1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


XII : Le chemin du pouvoir

Dans l'intervalle entre sa première et sa deuxième crise, Lénine ne put travailler qu'en donnant la moitié de son énergie d'autrefois. Constamment, son système artériel subissait des secousses, peu graves en apparence, mais menaçantes. A l'une des séances du Bureau politique, comme il se levait pour envoyer à quelqu'un un billet, il chancela légèrement. Je m'en aperçus seulement parce qu'il eut aussitôt le visage tout défait. C'était encore l'un des nombreux avertissements que lui envoyaient les centres vitaux.

Lénine ne se faisait pas d'illusions. Sa préoccupation dominante était alors l'avenir du Parti : comment marcherait le travail sans lui et après lui ? A cette époque se formait déjà dans sa tête le document qui, dans la suite, est devenu connu comme son Testament.

Dans la même période, quelques semaines avant la deuxième crise, j'eus avec lui une grande conversation. En raison de l'importance politique de l'entretien, j'en fis part aussitôt à plusieurs de mes amis; c'est une des raisons pour lesquelles j'ai gardé des propos de Lénine un souvenir très précis.

Lénine m'avait demandé d'aller le voir dans sa chambre au Kremlin. Il avait constaté, à son retour au travail, une croissance monstrueuse du bureaucratisme dans notre appareil soviétique; il était urgent de l'enrayer. Il suggérait la création d'une commission spéciale du Comité central et me demandait d'y participer activement. Je répondis : « Vladimir Ilitch, je suis convaincu que, dans la lutte contre le bureaucratisme de l'appareil soviétique, nous ne devons pas perdre de vue le phénomène général qui domine la situation : une sélection spéciale de fonctionnaires et de spécialistes, de membres du Parti et d'hommes hors parti, au Centre et dans les provinces, même dans les bureaux locaux du Parti, est faite sur la base de la loyauté envers certaines personnalités dominantes du Parti et certains groupes à l'intérieur du Comité central lui-même. Chaque fois que vous attaquez un petit secrétaire, vous tombez sur un dirigeant important du Parti... Je ne pourrais donc pas, dans les circonstances présentes, travailler avec la commission dont vous parlez. »

Lénine se montra préoccupé pour un moment et - je cite ses paroles littéralement - me dit : « En d'autres termes, je vous propose une campagne contre le bureaucratisme de l'appareil soviétique et vous me proposez de l'étendre en y ajoutant le bureaucratisme du Bureau d'organisation du Parti ? »

Je me mis à rire, tellement la remarque était pour moi inattendue : « Mettons qu'il en soit ainsi. »

« Eh bien ! alors, reprit Lénine, je vous propose un bloc.

- Il est toujours agréable de faire un bloc avec un brave homme, dis-je. »

Nous convînmes que Lénine se chargerait de la proposition tendant à créer cette commission du Comité central qui devrait engager la bataille contre le bureaucratisme « en général », et dans le Bureau d'organisation en particulier. Nous nous séparâmes là-dessus. Deux semaines passèrent. La santé de Lénine empira. C'est alors que ses secrétaires m'apportèrent ses notes et sa lettre sur la question nationale. Puis, pendant des mois, il fut paralysé par l'artériosclérose, et rien ne pouvait être fait concernant notre bloc contre le bureaucratisme du Parti. Il est évident que le plan de Lénine était dirigé avant tout contre Staline, bien que son nom ne fût pas mentionné; cela correspondait à la démarche de la pensée et des préoccupations que Lénine formula explicitement dans son Testament. Si, à cette époque, Staline tenait dans ses mains la commission centrale de contrôle, le Bureau d'organisation et le secrétariat du Parti, Zinoviev avait la majorité au Bureau politique et au Comité central, ce qui contribuait à lui assurer la première place dans le triumvirat. La lutte entre lui et Staline, dissimulée mais cependant fort vive, avait pour objet la conquête de la majorité au congrès du Parti. Zinoviev contrôlait complètement l'organisation de Pétrograd, et son partenaire Kaménev celle de Moscou. Les deux centres les plus importants du Parti n'avaient donc besoin que de l'appui de quelques autres pour obtenir la majorité au congrès. Cette majorité était nécessaire pour l'élection d'un Comité central et la ratification de résolutions favorables à Zinoviev. Mais celui-ci échoua à obtenir une majorité; la plupart des organisations du Parti en dehors de Pétrograd et de Moscou restèrent sous la solide emprise du secrétaire général.

Cependant Zinoviev insistait pour prendre la place de Lénine au douzième congrès et assumer ainsi ouvertment le rôle de successeur de Lénine en faisant le rapport politique dès la séance d'ouverture. Durant les préparatifs du congrès, la question la plus épineuse était de savoir qui prononcerait ce discours clé; depuis la fondation du parti, il avait toujours été la prérogative de Lénine. Quand elle vint devant le Bureau politique, Staline fut le premier à dire : « Le rapport politique devra être fait naturellement par le camarade Trotsky. »

Je ne pouvais accepter, car à mes yeux cela aurait semblé signifier que je songeais à remplacer Lénine au moment où il se débattait contre la maladie. Je répondis à peu près ceci : « Il s'agit d'un intérim, nous espérons que Lénine sera bientôt rétabli. Dans l'intervalle, le rapport doit être fait par le secrétaire général, cela découle de sa fonction et éliminera tout prétexte, à de vaines spéculations. D'ailleurs, entre vous et moi, il y a de sérieuses divergences, notamment dans les questions économiques, et je suis dans la minorité. - Mais supposons qu'il n'y ait pas de divergences ? » demanda Staline, laissant ainsi entendre qu'il était prêt à faire des concessions, c'est-à-dire à conclure un compromis pourri.

Kalinine intervint dans ce dialogue : « Quelles divergences ? me demanda-t-il. Vos propositions sont toujours adoptées par le Bureau politique. » Je continuais à insister pour que Staline fit le rapport. « En aucun cas, répliqua-t-il avec une modestie démonstrative. Le Parti ne comprendrait pas. Le rapport doit être fait par Ie membre le plus populaire du Comité central. »

La question fut finalement tranchée au Comité central, où Zinoviev eut la majorité. Il devenait alors clair pour les membres du Parti que Zinoviev prenait la place de Lénine à la tête du Parti. Mais le secrétaire général se hâta de manœuvrer contre son co-triumvir, Zinoviev ne fut pas accueilli par les applaudissements habituels; un silence pesant régna pendant qu'il prononçait son discours. Le verdict des délégués était clair : dans son nouveau rôle, Zinoviev était considéré comme un usurpateur.

Le douzième congrès du Parti, qui dura une semaine, du 17 au 25 avril 1923, éleva Staline d'une position subalterne à la première place dans le triumvirat. La majorité de Zinoviev au Comité central et au Bureau politique fut renversée; Staline gagnait le contrôle de l'un et de l'autre. Mais son achèvement le plus important touchait la Commission centrale de contrôle et le réseau des commissions de contrôle provinciales. Au onzième congrès, Staline était devenu le maître secret de la Commission centrale de contrôle; la majorité de ses membres étaient ses hommes. Mais les commissions provinciales ou locales, beaucoup d'entre elles élues avant qu'il devînt secrétaire général, échappaient à son emprise. Staline aborda le problème selon sa manière habituelle. Sous un prétexte quelconque, des affaires soumises à la juridiction de commissions hostiles étaient simplement transférées à la commission centrale quand elles touchaient aux intérêts du secrétariat; de plus, partout où cela pouvait être fait sans retenir l'attention, les commissions étaient simplement abolies par décision de la commission centrale.

Ayant été battu au douzième congrès, Zinoviev tenta de rétablir sa position politique par un marchandage. Il hésita entre deux plans : 1° réduire le secrétariat à son ancien statut de dépendance à l'égard du Bureau politique, en le privant de tous les pouvoirs qu'il s'était lui-même attribués, et 2° y introduire un collège spécial de trois membres qui constituerait sa plus haute autorité, ces trois devant être Staline, Trotsky et soit Kaménev, soit Boukharine ou Zinoviev. Quelque combinaison de ce genre, pensait-il, était indispensable pour contrecarrer l'influence excessive de Staline.

Il inaugura ces tractations à Kislovodsk, en septembre 1923. Vorochilov, alors à Rostov, reçut une invitation télégraphique. De même l'ami de Staline, Ordjonikidzé. Les autres dirigeants présents étaient Zinoviev, Boukharine, Lachévitch et Evdokimov. Zinoviev, qui écrivit un résumé de cette conférence, relatait que « le camarade Staline répondit par un télégramme d'un ton grossier mais amical... Il vint quelque temps plus tard et nous eûmes plusieurs conversations. On décida finalement que nous ne toucherions pas au secrétariat, mais qu'afin de coordonner le travail d'organisation avec les activités politiques, nous enverrions trois membres du Bureau politique au Bureau d'organisation. Cette suggestion peu pratique fut faite par le camarade Staline et nous l'acceptâmes... Les trois membres du Bureau politique étaient Trotsky, Boukharine et moi. J'assistai aux séances du Bureau d'organisation une ou deux fois, je pense; Boukharine et Trotsky ne vinrent pas une seule fois. Il ne sortit rien de cet essai. »

Durant cette période, la situation révolutionnaire en Allemagne était entrée dans une phase aiguë. Cependant les triumvirs étaient trop préoccupés par leur lutte contre Trotsky et par leurs propres rivalités pour accorder à ce problème capital - il dominait alors tous les autres - l'attention qu'il méritait. Au Comité exécutif élargi de l'Internationale communiste, que Zinoviev réunit à Moscou du 12 au 24 juin pour arrêter les grandes lignes de l'action et fixer le rôle que chaque section de l'Internationale communiste devrait y jouer, les discussions et les conclusions furent si confuses que les participants eux-mêmes étaient embarrassés pour indiquer les décisions prises, et les interprétations qu'ils en donnaient étaient parfois nettement divergentes. Elles ne faisaient, au reste, que refléter celles qui existaient parmi les triumvirs, comme on l'apprit plus tard quand fut rendue publique la lettre suivante que Staline écrivit à la date du 7 août 1923 :

Devons-nous, nous communistes, chercher (dans phase actuelle) à nous emparer du pouvoir sans les social-démocrates; sommes-nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. En prenant le pouvoir, nous avions, en Russie des réserves comme : a) le pain, b) la terre au paysans, c) le soutien de l'immense majorité de la classe ouvrière, d) la sympathie des paysans. Les communistes allemands n'ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont dans leur voisinage la nation soviétique, ce que nous n'avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l'heure actuelle ? Si, aujourd'hui, en Allemagne, le pouvoir pour ainsi dire tombait et que les communistes s'en saisissent, ils échoueraient avec fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Et dans le pire, on les mettrait en pièces et on les rejetterait en arrière. Le tout n'est pas que Brandler veut « éduquer les masses » - le tout est que la bourgeoisie, plus les social-démorates de droite, transformeraient à coup sûr le cours - la démonstration - en bataille générale (en ce moment toutes les chances sont de leur côté) et les écraseraient. Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu'ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes (l'Allemagne n'est pas la Bulgarie). D'ailleurs, d'après tous les renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler.

Ce document lamentable, où une crasse ignorance s'étale à chaque ligne, marque les débuts de Staline dans la participation aux travaux de l'Internationale communiste, il n'avait assisté à aucun de ses congrès, et on peut comprendre pourquoi la direction du Parti communiste russe l'en tenait à l'écart.

Qu'un mouvement révolutionnaire engagé dans de telles conditions se soit terminé par une débâcle, on ne peut s'en étonner. Les triumvirs qui en portaient la pleine responsabilité n'eurent cependant d'autre souci que de trouver un bouc émissaire et de détourner sur lui Ieurs critiques, ils dénoncèrent l'homme qui était alors à la tête du Parti communiste allemand, Brandler, comme « droitier » et le firent condamner par toutes les sections de l'Internationale communiste où le « monolithisme » commençait à s'implanter.

La déroute allemande eut une répercussion immédiate au sein du Parti communiste de l'Union soviétique. Les bolchéviks sincères étaient troublés, beaucoup d'entre eux insistaient pour avoir autre chose qu'un compte-rendu de pure forme au sujet de l'attitude des dirigeants du Parti en cette circonstance. Ils voulaient que les problèmes posés soient discutés dans un débat public. Leur première demande était donc la restauration du droit de former des fractions à l'intérieur du Parti, droit aboli par le dixième congrès en 1921. Le mécontentement manifesté à l'intérieur du Parti à l'égard du triumvirat avait couvé depuis le douzième congrès; il n'était pas limité aux triumvirs, il était dirigé contre le Comité central dans son ensemble. Quarante-six bolchéviks éminents, parmi lesquels Piatakov, Sapronov, Sérébriakov, Préobrajensky, Ossinsky, Drobnis, Alsky, V.M. Smirnov, publièrent une déclaration dans laquelle ils disaient notamment :

Le régime qui a été établi dans le Parti est absolument intolérable. Il annihile toute initiative à l'intérieur du Parti. Il remplace le Parti par l'appareil.... qui fonctionne assez bien quand tout va bien, mais qui, inévitablement flanche dans les périodes de crises et qui menace de faire complète banqueroute lorsqu'il se trouvera en présence des graves développements qui sont devant nous. La présente situation est due au fait que le régime d'une dictature fractionnelle, qui se développa après le dixième congrès, a survécu à son utilité.

Les quarante-six se déclaraient non satisfaits des gestes vides de la réunion plénière de septembre « élargissant la démocratie » dans le Parti. Des meetings de protestation étaient organisés, et l'agitation publique contre le régime bureaucratique ne se manifestait pas seulement à l'intérieur des institutions soviétiques, mais même dans les organisations du Parti. Dans un effort pour décomposer ce mouvement croissant de protestation, qui menaçait de se développer en une opposition unie de la gauche, Zinoviev, au nom du triumvirat, publia un article dans le numéro du 7 novembre de la Pravda - sixième anniversaire de la Révolution bolchéviste - qui autorisait la discussion, en affirmant d'ailleurs qu'une « démocratie ouvrière » existait dans le Parti. En même temps, des débats entre les dirigeants aboutirent finalement à une résolution que le Comité central fit sienne le 5 décembre 1923, dans laquelle la bureaucratie, les privilèges spéciaux, etc.. étaient condamnés, et la restauration du droit de critique solennellement promise, ainsi que des élections sincères dans tous les domaines. Trotsky, malade depuis le commencement de novembre, et par suite incapable de participer à la discussion générale, joignit sa signature à celle des autres membres du Comité central.

La lutte intérieure s'était déroulée dans un tel secret que le Parti dans son ensemble l'ignorait complètement et tous ses membres, sauf une poignée d'initiés, regardaient Trotsky comme un défenseur du présent régime. Aussi, après avoir signé la résolution du 5 décembre, décida-t-il de publier une déclaration précisant sa propre position, dans laquelle il expliquait franchement ses craintes touchant le danger bureaucratique la possibilité d'une dégénérescence du mouvement bolchéviste, appelait la jeunesse à dédaigner l'obéissance passive, l'arrivisme et la servilité.

Cette lettre provoqua une tempête d'indignation parmi les dirigeants. Le plus furieux de tous était Zinoviev qui, comme Boukharine, devait le révéler quatre années plus tard, insista pour que Trotsky fût arrêté et accusé de trahison. De plus, bien que la discussion ait été officiellement autorisée, la Commission centrale de contrôle siégea sans arrêt. La treizième conférence du Parti, réunie du 16 au 19 janvier 1924, pour préparer le treizième congrès qui devait avoir lieu en mai, adopta, sur la base d'un rapport de Staline, une résolution qui condamnait la discussion pour la démocratie à l'intérieur du Parti et le rôle de Trotsky dans les termes suivants :

« L'opposition dirigée par Trotsky met en avant le mot d'ordre : "l'appareil du Parti doit être brisé", et elle tente de transférer le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie dans l'appareil de l'Etat en la lutte contre la "bureaucratie" de l'appareil du Parti. Une telle critique dépourvue de tout fondement et la tentative directe de discréditer l'appareil du Parti ne peuvent, objectivement parlant, conduire à rien d'autre qu'à soustraire l'appareil de l'Etat à l'influence du Parti. »

Finalement, le Bureau politique ordonna à Trotsky, encore malade, d'aller faire une cure au Caucase. C'est pendant ce voyage qu'il reçut un télégramme de Staline disant que Lénine, dont la santé s'était récemment améliorée, était mort soudainement.


Politiquement, Staline et moi avons été longtemps dans des camps opposés et irréconciliables. Mais dans certains cercles, c'est devenu la règle de parler de ma « haine » de Staline et d'assumer a priori que tout ce que j'écris, non seulement sur le dictateur de Moscou mais sur l'Union soviétique, est inspiré par ce sentiment. Pendant les dix années de mon présent exil, les agents littéraires du Kremlin se sont systématiquement déchargés de la nécessité de répondre pertinemment à ce que j'écris sur l'U.R.S.S. par une allusion trop commode à ma « haine » de Staline. Freud désapprouvait hautement cette variété de psychanalyse de pacotille. La haine, est, après tout, une sorte de lien personnel. Or, Staline et moi nous avons été séparés par des événements qui ont anéanti et réduit en cendres tout ce qu'il pouvait y avoir de personnel entre nous, sans laisser aucun résidu d'aucune sorte. Il y a un élément d'envie dans la haine. Mais pour moi, en esprit et en sentiment, l'ascension sans précédent de Staline représente la chute la plus profonde. Staline est mon ennemi. Mais Hitler aussi est mon ennemi, et de même Mussolini, et de même beaucoup d'autres. Aujourd'hui, je porte aussi peu de haine à Staline qu'à Hitler, à Franco ou au mikado. Avant tout, je m'efforce de les comprendre, de façon à être mieux équipé pour les combattre. D'une manière générale, dans les questions d'importance historique, la haine personnelle est un sentiment médiocre et méprisable. Il n'est pas seulement dégradant, il rend aveugle. Eh bien ! à la lumière des événements qui se sont récemment déroulés dans le monde, aussi bien que dans l'Union soviétique, beaucoup de mes adversaires eux-mêmes se sont convaincus que je n'étais pas si aveugle : celles de mes prédictions qui semblaient les moins plausibles se sont montrées correctes.

Ces lignes d'introduction pro domo sua sont d'autant plus nécessaires que je vais aborder maintenant un thème particulièrement pénible. Je me suis efforcé de dégager les caractéristiques générales de Staline sur la base d'une observation attentive et d'une minutieuse étude de sa biographie. Je ne nie pas que le portrait qui en résulte soit sombre et même sinistre. Mais je défie quiconque d'essayer de lui en substituer un autre, de trouver une figure plus humaine derrière ces faits qui ont choqué l'imagination des hommes durant les dernières années - les épurations massives, les accusations sans analogue, les procès fantastiques, l'extermination d'une entière génération de révolutionnaires, et finalement les récentes machinations dans le domaine international.

Maintenant, je vais présenter des faits plutôt exceptionnels, ainsi que des pensées et suspicions qui s'y rattachent, sur ce sujet-ci : comment un révolutionnaire provincial est devenu le dictateur d'un grand pays. Ces pensées et suspicions ne me sont pas venues d'un coup. Elles ont mûri lentement, et toutes les fois qu'elles me venaient à l'esprit dans le passé, je les rejetais comme le produit d'une méfiance excessive. Mais les « procès de Moscou » - qui révélèrent un diabolique essaim d'intrigues, de faux, de falsifications, d'empoisonnements et de meurtres, issu du dictateur du Kremlin - ont projeté une lueur sinistre sur les années antérieures. Je commençais alors à me demander avec une insistance croissante : « Quel fut le rôle réel de Staline au temps de la maladie de Lénine ? Le "disciple" ne fit-il rien pour "hâter" la mort de son "maître" ? »

Je me rends compte mieux que quiconque de la monstruosité d'un tel soupçon. Mais qu'y faire, quand il découle de circonstances, de faits, et du caractère de Staline lui-même ? En 1922, l'appréhension de Lénine l'avait conduit à donner cet avertissement : « Ce cuisinier ne nous préparera que des plats épicés. » Ils se trouvèrent être non seulement épicés, mais empoisonnés, et pas seulement au sens figuré mais littéralement. En 1937, je notai par écrit, pour la première fois, des faits, qui, en leur temps (1923-1924), ne furent connus que de sept ou huit personnes, et alors seulement partiellement. De ce nombre, en dehors de moi-même, seuls Staline et Molotov sont encore parmi les vivants. Mais ces deux derniers - en accordant que Molotov fût parmi les initiés, ce dont je ne suis pas certain - n'ont aucune raison de confesser ce que je vais exposer maintenant. Je dois ajouter que chaque fait mentionné par moi, chaque référence et citation, peuvent être confirmés, soit par des publications soviétiques officielles, soit par des documents conservés dans mes archives. J'eus l'occasion de fournir des explications orales et écrites devant la commission d'enquête sur les « procès de Moscou » présidée par John Dewey, et pas une seule des centaines de ces références et citations que j'ai présentées n'a jamais été contestée.

L'iconographie, riche en quantité (pour ne rien dire de sa qualité), constituée durant les dernières années, montre invariablement Lénine en compagnie de Staline. Ils sont assis côte à côte, prennent conseil l'un du l'autre, se regardent amicalement. Cet encombrant motif répété en peinture, en sculpture, sur l'écran, est dicté par le désir de faire oublier le fait que la dernière période de la vie de Lénine fut dominée par un violent conflit entre Staline et lui, conflit qui s'acheva par une rupture totale. Comme toujours, il n'y avait absolument rien de personnel dans l'hostilité de Lénine à l'égard de Staline. Il est certain qu'il appréciait hautement certains traits de Staline, sa fermeté de caractère, son opiniâtreté, même sa dureté et sa ruse, attributs indispensables dans les batailles, et par suite utiles au quartier général du Parti. Mais, avec le temps, Staline profita de plus en plus des occasions que son poste offrait pour recruter des hommes dévoués à lui personnellement, et pour se venger de ses adversaires. Ayant reçu en 1919 la direction du commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne, Staline la transforma progressivement en un instrument de favoritisme et d'intrigues. Il fit du secrétariat général du Parti une source inépuisable de faveurs et de prébendes. Il avait mésusé de la même façon, pour des fins personnelles, de sa position de membre du Bureau d'organisation et du Bureau politique. Un motif personnel pouvait être discerné dans toutes ses actions. Peu à peu Lénine devint convaincu que certains traits de Staline, multipliés par l'appareil du Parti, étaient directement nuisibles. C'est ainsi que mûrit sa décision d'écarter Staline de l'appareil et de le replacer dans la situation de simple membre du Comité central du Parti. Les lettres de Lénine de cette époque sont ce qu'il y a de plus inaccessible dans l'Union soviétique d'aujourd'hui. Heureusement, des copies dactylographiées et des photocopies d'un certain nombre d'entre elles sont dans mes archives, j'en ai déjà publié quelques-unes.

La santé de Lénine s'aggrava soudainement vers la fin 1921. La première attaque le frappa en mai de l'année suivante. Pendant deux mois, il fut incapable de se mouvoir, de parler ou d'écrire. Il entra lentement en convalescence au commencement de juillet. Quand il put retourner au Kremlin, en octobre, et reprendre son travail, il fut littéralement effrayé par le développement de la bureaucratie, de l'arbitraire et des intrigues dans les institutions du Parti et du gouvernement. En décembre, il ouvrit le feu contre Staline à propos des persécutions exercées à l'égard des nationalités, spécialement contre la politique qu'il imposait en Géorgie, où l'autorité du secrétaire général était ouvertement défiée Il attaqua Staline sur la question du monopole du commerce extérieur, et préparait pour le prochain congrès du Parti un discours que ses secrétaires, citant ses propres mots, désignaient comme « une bombe contre Staline ». Le 23 janvier, au grand effroi du secrétaire général, il soumit un projet de création d'une commission ouvrière de contrôle qui devrait mettre un terme à la toute-puissance de la bureaucratie. « Parlons franchement, écrivait Lénine le 2 mars, le commissariat de l'Inspection ouvrière et paysanne ne jouit pas aujourd'hui de la plus légère autorité... Il n'y a pas de pire institution, chez nous, que notre commissariat de l'Inspection. » Or, Staline était à la tête de cette Inspection. Il comprit ce que signifiait un tel langage.

Au milieu de décembre 1922, la santé de Lénine empira de nouveau. Il dut s'abstenir d'assister aux conférences, restant cependant en contact avec le Comité central au moyen de notes et de messages téléphonés. Staline agit immédiatement pour tirer profit de la situation en cachant à Lénine une grande partie des informations centralisées au secrétariat du Parti. Il s'efforçait de l'isoler, d'écarter ceux qui lui étaient le plus proches, tandis que Kroupskaïa faisait tout ce qu'elle pouvait pour défendre le malade contre ces manœuvres hostiles. Mais Lénine était capable de reconstituer une vue d'ensemble de la situation sur la base d'indications fortuites à peine perceptibles. « Protégez-le contre tout souci », insistaient les médecins. C'était plus facile à dire qu'à faire. Immobilisé dans son lit, isolé du monde extérieur, Lénine était en proie à l'inquiétude et à l'indignation. La cause principale en était Staline, dont la conduite devint plus impudente à mesure que les bulletins de santé des médecins devinrent moins favorables. En ces jours, Staline était sombre, la pipe serrée entre les dents, une lueur sinistre dans ses yeux jaunes, grognant au lieu de répondre. Son destin était en jeu. Il était résolu à surmonter tous les obstacles. Ce fut alors que la rupture finale eut lieu entre Lénine et lui.

L'ancien diplomate Dmitriévsky, toujours très amical à l'égard de Staline, rapporte ce qu'on disait dans l'entourage du secrétaire général au sujet de ce dramatique épisode : « Comme Kroupskaïa, dont les constants tourments l'agaçaient, lui téléphonait une fois encore pour obtenir de lui quelque information, Staline... lui répondit dans un langage outrageant. Kroupskaïa, toute en larmes, alla immédiatement se plaindre à Lénine. Celui-ci, dont les nerfs étaient déjà tendus au plus haut point par les intrigues, ne put se contenir plus longtemps. Kroupskaïa envoya aussitôt la lettre de rupture à Staline... "Mais vous connaissez Vladimir Ilitch, dit triomphalement Kroupskaïa à Kaménev, il ne serait jamais allé jusqu'à rompre des relations personnelles, s'il n'avait pensé nécessaire d'écraser Staline politiquement." »

Kroupskaïa dit réellement ce qui est ici rapporté, mais pas du tout sur un ton de triomphe; au contraire, cette femme toujours sincère et sensible était pleine d'appréhension craintive et de souci. Il n'est pas vrai qu'elle se « plaignit » de Staline; elle était toujours disposée, dans la mesure où elle le pouvait, à jouer le rôle de tampon. Mais, en réponse aux questions pressantes de Lénine, elle ne pouvait lui en dire plus que ce que le secrétariat voulait bien lui communiquer, et Staline dissimulait les informations les plus importantes. La lettre de rupture, ou plutôt la note de quelques lignes dictée le 6 mars à une sténographe de confiance, annonçait sèchement la rupture de toute « relation personnelle et de camarade avec Staline ». Cette note, le dernier texte de Lénine, est en même temps la conclusion définitive de ses relations avec Staline. L'attaque la plus sévère de toutes surgit alors et avec elle la perte de la parole.

Une année plus tard, quand Lénine était déjà embaumé dans son mausolée, la responsabilité de la rupture, comme il apparaît nettement du récit de Dmîtriévsky, était ouvertement attribuée à Kroupskaïa. Staline l'accusait d' « intrigues » contre lui. Iaroslavsky, qui faisait habituellement les commissions douteuses de Staline, dit en juillet 1926, à une séance du Comité central : « Ils tombèrent si bas qu'ils osèrent tourmenter Lénine malade avec leurs jérémiades, se plaignant d'avoir été blessés par Staline. Quelle honte d'avoir mêlé des affaires personnelles à des questions politiques de la plus haute importance ! » - « Ils », c'était Kroupskaïa. On se vengeait ainsi contre elle des affronts que Staline avait dû subir de la part de Lénine. De son côté, Kroupskaïa me parla à diverses reprises de la profonde méfiance de Lénine à l'égard de Staline durant les derniers mois de sa vie. « Volodya me disait : "Il" (Kroupskaïa ne le désignait pas par son nom, mais inclinait la tête dans la direction de l'appartement de Staline) est dépourvu de l'honnêteté la plus élémentaire, de la plus simple honnêteté humaine... »

Le « Testament » de Lénine - c'est-à-dire ses ultimes conseils sur l'aménagement de la direction du Parti fut écrit en deux fois durant sa seconde maladie : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. « Staline, devenu secrétaire général, déclare, le Testament, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu'il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. » Dix jours plus tard, cette formule réservée sembla insuffisante à Lénine, et il ajouta un post-scriptum : « Je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est-à-dire qu'il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. » Lénine s'efforçait d'exprimer son appréciation de Staline en termes aussi peu offensants que possible, mais il insistait sur la nécessité de l'éloigner du seul poste qui pouvait lui donner son exceptionnel pouvoir,

Après ce qui s'était passé durant les mois précédents, le « Testament » ne pouvait être une surprise pour Staline. Il le ressentit néanmoins comme un coup cruel. Quand il lut le texte pour la première fois - Kroupskaïa le lui avait transmis pour le congrès du Parti qui allait se réunir - en présence de son secrétaire, Mekhlis, plus tard chef politique de l'Armée rouge, et du dirigeant soviétique Syrtsov, qui a depuis disparu de la scène, il éclata en exclamations grossières et vulgaires qui donnaient la mesure de ses vrais sentiments à l'égard de son « maître ». Bajanov, un autre ex-secrétaire de Staline, a décrit la séance du Comité central à laquelle Kaménev lut le « Testament » : « Une génie terrible paralysa tous ceux qui étaient présents. Staline, assis sur les marches de la tribune, se sentait petit et misérable. Je l'examinai attentivement; malgré son sang-froid et son affectation de calme, il était évident qu'il sentait que son destin était en jeu... » Radek, assis près de moi à cette séance mémorable, se pencha vers moi et dit : « Maintenant, ils n'oseront plus rien contre vous. » Il songeait à deux passages du Testament : l'un qui me caractérisait comme « l'homme le plus capable du présent Comité central », et l'autre qui demandait l'éloignement de Staline de son poste de secrétaire à cause de sa grossièreté, de sa déloyauté et de sa tendance à abuser du pouvoir. Je répondis à Radek : « Au contraire, ils voudront maintenant aller jusqu'au bout et aussi rapidement que possible. » En fait, non seulement le Testament ne réussit pas à mettre fin à la lutte intérieure - ce qu'avait voulu Lénine, - mais il l'intensifia au suprême degré. Staline ne pouvait plus douter que le retour de Lénine à l'activité signifierait la mort politique du secrétaire général. Et inversement, seule la mort de Lénine pouvait laisser la voie libre pour Staline.


Durant la seconde maladie de Lénine, vers la fin de février, 1923, à une réunion du Bureau politique à laquelle assistaient Zinoviev, Kaménev et l'auteur de ces lignes, Staline nous informa, après le départ du secrétaire, que Lénine l'avait fait soudainement appeler et lui avait demandé du poison. Lénine avait perdu une fois encore l'usage de la parole, il considérait son état désespéré, prévoyait proche une nouvelle attaque n'avait pas confiance en ses médecins, dont il avait remarqué les contradictions. Son esprit était parfaitement clair, mais ses souffrances étaient intolérables. J'étais en mesure de suivre le développement de la maladie de Lénine jour par jour grâce au D' Guétier, notre commun médecin, qui était aussi un ami de notre famille.

« Est-ce possible que ce soit la fin, Fiodor Alexandrovitch ? demandions-nous, anxieusement.

- Absolument impossible de le dire. Il peut encore s'en sauver, il a une puissante constitution.

- Et ses facultés mentales ?

- Essentiellement, elles resteront intactes. Chaque note n'aura peut-être pas sa pureté antérieure, mais le virtuose restera un virtuose. »

Nous continuions à espérer et, tout d'un coup, je me trouvais inopinément en présence de la révélation que Lénine, incarnation même de la volonté de vivre, cherchait du poison pour lui-même. Par quelles luttes intérieures avait-il dû passer !

Je me souviens à quel point l'expression du visage de Staline me sembla extraordinaire, énigmatique, peu en accord avec les circonstances. La requête qu'il nous transmettait était tragique; pourtant un sourire malsain errait sur son visage comme sur un masque. Nous n'ignorions pas la contradiction qu'il pouvait y avoir entre ses traits et ses paroles. Mais, cette fois, c'était absolument insupportable, le côté odieux en était accru par le fait que Staline s'abstenait de formuler son opinion comme s'il attendait de savoir ce que les autres diraient : voulait-il voir d'abord quelle serait notre réaction, sans s'engager lui-même ? ou avait-il quelques pensées cachées, à lui ? ... Je vois devant moi Kaménev, pâle et silencieux, il aimait sincèrement Lénine, et Zinoviev, égaré comme toujours dans les moments difficiles. Savaient-ils quelque chose avant la séance ? Ou Staline lançait-il sa sinistre information comme une surprise sur ses alliés du triumvirat aussi bien que sur moi ?

« Naturellement, nous ne pouvons pas même songer à accueillir cette requête ! m'exclamai-je. Guétier n'a pas perdu l'espoir. Lénine peut encore se rétablir.

- Je lui ai dit tout cela, répondit Staline, non sans une marque d'ennui, mais il ne voulait rien entendre. Le Vieux souffre. Il doit avoir le poison à portée de la main... Il ne l'utiliserait que lorsqu'il serait convaincu que son état est désespéré.

- En tout cas, c'est absolument hors de question, insistai-je, et je crois que, cette fois, Zinoviev m'appuya. Il pourrait succomber à une crise passagère et prendre la décision irrévocable.

- Le Vieux souffre », répéta Staline, le regard vague, au delà de nous et, comme précédemment, ne disant rien dans un sens ou dans l'autre. Sa pensée suivait visiblement une ligne parallèle à la conversation, mais pas entièrement en accord avec elle.

Il est possible, sans doute, que des événements ultérieurs aient influencé certains détails de mes souvenirs, bien que, en général, je sais pouvoir me fier à ma mémoire. Cependant, cette scène, est de celles qui ont laissé en moi une empreinte indélébile. A mon retour chez moi, je la décrivis en détail à ma femme. Et toujours, depuis, chaque fois que je la revois en pensée, je ne puis m'empêcher de me dire : la conduite de Staline, toute son attitude étaient déconcertantes et sinistres. Que voulait cet homme ? Et pourquoi gardait-il toujours cet insidieux sourire sur son visage ? ... On ne décida rien, puisqu'il s'agissait d'une conversation privée hors séance, mais nous nous séparâmes dans l'accord implicite que nous ne pouvions pas même retenir l'idée d'envoyer du poison à Lénine.

Ici, naturellement, une question se pose : comment et pourquoi Lénine, qui à ce moment se méfiait extrêmement de Staline, s'adressa-t-il à lui pour une telle requête, qui en soi présupposait le plus haut degré de confiance personnelle ? Un mois auparavant, Lénine avait écrit l'impitoyable post-scriptum à son Testament. Et c'est quelques jours après qu'il rompit toute relation personnelle avec lui. Staline n'avait pu manquer de se poser à lui-même la question : pourquoi est-ce justement à moi que Lénine s'adresse ? La réponse est simple : Lénine voyait en Staline le seul homme capable de lui apporter du poison parce qu'il avait un intérêt direct à le faire. Avec son instinct infaillible, le malade devinait ce qui se passait au Kremlin et hors de ses murs, et il connaissait les sentiments réels de Staline à son égard. Lénine n'avait pas même besoin de faire le tour de ses camarades les plus proches pour se convaincre que pas un, sauf Staline, voudrait lui consentir cette « faveur ». En même temps, il est possible qu'il ait voulu éprouver Staline : savoir à quel point ce « cuisinier de plats épicés » serait avide de profiter de cette occasion ? En ces jours, Lénine ne songeait pas seulement à sa mort mais au destin du Parti; son nerf révolutionnaire était incontestablement le dernier à se rendre.


Quand il était encore un très jeune homme, en prison, Koba excitait hypocritement des Caucasiens fougueux contre ses adversaires : cela finissait habituellement par un pugilat, et une fois même par un meurtre. Avec le temps, il perfectionna sa technique. L'appareil tout-puissant du Parti, combiné avec la machine totalitaire de l'Etat, lui ouvrit des possibilités que même tel de ses prédécesseurs comme César Borgia n'aurait pu imaginer. Le bureau dans lequel les juges d'instruction du Guépéou procèdent à leurs interrogatoires inquisitoriaux est relié par un microphone au bureau de Staline.

L'invisible Joseph Djougachvili, la pipe entre ses dents, suit avidement le dialogue préparé par lui-même, se frotte les mains et rit silencieusement. Plus de dix ans avant les désormais célèbres « procès de Moscou », il avait confessé à Kaménev et à Dzerjinsky, dans une brève conversation, un soir d'été, en vacances, que sa plus grande joie dans la vie était de choisir un ennemi, de tout préparer minutieusement, d'assouvir une vengeance implacable, et ensuite d'aller se coucher. Il devait se venger plus tard de toute une génération de bolchéviks ! Il est inutile de revenir ici sur les complots policiers et judiciaires de Moscou; le jugement qu'on a porté sur eux en leur temps fut à la fois autorisé et définitif [1]. Mais afin de comprendre le vrai Staline et sa conduite durant les jours de la maladie et de la mort de Lénine, il est nécessaire d'éclairer certains épisodes du dernier de ces grands procès, monté en mars 1938.

Une place spéciale au banc des accusés était occupée par Henri Iagoda, il avait travaillé à la Tchéka et au Guépéou pendant seize ans en qualité d'abord de chef-adjoint, puis de chef, toujours en étroit contact avec le secrétaire général, qui eut en lui le plus sûr de ses aides dans la lutte contre l'opposition. Le système de confession de crimes jamais commis, c'est le travail de Iagoda, même si la conception ne lui en revient pas. En 1933, Staline le récompensa en le décorant de l'ordre de Lénine et, en 1935, il l'élevait au rang de commissaire général à la défense de l'Etat, c'est-à-dire maréchal de la police politique, deux jours seulement après que le brillant Toukhatchevsky avait été promu au rang de maréchal de l'Armée rouge. En la personne de Iagoda, une médiocrité avait été récompensée, connue de tous comme telle et méprisée par tous; les vieux révolutionnaires ont dû alors échanger des regards d'indignation. Même au sein du docile Bureau politique, une tentative fut faite de s'y opposer. Mais Staline était lié à Iagoda par quelques secrets, et, semblait-il, pour toujours, Pourtant ce lien mystérieux avait été mystérieusement brisé. Durant la grande épuration, Staline décida du liquider en même temps son complice : il en savait trop. En avril 1937, Iagoda fut arrêté. Comme toujours Staline s'assurait ainsi plusieurs profits supplémentaires : par la promesse d'un pardon, Iagoda assuma au procès la responsabilité personnelle de crimes que la rumeur publique avait attribués à Staline. Naturellement, la promesse ne fut pas tenue : Iagoda fut exécuté pour donner la meilleure preuve de l'incompatibilité foncière entre Staline et la morale. Mais des circonstances au plus haut degré révélatrices furent rendue publiques à ce procès. D'après le témoignage de son secrétaire et confident, Boulanov, Iagoda avait un armoire spéciale pour des poisons, de laquelle, quand c'était nécessaire, il extrayait des fioles précieuses et les confiait à ses agents avec des instructions appropriées. Le chef du Guépéou, qui était justement pharmacien par profession, témoignait d'un intérêt exceptionnel pour les poisons, il avait à sa disposition plusieurs toxicologistes pour lesquels il avait organisé un laboratoire spécial, disposant de moyens exceptionnels illimités et sans contrôle. Il est naturellement hors de question que Iagoda ait pu fonder une telle entreprise pour ses seuls besoins personnels. Loin de là; dans ce cas comme dans les autres, Il exerçait ses fonctions officielles. En temps qu'empoisonneur, il était simplement instrumentum regni, de même que Locuste, la vieille empoisonneuse à la cour de Néron avec cette différence qu'il surpassait de beaucoup son ignorant prédécesseur en matière de technique.

Aux côtés de Iagoda, sur le banc des accusés, il y avait quatre médecins du Kremlin, accusés du meurtre de Maxime Gorki et de deux ministres soviétiques. « Je confesse que... j'ai ordonné des drogues contre-indiquées pour une maladie donnée... Ainsi, j'étais resonsable de la mort prématurée de Maxime Gorki et de Koulbychev. » Durant les jours du procès, dont le fond consistait en mensonges, les accusations comme les confessions d'avoir empoisonné l'écrivain âgé et malade, tout cela me sembla fantastique. Des informations ultérieures et une analyse plus attentive des circonstances m'obligèrent à modifier ce jugement. Tout n'était pas mensonge dans ces procès. Il y avait bien des empoisonnés et des empoisonneurs, et tous les empoisonneurs n'étaient pas sur le banc des accusés. Le principal conduisait le procès par téléphone.

Gorki n'était ni un conspirateur ni un politicien; c'était un vieil homme tendre, un défenseur des faibles, un protestataire sentimental. Tel avait été son rôle dans les premiers jours de la Révolution d'Octobre. Pendant la famine du premier et du second plan quinquennal, le mécontentement était extrême et les répressions passèrent toute limite. Les courtisans protestaient. Même la femme de Staline, Allilouïéva, protesta. Dans une telle atmosphère, Gorki constituait un sérieux danger. Il correspondait avec des écrivains européens, des étrangers le visitaient, les victimes venaient vers lui, il façonnait l'opinion publique. Mais ce qui dominait tout, c'était qu'il lui aurait été impossible de consentir à l'extermination, que préparait Staline, des vieux bolchéviks, qu'il avait intimement connus pendant de nombreuses années. Une protestation publique de Gorki contre les « complots » policiers aurait immédiatement rompu le « charme » de la justice de Staline aux yeux du monde entier.

Le réduire alors au silence, on n'y pouvait songer, l'arrêter, l'exiler, pour ne rien dire de l'exécuter, c'était encore moins concevable. La pensée de hâter sa fin par l'intermédiaire de Iagoda, « sans verser du sang », dut apparaître au dictateur du Kremlin comme la seule issue possible dans les circonstances présentes. L'esprit de Staline est ainsi constitué que de telles décisions lui sont imposées par la force de simples réflexes. Ayant accepté la tâche, Iagoda se tourna vers ses « propres » médecins. Il ne risquait rien. Un refus, selon les mots mêmes du Dr. Lévine, « signifiait la ruine pour moi et ma famille. En outre, complètement impossible d'échapper à Iagoda. C'est un homme qui ne recule devant rien, il vous trouverait même si vous vous cachiez sous terre ».

Mais pourquoi les médecins autorisés et respectés du Kremlin ne se plaignaient-ils pas aux membres du gouvernement qu'ils connaissaient tous très bien puisqu'ils étaient leurs propres clients ? Sur la liste du seul Dr. Lévine figuraient vingt-quatre officiels de haut rang, comprenant des membres du Bureau politique et du Conseil des commissaires du peuple. La réponse est que le Dr. Lévine savait parfaitement - comme tout familier du Kremlin - de qui Iagoda était l'agent. Le Dr. Lévine se soumettait à Iagoda parce qu'il était impuissant devant Staline :

Quant au mécontentement de Gorki, à ses efforts pour aller à l'étranger, au refus de Staline de lui accorder un passeport - on le savait et on en discutait à voix basse. Immédiatement après la mort du grand écrivain, on se demanda si Staline n'avait pas quelque peu aidé les forces destructrices de la nature. Une des raisons du procès de Iagoda était de dégager nettement Staline de cette suspicion. De là, les déclarations répétées de Iagoda, des médecins et des autres accusés que Gorki était « un ami intime de Staline », « un ami sûr », « un staliniste », qu'il approuvait pleinement la politique du « chef », parlait « avec un enthousiasme exceptionnel » du rôle de Staline. Si seulement la moitié de ceci eût été vrai, Iagoda n'aurait pas pris sur lui d'assassiner Gorki et encore moins aurait-il osé charger d'une telle opération un médecin du Kremlin qui aurait pu se débarrasser de lui simplement en téléphonant à Staline.

C'est là un simple « détail » pris dans un seul procès. Il y eut beaucoup de procès et de multiples « détails ». Tous portent l'empreinte ineffaçable de Staline. L’œuvre est fondamentalement la sienne. Allant et venant dans son bureau, il étudie minutieusement divers plans au moyen desquels il pourra réduire quiconque lui déplaît au plus bas degré de l'humiliation, aux dénonciations mensongères de ses amis les plus chers, à la plus horrible trahison de soi-même. Pour celui qui résiste en dépit de tout, il y a toujours une petite fiole. C'est seulement Iagoda qui a disparu; son armoire aux poisons reste.


Au procès de 1938, Staline accusa Boukharine, comme en passant, d'avoir préparé en 1918 un attentat contre la vie de Lénine. Le naïf et ardent Boukharine vénérait Lénine, l'aimait de l'amour d'un enfant pour sa mère et, quand il polémiquait avec lui, gardait toujours l'attitude déférente d'un disciple. Boukharine, « malléable comme cire », pour reprendre l'expression de Lénine, n'avait pas et ne pouvait avoir eu d'ambitieuses visées personnelles. Si, avant l'ère stalinienne, quelqu'un avait prédit qu'un jour viendrait où Boukharine serait accusé d'un attentat contre la vie de Lénine, chacun de nous, et Lénine plus que quiconque, aurait éclaté de rire et aurait conseillé d'envoyer un tel prophète dans un asile d'aliénés. Pourquoi alors Staline a-t-il recours à une accusation aussi évidemment absurde ? La supposition la plus vraisemblable est que c'était là sa réponse aux soupçons de Boukharine, imprudemment exprimés, en référence à Staline lui-même. D'une manière générale, toutes les accusations sont taillées sur ce modèle. Les éléments essentiels des complots policiers de Staline ne sont pas les produits de la pure fantaisie; ils sont empruntés à la réalité - le plus souvent à des actes ou à des desseins du « cuisinier » lui-même. Le même « réflexe stalinien » de défensive-offensive, révélé si clairement dans le cas de la mort de Gorki, se montre également dans toute sa force dans le cas de la mort de Lénine. Dans le premier cas, Iagoda paya de sa vie; dans le second - Boukharine.

J'imagine que les choses se passèrent à peu près de la sorte. Lénine demanda du poison à la fin de février 1923. Au début de mars, il était encore paralysé. Le diagnostic médical était à ce moment prudemment défavorable. Se sentant plus sûr de lui-même, Staline commença à agir comme si Lénine était déjà mort. Mais le malade le trompa; son organisme puissant, soutenu par sa volonté inflexible, l'emporta. Vers l'hiver, l'état de Lénine commença à s'améliorer lentement, lui permit de se mouvoir plus librement, d'écouter des lectures et de lire lui-même, l'usage de la parole revenait. Les observations des médecins devinrent progressivement plus encourageantes. Le rétablissement de Lénine n'aurait pu, naturellement, empêcher la réaction bureaucratique de supplanter la Révolution, Kroupskaïa avait de bonnes raisons pour dire, en 1926, « si Volodya était vivant, il serait maintenant en prison ».

Pour Staline, il n'était pas question du cours général la Révolution, mais plutôt de son propre destin : ou il pourrait manœuvrer tout de suite, ce jour même, pour devenir le maître de l'appareil politique, et par là du Parti et du pays, ou bien il serait relégué à un rôle de troisième plan pour le reste de sa vie. Staline voulait le pouvoir, tout le pouvoir, quoi qu'il arrive. Il le tenait déjà d'une main ferme; le but était proche, mais le danger émanant de Lénine était plus proche encore. En ces jours, Staline dut prendre la résolution qu'il était impératif d'agir sans délai. Il avait partout des complices dont le destin était entièrement lié au sien. A côté de lui , il y avait le pharmacien Iagoda. Si Staline envoya le poison à Lénine après que les médecins aient laissé entendre à demi-mot qu'il n'y avait plus d'espoir, ou s'il eut recours à des moyens plus directs, je l'ignore. Mais suis fermement convaincu que Staline n'aurait pu attendre passivement quand son destin était en jeu et que la décision dépendait d'un petit, d'un très petit mouvement de sa main.

Quelques jours après la mi-janvier 1924, je partis pour Soukhoum, au Caucase, pour essayer de me débarrasser d'une mystérieuse et tenace infection, dont la nature resta un mystère pour mes médecins. La nouvelle de la mort de Lénine m'atteignit en cours de route. Selon une version très répandue, j'ai perdu le pouvoir parce que je n'étais pas présent aux funérailles de Lénine. Cette explication peut à peine être retenue sérieusement. Mais le fait de mon absence à ces cérémonies provoqua chez beaucoup de mes amis de graves pressentiments. Dans la lettre de mon fils aîné - il allait vers ses dix-huit ans - il y avait une note de juvénile désespoir : j'aurais dû venir à tout prix ! Telles étaient bien mes intentions. Le télégramme chiffré annonçant la mort de Lénine nous trouva, ma femme et moi, en gare de Tiflis.

J’envoyai immédiatement une note chiffrée au Kremlin : « J'estime nécessaire de rentrer à Moscou. Quand auront lieu les funérailles ? » La réponse de Moscou me parvint une heure plus tard : « Les funérailles auront lieu samedi; vous ne pourriez revenir à temps. Le Bureau politique estime qu'à cause de l'état de votre santé vous devez poursuivre votre voyage à Soukhoum. - Staline. » Je ne crus pas devoir demander l'ajournement des funérailles pour ma seule convenance. Ce n'est qu'à Soukhoum, enveloppé de couvertures sous la véranda d'un sanatorium, que j'appris que les funérailles avaient été reportées au dimanche. Les circonstances en liaison avec l'arrangement des funérailles et le changement ultérieur de leur date sont si compliquées qu'elle ne peuvent être clarifiées en quelques lignes. Staline manœuvra, non seulement me trompant, mais, ainsi qu'il apparaît, trompant aussi ses alliés du triumvirat. A la différence de Zinoviev, qui considérait chaque question du point de vue de son efficacité immédiate pour l'agitation, Staline était guidé dans ses manœuvres risquées par des considérations plus tangibles. Il put avoir redouté que je rapprocherais la mort de Lénine de la conversation de l'an passé sur le poison, interrogerais les docteurs pour savoir s'il pouvait être question d'un empoisonnement, et demanderais une autopsie spéciale. Il était par conséquent plus sûr, à tous les points de vue, de me tenir éloigné jusqu'après l'embaumement du corps, les viscères brûlés, un examen post mortem n'étant alors plus possible.

Quand je questionnai plus tard les médecins, à Moscou, sur la cause immédiate de la mort de Lénine, qui les prit par surprise, ils ne savaient que dire à ce sujet. Je ne voulus pas tourmenter Kroupskaïa, qui m'avait écrit une lettre très chaleureuse à Soukhoum, avec des questions sur ce sujet. Je ne renouai des relations personnelles avec Zinoviev et Kaménev que deux ans plus tard, après qu'ils eurent rompu avec Staline. Ils évitaient ostensiblement toute discussion concernant les circonstances de la mort de Lénine, répondant par monosyllabes et évitant mon regard. Savaient-ils quelque chose ou n'avaient-ils que des soupçons ? En tout cas, ils avaient été si intimement liés à Staline durant les trois précédentes années qu'ils ne pouvaient s'empêcher d'être inquiets, craignant que l'ombre du soupçon ne tombât également sur eux.

Devant le cercueil de Lénine, Staline lut, écrit sur une feuille de papier, son serment de fidélité aux commandements de son maître, rédigé dans le style des homélies qu'il avait étudiées au séminaire théologique de Tiflis. Ce serment fut, à l'époque, à peine remarqué; aujourd'hui, il est dans tous les manuels scolaires, ayant remplacé les Dix Commandements.

Les noms de Néron et de César Borgia ont été mentionnés plus d'une fois à l'occasion des « procès de Moscou » et des récents événements sur la scène internationale. Puisque ces anciens fantômes ont été évoqués, il convient, me semble-t-il, de parler désormais d'un super-Néron et d'un super-Borgia, si modestes et presque naïfs nous apparaissent aujourd'hui les crimes de ces époques en comparaison avec les exploits de notre temps. Il est cependant possible de discerner une signification historique plus profonde dans ces analogies purement personnelles. Les coutumes de l'Empire romain à son déclin s'établirent durant la transition de l'esclavage au féodalisme, du paganisme à la chrétienté. L'époque de la Renaissance marqua la transition de la société féodale à la société bourgeoise, du catholicisme au protestantisme et au libéralisme. Dans les deux cas, l'ancienne morale s'était dissipée avant que la nouvelle se soit formée.

Nous vivons de nouveau durant la transition d'un système à un autre, dans une époque d'exceptionnelle crise sociale, qui, comme toujours, s'accompagne d'une crise dans le domaine de la morale. L'ancienne a été ébranlée jusque dans ses fondements. La nouvelle commence à peine à émerger. Quand le toit s'est effondré, que les portes et les fenêtres sont sorties de leurs gonds, la maison est triste et la vie y est dure. Aujourd'hui, des rafales balayent l'entière planète. Tous les principes traditionnels de moralité sont de plus en plus avilis et non seulement ceux que bafouent les pratiques staliniennes.

Mais une explication historique n'est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu'il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l'histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J'ose penser que c'est consolant.


Notes

[1] The Case of Leon Trotsky : Report of Hearings on the Charges Made Against Him in the Moscow Trials, by the Preliminary Commission of Inquiry, John Dewey, Chairman, and others. Harper and Brothers, New York and London, 1937, 617 pp.
Not Guilty : Report of the Commission of Inquiry Into the Charges made against Leon Trotsky in the Moscow Trials, by John Dewey Chairman and others. Harper and Brothers, New York and London, 1938, 422 pp.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin