embarras. Ne perdez pas de temps, je vous en prie. » Le retard dans l'envoi de l'argent peut difficilement être considéré comme une sorte de punition (quoique, par la suite, quand il fut au pouvoir, Staline n'hésita pas à recourir à de tels procédés à chaque instant). Mais, si ce n'était même qu'une simple inattention, elle jette assez de lumière sur les relations entre Pétersbourg et Cracovie. En vérité, elles étaient fort loin d'être cordiales.

L'indignation contre la Pravda explose dans les lettres de Lénine immédiatement après le départ de Staline pour Cracovie, où il venait participer à la conférence de l'état-major du parti. On ne peut manquer d'avoir l'impression que Lénine n'attendait que ce départ pour écraser le nid du conciliationnisme à Pétersbourg, tout en conservant la possibilité d'un accord à l'amiable avec Staline. Dès l'heure où l'adversaire le plus influent se trouve neutralisé, Lénine ouvre une attaque meurtrière contre la rédaction de Pétersbourg. Dans une lettre datée du 12 janvier, adressée à une personne de confiance à Pétersbourg, il parle de l'« impardonnable stupidité » commise par la Pravda à propos d'un journal des ouvriers textiles, exige que la « stupidité » soit corrigée, etc. La lettre est entièrement écrite de la main de Kroupskaïa. Mais ce qui suit est ajouté de la main de Lénine : « Nous avons reçu une lettre stupide et insolente de la rédaction. Nous ne répondrons pas. Il faut se débarrasser d'eux... Nous sommes très inquiets de n'avoir pas de nouvelles à propos du plan de réorganisation de la rédaction... Une réorganisation et, encore mieux, l'élimination complète de tous ceux qui sont mêlés à l'affaire sont extrêmement nécessaires. L'affaire est menée de façon absurde. Ils vantent le Bund et la Zeit [publication juive opportuniste], c'est une vraie bassesse. Ils ne savent pas comment lutter contre le Loutch, leur attitude envers les articles [c'est-à-dire ceux de Lénine lui-même] est monstrueuse. Je n'ai vraiment plus de patience... » Le ton de la lettre montre que l'indignation de Lénine, qui savait se contenir quand il le fallait, avait atteint le point extrême. La critique impitoyable du journal se rapporte à toute la période pendant laquelle la direction immédiate reposait sur Staline. Par qui au juste la « lettre stupide et insolente de la rédaction » avait-elle été écrite ? Jusqu'à maintenant cela n'a pas été révélé et ce n'est évidemment pas par hasard. Elle ne le fut probablement pas par Staline : il était trop prudent pour cela; d'ailleurs, il se trouvait déjà vraisemblablement hors de Pétersbourg. Le plus probable est que la lettre fut écrite par Molotov, secrétaire officiel de la rédaction, aussi enclin à la grossièreté que Staline, mais dépourvu de la souplesse de celui-ci. Il n'est pas difficile de deviner le caractère de la « lettre stupide et insolente » : « nous » sommes la rédaction, « nous » décidons, vos prétentions d'émigrés sont pour nous une « tempête dans un verre d'eau », vous pouvez, si vous le voulez, « demander la lune », nous « travaillerons ».

On peut voir par les lignes suivantes de sa lettre avec quelle résolution Lénine abordait cette fois-ci le conflit qui durait depuis si longtemps. « Qu'a-t-on fait à propos du contrôle de l'argent ? Qui a reçu les fonds de la souscription ? Entre les mains de qui sont-ils ? Combien est-ce ? » Lénine n'exclut pas, semble-t-il, la possibilité même d'une rupture et se soucie de garder la base financière dans ses mains. Mais on n'en vint pas à la rupture, les conciliateurs, tout décontenancés, n'osaient même pas y penser. La résistance passive était leur seule arme. Mais elle aussi allait maintenant être arrachée de leurs mains.

Répondant à une lettre pessimiste de Chklovsky à Berne et lui montrant que la cause des bolchéviks n'allait pas si mal, Kroupskaïa commence par reconnaître que, « évidemment, la Pravda se conduit mal ». Cette phrase apparaît ici comme un lieu commun, hors de discussion. « On met n'importe qui à la rédaction, la plupart ne savent pas tenir une plume... Les protestations des ouvriers contre le Loutch ne sont pas publiées, pour éviter la polémique. » Kroupskaïa annonce, pourtant, des « réformes fondamentales » dans un proche avenir. La lettre est datée du 19 janvier. Le lendemain, Lénine envoie à Pétersbourg une lettre dictée à Kroupskaïa où il est dit : « ... il faut établir une rédaction de la Pravda à nous et chasser la présente. L'affaire marche actuellement très mal. L'absence d'une campagne pour l'unité en bas est stupide et vile... Hein, est-ce que ces gens-là sont des rédacteurs ? Ce ne sont pas des hommes mais de pitoyables lavettes qui ruinent la cause. » C'est là le style qu'employait Lénine quand il voulait montrer qu'il était prêt à aller jusqu'au bout.

Parallèlement, il avait déjà ouvert le feu sur le conciliationnisme de la fraction à la Douma avec des batteries soigneusement placées. Dès le 3 janvier, il écrivait à Pétersbourg : « Faites absolument publier la lettre des ouvriers de Bakou que nous vous envoyons... » La lettre réclame la rupture des députés bolchévistes avec le Loutch. Indiquant que pendant cinq ans les liquidateurs « ont répété sur tous les tons que le parti était mort », les ouvriers de Bakou demandent : « D'où leur vient maintenant l'envie de s'unir à un cadavre ? » La question ne manquait pas d'à-propos. « Quand les quatre [députés] vont-ils se retirer du Loutch ? » demande, de son côté, Lénine avec insistance. « Peut-on attendre plus longtemps ? ... Même du lointain Bakou, vingt ouvriers protestent. » Il ne serait pas risqué de supposer que, n'ayant pas obtenu par la correspondance la rupture des députés avec le Loutch, Lénine, alors que Staline se trouvait encore à Pétersbourg, se mit à mobiliser prudemment les forces d'en bas. C'est certainement sur son initiative que les ouvriers de Bakou avaient protesté, et ce n'est pas par hasard qu'il avait choisi Bakou ! De plus, la protestation ne fut pas envoyée à la rédaction de la Pravda, que dirigeait le chef de Bakou, Koba, mais à Lénine à Cracovie. Les fils embrouillés du conflit apparaissent ici manifestement au grand jour. Lénine attaque. Staline manœuvre. Malgré la résistance des conciliateurs, mais, par contre, non sans l'aide involontaire des liquidateurs, qui révélaient de plus en plus leur opportunisme, Lénine réussit bientôt à obtenir que les députés bolchévistes se retirassent en protestant du groupe des collaborateurs du Loutch. Mais ils continuèrent comme auparavant à être liés par la discipline de la majorité liquidationniste de la fraction à la Douma.

Prêt au pire, même à la rupture, Lénine prend comme toujours des mesures pour atteindre son but politique avec le moins de secousses et le moins de victimes possible. C'est précisément pourquoi il fit d'abord venir Staline à l'étranger et sut lui faire comprendre qu'il valait mieux pour lui rester à l'écart de la Pravda pendant la « réforme » imminente. Entre temps, un autre membre du Comité central, Sverdlov, futur premier président de la République soviétique, était envoyé à Pétersbourg. Ce fait significatif est attesté officiellement : « Afin de réorganiser la rédaction, dit une note au XVI° tome des Œuvres complètes de Lénine, le Comité central envoya Sverdlov à Pétersbourg. » Lénine lui écrivit : « Nous avons appris aujourd'hui le début de la réforme de la Pravda. Mille saluts, félicitations et vœux de succès... Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point nous étions fatigués de travailler avec une rédaction sourdement hostile. » Par ces mots, où l'amertume accumulée se mêle à un soupir de soulagement, Lénine marque le bilan final de ses relations avec la rédaction pendant toute la période où, comme nous l'avons appris, « Staline dirigea en fait le journal ».

« L'auteur de ces lignes se souvient nettement, écrivait Zinoviev en 1934, alors que l'épée de Damoclès était déjà suspendue au-dessus de sa tête, quel événement fut l'arrivée de Staline à Cracovie... » Lénine se réjouissait doublement : premièrement, de ce qu'il allait maintenant pouvoir pratiquer une opération délicate à Pétersbourg en l'absence de Staline et, secondement, de ce que l'affaire allait vraisemblablement se régler sans heurts à l'intérieur du Comité central. Dans son récit, bref et prudent, de l'arrivée de Staline, à Cracovie, Kroupskaïa note, comme en passant : « Ilitch s'irritait alors à propos de la Pravda. Staline aussi s'irritait. Ils s'entendirent sur la manière d'arranger l'affaire. » Ces lignes fort significatives, malgré leur vague voulu, sont évidemment le reste d'un texte plus franc, corrigé à la demande du censeur. Vu les circonstances que nous connaissons déjà, on ne peut guère douter que Lénine et Staline « s'irritèrent » pour des raisons différentes, chacun voulant défendre sa politique. Pourtant, la lutte était trop inégale : Staline dut céder.

La conférence à laquelle il avait été appelé se tint du 28 décembre 1912 au 1° janvier 1913 et onze personnes y assistèrent : des membres du Comité central, de la fraction à la Douma et des militants locaux en vue. Outre les tâches politiques générales présentées par la nouvelle montée révolutionnaire, la conférence examina les problèmes aigus de la vie interne du parti : à propos de la fraction à la Douma, de la presse du parti, des relations avec les liquidateurs et du mot d'ordre de l'« unité » . C'est Lénine qui fit les principaux rapports. On peut imaginer que les députés et leur inspirateur, Staline, durent entendre pas mal de vérités amères, bien qu'exprimées sur un ton amical. Staline, semble-t-il, garda le silence à la conférence : c'est seulement ainsi que peut s'expliquer le fait que, dans la première édition de ses Souvenirs (1929), le révérencieux Badaïev oublie même de le nommer parmi les participants. Garder le silence dans les moments critiques est d'ailleurs le procédé favori de Staline. Les procès-verbaux et les autres documents de la conférence « n'ont jusqu'à maintenant pas été retrouvés ». Le plus vraisemblable est que des mesures spéciales furent prises pour qu'ils ne le fussent pas. Dans une des lettres envoyées alors par Kroupskaïa en Russie, il est dit : « Les rapports faits à la conférence sur les différents groupes locaux furent très intéressants. Tout le monde dit que les masses ont maintenant grandi... Au moment des élections, il devient apparent qu'il y avait partout des organisations ouvrières spontanées. Dans la plupart des cas, elles n'étaient pas liées au parti, mais, par leur esprit, c'étaient des groupes du parti. » Lénine note à son tour, dans une lettre à Gorki, que la conférence « a bien réussi » et « jouera son rôle ». Il a en vue, avant tout, le redressement de la politique du parti.

Le département de police informa, non sans ironie, l'agent en charge de sa section à l'étranger que, contrairement au dernier rapport de celui-ci, le député Polétaïev n'avait pas assisté à la conférence et que les présents avaient été : Lénine, Zinoviev, Kroupskaïa, les députés Malinovsky, Pétrovsky et Badaïev, Lobov, l'ouvrier Medvédev, le lieutenant d'artillerie Troïanovsky (futur ambassadeur aux Etats-Unis), la femme de Troïanovsky et Koba. L'ordre des noms n'est pas sans intérêt : Koba se trouve à la dernière place sur la liste du département. Dans les notes aux Œuvres complètes de Lénine (1929), il est nommé en cinquième place, après Lénine, Zinoviev, Kaménev et Kroupskaïa, bien que Zinoviev, Kaménev et Kroupskaïa fussent déjà depuis longtemps tombés en disgrâce. Sur les listes qui datent de l'ère nouvelle, Staline occupe invariablement la deuxième place, immédiatement après Lénine. Ces déplacements marquent assez bien le développement de sa carrière historique.

Le département de police voulait montrer par sa lettre que Pétersbourg était mieux informé que son agent à l'étranger de ce qui se passait à Cracovie. Rien d'étonnant : un rôle important fut joué à la conférence par Malinovsky, lequel était en réalité un provocateur, ce qui n'était connu que des plus hauts sommets de l'Olympe policier. Certes, déjà dans les années de réaction, des social-démocrates qui étaient entrés en contact avec Malinovsky avaient eu des soupçons sur lui; pourtant, il n'y avait pas de preuves et les soupçons se dissipèrent. En janvier 1912, Malinovsky fut délégué par les bolchéviks de Moscou à la conférence de Prague. Lénine s'empara de cet ouvrier capable et énergique, et s'arrangea pour qu'il fût candidat aux élections à la Douma. La police, de son côté, soutint son agent en arrêtant tous les concurrents possibles. Dans la fraction à la Douma, le représentant des ouvriers de Moscou conquit immédiatement une grande autorité. Recevant de Lénine des discours parlementaires tout faits, Malinovsky transmettait les manuscrits au directeur du département de police pour que celui-ci les révisât. Il essaya d'abord d'introduire des adoucissements; mais le régime de la fraction bolchéviste maintenait l'autonomie d'un député dans des limites fort étroites. Le résultat fut que, si le député social­-démocrate était le meilleur informateur de l'Okhrana, l'agent de l'Okhrana devint le plus farouche orateur de la fraction social-démocrate.

Des soupçons sur Malinovsky surgirent de nouveau, en été 1913, parmi un certain nombre de bolcheviks en vue; mais, en l'absence de preuves, cette fois encore tout resta comme par le passé. Pourtant, le gouvernement lui-même commença à s'effrayer d'une révélation possible et du scandale politique qui en résulterait. Sur l'ordre de ses supérieurs, Malinovsky présenta, en mai 1914, au président de la Douma, une déclaration par laquelle il renonçait à son mandat de député. Des rumeurs le disant un provocateur surgirent avec une force nouvelle et cette fois-ci se firent jour dans la presse. Malinovsky sortit de Russie, alla voir Lénine et réclama une investigation. Il avait, évidemment, soigneusement préparé sa ligne de conduite avec ses supérieurs. Deux semaines plus tard, le journal du parti à Pétersbourg publia un télégramme qui annonçait, en termes voilés, que le Comité central, après avoir examiné l'affaire Malinovsky, était convaincu de son honnêteté personnelle. Quelques jours passèrent avant que fût publiée une résolution selon laquelle, par la renonciation volontaire de son mandat, Malinovsky, « s'était mis hors des rangs des marxistes organisés » : dans la langue du journal légal, cela signifiait l'exclusion du parti.

Lénine fut en butte à de longues et cruelles attaques de la part de ses adversaires pour avoir « couvert » Malinovsky. La participation d'un agent de la police à l'activité de la fraction à la Douma, et surtout du Comité central, fut évidemment une grande calamité pour le parti. Staline en particulier fut condamné à sa dernière déportation sur une dénonciation de Malinovsky. Mais à cette époque-là les soupçons, assez souvent compliqués d'hostilité fractionnelle, empoisonnaient toute l'atmosphère de la lutte clandestine. Nul ne présentait des preuves directes contre Malinovsky. Il était impossible de condamner un membre du parti à la mort politique, et, peut-être, physique, sur la base de vagues soupçons. Et comme Malinovsky occupait une position responsable et que de sa réputation dépendait jusqu'à un certain point celle du parti, Lénine crut de son devoir de le défendre avec l'énergie qui le distinguait. Le renversement de la monarchie permit d'acquérir la preuve que Malinovsky avait servi la police. Après la révolution d'Octobre, le provocateur, qui était revenu à Moscou après avoir été prisonnier de guerre en Allemagne, fut condamné à mort et fusillé.

Malgré le manque d'hommes, Lénine ne se hâta pas de renvoyer Staline en Russie. Avant le retour de celui-ci, il fallait que les « réformes fondamentales » fussent terminées à Pétersbourg. D'autre part, Staline lui-même ne brûlait guère de retourner au lieu de son activité antérieure après la conférence de Cracovie, qui avait été une condamnation indirecte, mais non équivoque, de sa politique. Comme toujours, Lénine fit tout pour permettre au vaincu une retraite honorable. La vengeance lui était absolument étrangère. Afin de retenir Staline à l'étranger pendant cette période critique, il éveilla son intérêt pour un travail sur la question nationale : combinaison entièrement dans l'esprit de Lénine !

A un natif du Caucase, avec des dizaines de nationalités à demi civilisées ou primitives mais s'éveillant rapidement, il n'était pas nécessaire de montrer l'importance de la question nationale. La tradition de l'indépendance nationale continuait à vivre en Géorgie. Koba avait reçu sa première impulsion révolutionnaire précisément de ce côté-là. Son pseudonyme lui-même rappelait la lutte nationale. Certes, dans les années de la première révolution, il était devenu, selon Irémachvili, plus froid envers le problème géorgien. « La liberté nationale... ne signifiait plus rien pour lui. Il ne voulait reconnaître aucune frontière à sa volonté de puissance. La Russie et le monde entier devaient lui être ouverts. » Irémachvili anticipe manifestement sur des faits et des attitudes qui ne viendront que bien plus tard. Ce qui est incontestable, c'est seulement qu'une fois bolchévik Koba en finit avec ce romantisme national qui continuait à vivre tranquillement avec le socialisme prolixe des menchéviks géorgiens. Mais, après avoir abandonné l'idée de l'indépendance de la Géorgie, Koba ne pouvait pas, comme bien des Grands-Russes, rester indifférent à la question nationale en général : les relations entre Géorgiens, Arméniens, Tartares, Russes, etc., compliquaient à chaque pas le travail révolutionnaire au Caucase.

Par ses conceptions, Koba était devenu internationaliste. L'était-il devenu aussi dans ses sentiments ? Le Grand-Russe Lénine ne pouvait souffrir aucune plaisanterie ou anecdote qui pussent blesser les sentiments d'une nation opprimée. Staline avait en lui beaucoup trop du paysan du village de Didi-Lilo. Dans les années d'avant la révolution, il n'osa évidemment pas jouer avec les préjugés nationaux comme il le fit plus tard, une fois au pouvoir. Mais cette disposition se révélait déjà en lui à ce moment-là dans des détails. Mentionnant la prédominance des juifs dans la fraction menchéviste au congrès de Londres en 1907, Koba écrivit : « A ce sujet, un des bolchéviks remarqua en plaisantant (je crois que c'était le camarade Alexinsky) que les menchéviks étaient une fraction juive, tandis que les bolchéviks étaient une fraction vraie-russe et que nous, bolchéviks, nous aurions peut-être à faire un pogrome dans le parti » Il est impossible de ne pas s'étonner, même aujourd'hui, que dans un article destiné aux ouvriers du Caucase, où l'atmosphère était empoisonnée de différences nationales, Staline ait jugé possible de citer une plaisanterie d'un goût aussi douteux. Ce n'était d'ailleurs là nullement un manque de tact occasionnel, mais un calcul conscient. Dans le même article, comme nous nous en souvenons, l'auteur « plaisantait » d'un air dégagé sur la résolution du congrès concernant les expropriations, pour dissiper ainsi les doutes des boïéviki du Caucase. On peut supposer avec raison que la fraction menchéviste à Bakou était alors dirigée par des Juifs et que par sa « plaisanterie » sur le pogrome l'auteur voulait discréditer ses adversaires de fraction aux yeux des ouvriers arriérés : c'était plus facile que de convaincre et d'éduquer, et Staline recherchait toujours la ligne de moindre résistance. Ajoutons que la « plaisanterie » d'Alexinsky n'avait pas non plus surgi par hasard : ce bolchévik ultra-gauche devint par la suite un réactionnaire et antisémite déclaré. Dans son activité politique, Koba défendait, bien entendu, la position officielle du parti. Pourtant, avant son voyage à l'étranger, ses articles sur ces sujets-là ne dépassaient jamais le niveau de la propagande quotidienne. C'est seulement alors, sur l'initiative de Lénine, qu'il aborda le problème national d'un point de vue théorique et politique plus large. La connaissance directe de l'enchevêtrement des relations nationales au Caucase lui permettait, sans aucun doute, de s'orienter plus facilement dans ce domaine complexe, où il est particulièrement dangereux de rester sur le plan de la théorie abstraite.

Dans deux pays de l'Europe d'avant-guerre, la question nationale avait une importance, politique exceptionnelle : en Russie tsariste et dans l'Autriche-Hongrie des Habsbourg. Dans chacun d'eux, le parti ouvrier créa sa propre école. Dans le domaine de la théorie, la social-démocratie autrichienne, en la personne d'Otto Bauer et de Karl Renner, considérait la nationalité indépendamment du territoire, de l'économie et des classes, en faisant une sorte d'abstraction liée au prétendu « caractère national ». Dans le domaine de la politique nationale, comme d'ailleurs dans tous les autres, elle n'allait pas au-delà de quelques corrections au statu quo. Effrayée à la pensée même de démembrer la monarchie, la social-démocratie autrichienne s'efforçait d'adapter son programme national aux frontières d'un Etat fait de pièces et de morceaux. Le programme de la prétendue « autonomie nationale-culturelle » réclamait que les citoyens d'une seule et même nationalité, indépendamment de leur dispersion sur le territoire de l'Autriche-Hongrie et des divisions administratives de l'Etat, fussent unis, sur la base d'attributs purement personnels, dans une seule et même communauté pour résoudre leurs tâches « culturelles » (le théâtre, l'église, l'école, etc.). Ce programme était artificiel et utopique, car, dans une société déchirée de contradictions sociales, il tentait de séparer la culture du territoire et de l'économie; il était en même temps réactionnaire dans la mesure où il conduisait à la division forcée des ouvriers des diverses nationalités d'un même Etat, sapant la force de leur classe.

La position de Lénine était directement opposée à celle-ci. Considérant la nationalité en liaison indissoluble avec le territoire, l'économie et la structure des classes, il se refusait en même temps à voir dans l'Etat historique, dont les frontières passaient à travers le corps vivant des nations, une catégorie sacrée et inviolable. Il exigeait que fût reconnu à chaque partie nationale de l'Etat le droit de se séparer et d'avoir une existence indépendante. Dans la mesure où diverses nationalités, volontairement ou par nécessité, cohabitent dans les frontières d'un même Etat, leurs intérêts culturels doivent trouver leur plus grande satisfaction possible dans les cadres de la plus large autonomie régionale (par conséquent, territoriale), avec des garanties bien définies pour les droits de chaque minorité. En même temps, Lénine considérait comme le devoir absolu de tous les ouvriers d'un Etat donné, indépendamment de leur nationalité, de s'unir dans les mêmes organisations de classe.

Le problème national était particulièrement brûlant en Pologne, vu la destinée historique de ce pays. Le soi-disant Parti socialiste polonais (P.S.S.), à la tête duquel se trouvait Joseph Pilsudski, était passionnément pour l'indépendance de la Pologne; le « socialisme » du P.S.S. n'était qu'une vague addition à son nationalisme militant. Au contraire, la social-démocratie polonaise, que dirigeait Rosa Luxemburg, opposait au mot d'ordre de l'indépendance de la Pologne la revendication de l'autonomie du territoire polonais au sein d'une Russie démocratique. Luxemburg partait du fait qu'à l'époque de l'impérialisme la séparation de la Pologne de la Russie était économiquement irréalisable et qu'à l'époque du socialisme elle deviendrait inutile. Le « droit à l'auto-détermination » était pour elle une abstraction vide. La polémique sur cette question dura des années. Lénine montra que l'impérialisme ne dominait pas également dans tous les pays, dans toutes les régions et dans toutes les sphères de la vie, que l'héritage du passé représentait un amoncellement et une interprétation de diverses époques historiques; que le capital monopoliste s'élevait sur tout le reste, mais ne l'effaçait pas; que, malgré la domination de l'impérialisme, de nombreux problèmes nationaux gardaient toute leur force et que, par un concours de circonstances nationales et mondiales, la Pologne pourrait devenir indépendante, même à l'époque de l'impérialisme.

Le droit à l'auto-détermination n'était, du point de vue de Lénine, rien d'autre que l'application des principes de la démocratie bourgeoise dans la sphère des relations nationales. Une démocratie complète, réelle, universelle, est irréalisable sous le capitalisme; dans ce sens, l'indépendance nationale des peuples petits et faibles est également « irréalisable ». Pourtant, la classe ouvrière ne renonce pas, même sous l'impérialisme, à la lutte pour les droits démocratiques, y compris le droit de chaque nation à une existence indépendante. Plus encore : pour certaines parties de notre planète c'est précisément l'impérialisme qui donne au mot d'ordre d'autodétermination nationale une acuité exceptionnelle. Si l'Europe occidentale et l'Europe centrale ont réussi d'une manière ou d'une autre à résoudre leurs problèmes nationaux au cours du XIX° siècle, en Europe orientale, Asie, Afrique et Amérique du Sud, l'époque des mouvements nationaux démocratiques n'a réellement commencé à s'ouvrir qu'au XX° siècle. Nier le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, c’était en fait prêter aide aux impérialistes contre leurs colonies et les peuples opprimés en général.

La période de réaction avait extrêmement exaspéré en Russie la question nationale. « La vague de nationalisme militant qui vient d'en haut, écrivait Staline, jointe à toute une série de répressions de la part de ceux qui détiennent le pouvoir et veulent se venger des peuples limitrophes pour leur amour de la liberté, a provoqué en réponse une vague de nationalisme d'en bas, qui parfois est allée jusqu'à un chauvinisme grossier. » C'est à ce moment-là que se déroulait le procès, sous une accusation de meurtre rituel, du Juif de Kiev, Bayliss. Rétrospectivement, à la lumière des dernières conquêtes de la civilisation, surtout en Allemagne et en U.R.S.S., ce procès peut sembler aujourd'hui presque une expérience humanitaire. Mais en 1913 il ébranla le monde entier. Le poison du nationalisme menaçait même de larges couches de la classe ouvrière. Alarmé, Gorki écrivait à Lénine sur la nécessité de s'opposer à la barbarie chauvine. « A propos du nationalisme, je suis entièrement d'accord avec vous, répondit Lénine, il faut s'en occuper plus sérieusement. Nous avons un merveilleux Géorgien et il écrit pour Prosvechtchénié [L'Instruction] un grand article, après avoir rassemblé tous les matériaux, autrichiens et autres. Nous allons insister là-dessus. » Il s'agissait de Staline. Lié depuis longtemps au parti, Gorki connaissait bien ses cadres dirigeants. Mais Staline lui était évidemment resté entièrement inconnu, car Lénine se trouva contraint de recourir à une formule, flatteuse certes, mais tout à fait impersonnelle, telle qu'« un merveilleux Géorgien ». C'est probablement, soit dit en passant, la seule occasion où Lénine caractérise un révolutionnaire russe connu par une épithète nationale. Il avait en vue non pas proprement le Géorgien, mais le Caucasien : sans aucun doute, l'élément de primitivité séduisait Lénine; ce n'est pas pour rien qu'il avait une attitude aussi tendre envers Kamo.

Durant son séjour de deux mois à l'étranger, Staline écrivit une étude, courte mais très dense, intitulée Marxisme et question nationale. Destiné à une revue légale, l'article emploie un vocabulaire prudent. Mais ses tendances révolutionnaires n'en sont pas moins apparentes. L'auteur commence par opposer la définition donnée par le matérialisme historique de la nation à la définition de celle-ci par la psychologie abstraite, dans l'esprit de l'école autrichienne. « La nation, écrit-il, c'est une communauté stable, formée par l'histoire, de langage, de territoire, de vie économique et de tournure psychologique, qui se manifeste par une communauté de culture. » Cette définition complexe, qui combine les traits psychologiques de la nation aux conditions géographiques et économiques de son développement, n'est pas seulement juste théoriquement, mais encore fertile pratiquement, car elle force à chercher la réponse à la question du sort de chaque nation dans un changement des conditions matérielles de son existence, à commencer par le territoire. Le bolchévisme n'a jamais connu l'admiration fétichiste des frontières de l'Etat. Le problème politique était de reconstruire l'empire tsariste, prison des peuples, territorialement, politiquement et administrativement, selon les besoins et les désirs des peuples eux-mêmes.

Le parti du prolétariat ne prescrit pas aux diverses nationalités de rester ou non dans les frontières de l'État : c'est leur affaire. Mais il s'engage à aider chacune d'elles à réaliser ses véritables désirs. La question de savoir s'il est possible de former un Etat séparé est une question de circonstances historiques concrètes et de rapports des forces. « Nul ne peut dire, écrivait Staline, que la guerre balkanique est la fin et non le début de complications. Il est tout à fait possible que surgisse un concours de circonstances intérieures et extérieures dans lequel telle ou telle nationalité de Russie trouve nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, évidemment, ce n'est pas l'affaire des marxistes de dresser des obstacles en de tels cas. Mais il s'ensuit que les marxistes russes ne peuvent oublier le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. »

Les intérêts des nations qui resteront volontairement dans les frontières de la Russie démocratique seront protégés au moyen de « l'autonomie des entités bien définies, comme la Pologne, la Lithuanie, l'Ukraine, le Caucase, etc. L'autonomie territoriale permettra de mieux utiliser les richesses naturelles de la région; elle ne divisera pas les citoyens selon des frontières nationales, leur permettant ainsi de se regrouper dans des partis de classe. » L'auto­administration territoriale des régions dans toutes les sphères de la vie sociale s'oppose ici à l'autoadministration extra-territoriale, c'est-à-dire platonique, des nationalités, uniquement dans les questions de « culture ».

Pourtant, la question des relations entre les ouvriers des diverses nationalités d'un même Etat à l'importance la plus immédiate et la plus brûlante, du point de vue de la lutte émancipatrice du prolétariat. Le bolchévisme est pour une union étroite et indissoluble des ouvriers de toutes les nationalités dans le parti et les syndicats sur la base du centralisme démocratique. « Le type d'organisation n'influe pas seulement sur l'activité pratique. Il met sa marque indélébile sur toute la vie spirituelle de l'ouvrier. Celui-ci vit la vie de son organisation, il y croît spirituellement et s'y éduque... Le type internationaliste d'organisation est une école de sentiments de camaraderie, c'est la meilleure agitation en faveur de l'internationalisme. »

L'un des buts du programme autrichien de l'« autonomie culturelle » était « de préserver et développer les particularités nationales,des peuples ». Pourquoi et dans quel but ? se demandait avec étonnement le bolchévisme. Nous ne nous soucions nullement de séparer les divers fragments nationaux de l'humanité. Le bolchevisme revendiquait, certes, pour chaque nation le droit de sécession - le droit, mais nullement l'obligation - comme la garantie dernière, la plus réelle, contre l'oppression. Mais, en même temps, l'idée de préserver artificiellement les particularités nationales lui était profondément hostile. L'élimination de toute oppression ou humiliation nationales, fussent-elles masquées, fussent-elles les plus subtiles, presque « imperceptibles », ne devait pas servir à séparer, mais au contraire à unir pour la révolution les ouvriers des diverses nationalités. Là où il y a des privilèges et des griefs nationaux, il faut donner aux nations la possibilité de se séparer pour rendre d'autant plus facile l'union libre des ouvriers, au nom d'un rapprochement étroit des nations, avec la perspective lointaine de leur fusion complète. Telle était la tendance fondamentale du bolchévisme et elle révéla toute sa force dans la révolution d'Octobre.

Le programme autrichien ne révélait rien d'autre que sa faiblesse : il ne sauva ni l'empire des Habsbourg ni la social-démocratie elle-même. Cultivant les particularités des groupes nationaux du prolétariat et refusant en même temps de donner une satisfaction réelle aux nationalités opprimées, le programme autrichien ne faisait que couvrir la situation dominante des Allemands et des Hongrois et n'était, comme Staline avait raison de le dire, qu'une « forme subtile de nationalisme ». Il est impossible, pourtant, de ne pas noter que, tout en critiquant le souci de préserver les « particularités nationales », l'auteur donne à la pensée de l'adversaire une interprétation sciemment simplifiée à l'excès. « Pensez seulement, s'exclame-t-il, à la préservation de particularités nationales des. Tartares de Transcaucasie telles que l'auto-flagellation lors de la fête de Chakhséï-Vakhséï ! Développer des particularités nationales de la Géorgie telles que la loi du talion ! » En réalité, les austro-­marxistes n'avaient évidemment pas en vue le maintien de survivances manifestement réactionnaires. Quant à la « particularité nationale de la Géorgie telle que la loi du talion », c'est précisément Staline qui l'a « développée » par la suite à un point probablement jamais atteint par personne d'autre dans l'histoire. Mais c'est déjà là un autre ordre d'idées.

La polémique contre le vieil adversaire, Noé Jordania, qui dans les années de réaction s'était mis à pencher vers le programme autrichien, occupe une grande place dans l'étude. Par divers exemples, Staline montre que l'autonomie culturelle nationale, « généralement inutile..., est encore plus absurde et inepte du point de vue des conditions caucasiennes ». Non moins décisive est sa critique du Bund juif, qui était organisé selon un principe, non pas territorial, mais national, et voulait imposer ce système au parti dans son ensemble. « De deux choses l'une : ou le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur la base d'une "ségrégation" des ouvriers par nationalités, ou la forme internationaliste d'organisation, et alors le Bund se reconstruit sur la base de l'autonomie territoriale... Il n'y a pas de milieu : les principes triomphent, et ne transigent point. »

Marxisme et question nationale représente, sans aucun doute, le travail théorique le plus important de Staline, plus exactement c'est le seul. Sur la base de ce seul article, qui forme quarante pages d'imprimerie, on pourrait considérer l'auteur comme un théoricien en vue. Seulement, ce qui est incompréhensible, c'est pourquoi, ni avant ni après ce travail, il n'écrivit rien qui approchât tant soit peu ce niveau. La clef de l'énigme est que le travail fut entièrement inspiré par Lénine, écrit sous sa direction immédiate et révisé par lui ligne par ligne.

Deux fois dans sa vie, Lénine rompit avec de proches collaborateurs qui étaient des théoriciens de grande valeur. La première fois, ce fut en 1903-1904, quand il se sépara de toutes les vieilles autorités de la social-démocratie russe, Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, et de jeunes marxistes éminents, comme Martov et Potressov. La seconde fois, ce fut dans les années de réaction, quand se séparèrent de lui Bogdanov, Lounatcharsky, Pokrovsky, Rojkov, écrivains hautement qualifiés. Zinoviev et Kaménev, ses plus proches collaborateurs, n'étaient pas des théoriciens. En ce sens, la nouvelle montée révolutionnaire surprit Lénine dans l'isolement. Il est naturel qu'il ait saisi avec avidité tout jeune camarade qui pût, dans tel ou tel domaine, prendre part à l'élaboration du programme du parti.

« Cette fois-là, raconte Kroupskaïa, Ilitch s'entretint longtemps avec Staline sur la question nationale, content qu'il était de rencontrer un homme qui s'intéressât sérieusement à cette question et sût s'y orienter. Auparavant, Staline avait passé deux mois à Vienne, où il s'était occupé de la question nationale et avait connu de près nos amis viennois, Boukharine, Troïanovsky. » Ici tout n'est pas dit. « Ilitch s'entretint longtemps avec Staline », cela veut dire : lui donna les idées directrices, en éclaira les différents aspects, dissipa les malentendus, indiqua des références, revit les premiers essais et y apporta des corrections... « Je me souviens, raconte toujours Kroupskaïa, de l'attitude d'Ilitch envers un auteur de peu d'expérience. Il considérait le fond, le principal, cherchait comment aider, corriger. Mais il le faisait avec grande précaution, de sorte que l'auteur ne remarquait pas qu'on le corrigeait. Et Ilitch savait bien aider un auteur dans son travail. S'il voulait, par exemple, charger un camarade d'écrire un article, mais ne savait pas au juste comment celui-ci l'écrirait, il avait d'abord avec lui un long entretien sur le sujet, développait ses propres idées, cherchait à intéresser le camarade, le sondait comme il fallait, puis suggérait : « N'écririez-vous pas un article sur ce sujet ? » Et l'auteur ne remarquait même pas combien l'entretien préliminaire avec Ilitch l'avait aidé, ne remarquait pas qu'il mettait même dans l'article les expressions et les tours de phrases d'ilitch. » Kroupskaïa ne nomme évidemment pas Staline. Mais sa description de Lénine comme précepteur de jeunes auteurs se trouve dans le chapitre de ses Souvenirs où elle parle du travail de Staline sur la question nationale : Kroupskaïa est assez souvent contrainte de recourir à des procédés détournés pour empêcher, au moins partiellement, que les droits intellectuels de Lénine ne soient usurpés.

Nous voyons assez clairement comment Staline travailla à son article. D'abord, les conversations de Lénine à Cracovie montrant la voie, indiquant les idées directrices et les références nécessaires. Puis voyage de Staline à Vienne, centre de l'« école autrichienne ». Ignorant l'allemand, Staline ne pouvait se débrouiller tout seul dans, les matériaux originaux. Mais Boukharine, qui avait incontestablement une tête pour la théorie, savait la langue, connaissait la littérature existant sur le sujet, pouvait s'orienter dans les documents. Boukharine et Troïanovsky furent chargés par Lénine d'aider le « merveilleux », mais peu éduqué Géorgien. C'est à eux, évidemment, que revient le choix des plus importantes citations. La construction logique de l'article, qui ne manque pas de pédantisme, indique, selon toute vraisemblance, l'influence de Boukharine, qui avait un penchant pour les méthodes universitaires, à la différence de Lénine, pour qui l'intérêt politique ou polémique déterminait la structure de l’œuvre. L'influence de Boukharine n'alla pas plus loin que cela, car, précisément sur la question nationale, il était plus près de Rosa Luxemburg que de Lénine. Jusqu'où alla la participation de Troïanovsky, nous ne le savons pas. Mais c'est précisément de ce moment-là que date sa liaison avec Staline, laquelle assura, après bien des années et des changements de circonstances, à l'insignifiant et instable Troïanovsky un poste diplomatique des plus importants.

De Vienne, Staline retourna avec tous ses matériaux à Cracovie. Là, ce fut de nouveau le tour de Lénine de surveiller le travail attentivement et inlassablement. La marque de sa pensée et les traces de sa plume peuvent se découvrir sans peine à chaque page. Certaines phrases, mécaniquement introduites par l'auteur, ou certaines lignes, manifestement écrites par le « maître », semblent inattendues ou incompréhensibles si l'on ne se réfère pas aux œuvres correspondantes de Lénine. « Ce n'est pas la question nationale, mais la question agraire qui décidera du sort du progrès en Russie, écrit Staline, sans explications; la question nationale lui est subordonnée. » Cette pensée juste et profonde sur le poids spécifique de la question agraire et de la question nationale dans la marche de la révolution russe appartenait entièrement à Lénine et avait été maintes fois développée par lui au cours des années de réaction. En Italie et en Allemagne, la lutte pour l'émancipation et l'unification nationales avait formé en son temps l'axe de la révolution bourgeoise. La situation était différente en Russie, où la nationalité dominante, les Grands-Russes, n'était pas soumise à une oppression nationale, mais au contraire en opprimait d'autres, pourtant, la majorité de ces Grands-Russes eux-mêmes, à savoir les paysans, vivait sous l'oppression du servage. Des idées aussi complexes et aussi mûrement pesées n'auraient jamais été exprimées par leur véritable auteur, en passant, comme un lieu commun, sans preuves ni commentaires.

Zinoviev et Kaménev, qui vécurent longtemps tout près de Lénine, ne s'approprièrent pas seulement ses idées, mais aussi ses expressions favorites, même son écriture. On ne peut en dire autant de Staline. Bien entendu, lui aussi vivait des idées de Lénine, mais à une certaine distance, à l'écart, et seulement dans la mesure où elles lui étaient nécessaires pour ses buts immédiats. Il était trop ferme, trop têtu et trop borné pour faire siens les procédés littéraires de son maître. C'est pourquoi les corrections apportées par Lénine à son texte ressemblent, selon le mot du poète, à « des pièces aux couleurs vives cousues sur de vieux haillons ». Montrer que l'école autrichienne est une « forme subtile de nationalisme », cela appartient certainement à Lénine, de même qu'un certain nombre d'autres formules, simples mais justes. Staline n'écrivait pas ainsi. A propos de la définition, donnée par Bauer, de la nation comme une « communauté relative du caractère », nous lisons dans l'article : « En quoi donc la nation de Bauer se distingue-t-elle de l' "esprit national" mystique et absolu des spiritualistes ? » Cette phrase fut écrite par Lénine. Ni avant ni après, Staline ne s'exprima jamais de cette manière. Et plus loin, lorsque l'article, à propos des corrections éclectiques de Bauer à sa propre définition de la nation, remarque : « Ainsi, la théorie cousue de fils idéalistes se réfute elle-même », il est impossible de ne pas reconnaître immédiatement la plume de Lénine. Il en est de même de la définition de la forme internationaliste d'une organisation ouvrière comme une « école de sentiments de camaraderie ». Staline n'écrivait pas comme cela. D'autre part, dans tout le travail, malgré ses nombreuses gaucheries, nous ne rencontrons pas de caméléons qui prennent la couleur des lions, ni d'hirondelles souterraines, ni d'écrans faits de larmes : Lénine a éliminé toutes ces fioritures de séminaire. Le manuscrit original avec toutes les corrections peut, évidemment, rester caché. Mais il est absolument impossible de cacher la main de Lénine, tout comme il est impossible de cacher le fait que, dans ses années d'emprisonnement et de déportation, Staline n'a rien créé qui ressemblât, même de loin, au travail qu'il écrivit en quelques semaines à Vienne et à Cracovie.

Le 8 février, quand Staline se trouvait encore à l'étranger, Lénine félicita la rédaction de la Pravda « pour l'énorme amélioration dans toute la tenue du journal qui est apparente dans ces derniers jours ». L'amélioration concernait l'attitude envers les principes et s'exprimait surtout dans l'intensification de la lutte contre les liquidateurs. Sverdlov remplissait alors en fait, à ce que raconte Samoïlov, les fonctions de rédacteur en chef, vivant illégalement et ne sortant pas de l'appartement d'un député « inviolable », il s'occupait toute la journée des manuscrits pour le journal. « C'était, en outre, un excellent camarade dans toutes les questions d'ordre personnel. » C'est juste. Samoïlov ne dit rien de semblable sur Staline, avec qui il entra en contact étroit et pour qui il avait un grand respect. Le 10 février, la police entra dans l'appartement « inviolable », arrêta Sverdlov et le déporta bientôt en Sibérie, certainement sur une dénonciation de Malinovsky. Fin février, Staline, revenu de l'étranger, s'installa chez le même député. « Il joua un rôle dirigeant dans la vie de notre fraction et de la Pravda, raconte Samoïlov, et il n'assistait pas seulement à toutes les conférences que nous tenions dans l'appartement, mais assez souvent il se rendait aussi, à grand risque pour lui-même, aux séances de la fraction social-démocrate, où il défendait notre position dans les discussions avec les menchéviks ou en d'autres circonstances, et il nous rendit de grands services. » Staline trouva à Pétersbourg une situation considérabIement changée. Les ouvriers avancés avaient fermement soutenu les réformes de Sverdlov, inspirées par Lénine. L'état-major de la Pravda avait été renouvelé, les conciliateurs écartés. Staline ne pensa même pas à défendre les positions dont il s'était séparé deux mois plus tôt. Ce n'était pas sa manière. Il se souciait maintenant de sauver la face. Le 26 février, il écrivit dans la Pravda un article dans lequel il appelait les ouvriers à « élever la voix contre les tentatives de faire une scission dans le parti, de quelque part qu'elles vinssent ». Au fond, l'article faisait partie d'une campagne pour préparer la scission de la fraction à la Douma en rejetant la responsabilité sur l'adversaire. Mais, lié par son propre passé, Staline essayait de couvrir son nouveau dessein avec les anciennes formules. De là l'expression équivoque sur les tentatives de scission « de quelque part qu'elles vinssent ». En tout cas, il ressort évidemment de l'article qu'après avoir passé par l'école de Cracovie l'auteur s'efforçait de changer sa position et d'adopter la nouvelle politique de façon aussi apparente que possible. Pourtant, il n'eut pas l'occasion de travailler selon cette nouvelle politique; il fut bientôt arrêté.

Dans ses Souvenirs, l'ancien oppositionnel géorgien Kavtaradzé raconte comment il se rencontra avec Staline dans un restaurant de Pétersbourg, sous l’œil vigilant de mouchards. Quand, dans la rue, les deux interlocuteurs crurent qu'ils avaient réussi à semer ceux qui les filaient, Staline prit une voiture. Mais une autre voiture, remplie de mouchards, le suivit immédiatement. Kavtaradzé, qui pensait que son compatriote n'échapperait pas cette fois-ci à l'arrestation, apprit plus tard avec étonnement qu'il était en liberté. Passant par une rue faiblement éclairée, Staline se recroquevilla, se glissa derrière le dossier du traîneau sans se faire remarquer et se laissa tomber sur un tas de neige au bord de la rue. Après avoir suivi des yeux la seconde voiture, il se leva, se secoua et alla se cacher chez un camarade. Trois jours plus tard, vêtu d'un uniforme d'étudiant, il sortit de son refuge et « continua son travail dirigeant dans le mouvement clandestin à Pétersbourg ». Par ses Souvenirs manifestement stylisés, Kavtaradzé tenta de détourner la main qui déjà le menaçait. Mais, comme bien d'autres, il n'obtint rien pour prix de son avilissement... La rédaction d'une revue historique officielle fit semblant de ne pas remarquer qu'en 1911, l'année où Kavtaradzé place cet épisode, Staline ne se trouva à Pétersbourg que pendant les mois d'été, lorsqu'il ne pouvait y avoir de neige dans les rues. Si l'on prend le récit pour argent comptant, il put se passer fin 1912 ou début 1913, lorsque Staline, après son retour de l'étranger, resta en liberté deux ou trois semaines.

En mars, l'organisation bolchéviste, sous l'égide de la Pravda, organisa une soirée-concert. Staline « voulait y aller », raconte Samoïlov - il pourrait y voir de nombreux camarades. Il demande conseil à Malinovsky : valait-il la peine d'y aller ? n'était-ce pas dangereux ? Le perfide conseiller répondit qu'à son avis il n'y avait pas de danger. Cependant le danger était préparé par Malinovsky lui-même. Après l'arrivée de Staline, la salle se remplit soudain de policiers. On tenta de le faire sortir par l'entrée des artistes, après l'avoir revêtu d'une pèlerine de femme. Mais il fut malgré tout arrêté. Cette fois-ci, il allait disparaître de la circulation pour exactement quatre ans. Deux mois après cette arrestation, Lénine écrivit dans la Pravda : « Je vous félicite vivement de votre succès... L'amélioration est énorme et importante, il faut espérer qu'elle est permanente et définitive... Si seulement on n'a pas de mauvaise chance ! » Si l'on veut être complet, il faut citer aussi la lettre que Lénine envoya à Pétersbourg en octobre 1913, lorsque Staline était déjà déporté bien loin et que Kaménev était à la tête de la rédaction : « Ici tout le monde est content du journal et de son rédacteur en chef : pendant tous ces derniers temps, je n'ai pas entendu un seul mot contre... Tout le monde est content et moi en particulier, car il s'est trouvé que j'ai été prophète. Vous vous souvenez ? » Et à la fin de la lettre : « Cher ami ! Toute l'attention est maintenant accordée à la lutte des six pour leurs droits politiques. Je vous supplie de la soutenir de toutes vos forces et de ne pas permettre au journal ni à l'opinion publique marxiste de vaciller un seul instant. » De toutes les données présentes se dégagent des conclusions absolument irréfutables : le journal, de l'avis de Lénine, allait fort mal quand Staline le dirigeait. La fraction à la Douma commença à se redresser politiquement après que Sverdlov, en l'absence de Staline, eut effectué des « réformes fondamentales ». Le journal s'améliora et devint satisfaisant quand Kaménev se trouva à sa tête. Sous sa direction, les députés bolchévistes à la Douma établirent leur indépendance politique.

Lors de la scission de la fraction, Malinovsky joua un rôle actif, même deux rôles à la fois. Le général de gendarmerie Spiridovitch écrit à ce sujet : « Malinovsky, qui suivait les instructions de Lénine et du département de police, réussit à faire qu'en octobre 1913... les "sept" et les "six" se brouillèrent définitivement. » Les menchéviks, de leur côté, accablèrent de sarcasmes la « coïncidence » de la politique de Lénine avec celle du département de police. Maintenant, lorsque les événements ont apporté leur verdict, la vieille dispute a perdu tout sens. Le département de police espérait que la scission de la social-démocratie affaiblirait le mouvement ouvrier. Lénine pensait au contraire que seule la scission assurerait aux ouvriers la direction révolutionnaire nécessaire. Les Machiavels policiers commirent manifestement une erreur de calcul. Les menchéviks se trouvèrent voués à'l'insignifiance. Le bolchévisme triompha sur toute la ligne.

Staline consacra plus de six mois avant sa dernière arrestation à un travail intense à Pétersbourg et à l'étranger. Il aida à mener la campagne électorale pour la Douma, dirigea la Pravda, participa à une conférence importante de l'état-major du parti à l'étranger et écrivit son travail sur la question nationale. Ces six mois eurent certainement une grande importance pour son développement personnel. Pour la première fois, il eut la responsabilité du travail dans la capitale, aborda la grande politique, entra en contact étroit avec Lénine. Le sentiment de fausse supériorité qui était son propre, lui qui se considérait un « praticien » réaliste, ne put manquer d'être ébranlé lors de son contact personnel avec le grand émigré. L'appréciation qu'il avait de lui-même dut se faire plus critique et plus sobre, son ambition plus réservée et plus inquiète. Blessée, sa satisfaction provinciale de lui-même dut inévitablement se colorer d'envie, que seule la prudence retenait. Staline partit en déportation les dents serrées.


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