1940

"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n'est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l'avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s'en emparer."


Staline

Léon Trotsky


Suppléments

II : Kinto au pouvoir

Avant de devenir roi d'Israël, David gardait les moutons et jouait de la flûte. Sa carrière extraordinaire devient compréhensible quand on considère que la plupart des fils des Israélites semi-nomades gardaient les moutons et qu'en ces temps l'art de gouverner les hommes n'était guère plus compliqué que l'art de garder les troupeaux. Cependant, depuis lors, la société, aussi bien que l'art du gouvernement, ont grandement augmenté en complexité. Quand un monarque moderne doit quitter son trône, il n'est plus nécessaire de chercher son successeur parmi les bergers. Cette question délicate a été tranchée sur la base de l'automatisme dynastique.

L'histoire humaine a connu un certain nombre de carrières météoriques. Membre d'une oligarchie peu nombreuse par droit de naissance, Jules César était un candidat naturel pour le pouvoir. Le cas de Napoléon I° est différent. Pourtant, même lui, n'était pas un parvenu au même degré que les principaux dictateurs de notre temps. Il était, quoi qu'on en puisse dire, un brillant soldat. En cela au moins il était fidèle à la même ancienne tradition que Jules César - c'est-à-dire que, en tant que guerrier ayant démontré son habileté à commander les hommes sur les champs de bataille, il était d'autant plus apte à dominer des populations sans armes et sans défense. Cette tradition vénérable ne fut pas strictement observée dans le cas de cette imitation de Napoléon, généralement dénommé le Petit ou le Troisième, qui était entièrement dépourvu de dons militaires. Mais enfin il n'était pas lui-même un simple parvenu. Il était le neveu de son célèbre oncle, en outre, il était désigné pour la grandeur par l'aigle apprivoisé qui planait au-dessus de lui.

A la veille de la première guerre mondiale, la carrière de Napoléon III apparaissait déjà comme un écho fantastique du passé. La démocratie s'était fermement établie - au moins en Europe, en Amérique du Nord et en Australie; ses progrès dans les pays de l'Amérique latine étaient plus instructifs que sérieux. Elle avait fait des conquêtes en Asie; elle éveillait les peuples d'Afrique. Le mécanisme constitutionnel semblait être la seule méthode acceptable pour l'humanité civilisée; le seul système de gouvernement. Et puisque la civilisation continuait à croître et à s'étendre, l'avenir de la démocratie semblait assuré.

Les événements de Russie, à la fin de cette guerre, portèrent le premier coup à cette conception historique. Après huit mois d'inertie et de chaos démocratique, la dictature des bolchéviks s'imposa. Mais ce n'était après tout qu'un « épisode » de la révolution, qui semblait être elle-même un produit de l'état arriéré de la Russie, une reproduction au vingtième siècle de ces convulsions que l'Angleterre avait connues au milieu du dix-septième siècle, et la France à la fin du dix-huitième. Lénine apparut comme un Cromwell ou un Robespierre moscovite. Il était au moins possible de classer ce nouveau phénomène - et on pouvait trouver en cela une consolation.

Alors vint cette « névrose du sens commun », ainsi, que Schmalhausen définit le fascisme, qui était un défi aux historiens. Il n'était pas si facile de trouver une analogie historique pour Mussolini, et onze ans plus tard pour Hitler. On se contentait d'allusions discrètes à César et à Siegfried - et à Al Capone. Dans les pays civilisés, démocratiques, qui étaient passés par une longue école du système représentatif, accédèrent soudain au pouvoir de mystérieux étrangers dont les occupations de jeunesse étaient presque aussi modestes que celles de David ou de Josué. Ils n'avaient nul faste d'héroïsme à leur crédit; Ils n'annonçaient pas de nouvelles vérités au monde, l'ombre d'un grand ancêtre ou d'un tricorne n'était pas derrière eux; la louve romaine n'était pas la grand-mère de Mussolini, la svastika n'était pas le blason de Hitler, mais seulement un symbole volé aux Egyptiens et aux Hindous. La démocratie libérale s'imaginait pouvoir se maintenir contre le fascisme sans défense spéciale. Après tout, ni Mussolini ni Hitler n'avaient l'air de génies. Mais alors comment expliquer leur étourdissant succès ?

Les deux leaders du fascisme sont des représentants de la petite bourgeoisie, qui, dans l'époque présente, est incapable d'apporter soit des idées originales, soit une conception créatrice. Hitler et Mussolini ont pratiquement plagié et imité chaque chose et chacun. Mussolini emprunta aux bolchéviks et à Gabriele d'Annunzio, et trouva son inspiration dans le camp de la grande industrie. Hitler imita les bolchéviks et Mussolini. Ainsi les leaders de la petite bourgeoisie, dépendants des magnats du capitalisme, sont de typiques personnages de second ordre - comme la petite bourgeoisie elle-même, considérée d'en haut ou d'en bas, assume invariablement un rôle secondaire dans la lutte des classes.

La dictature de la petite bourgeoisie était encore possible à la fin du XVIII° siècle. Mais même alors elle ne put se maintenir longtemps. Robespierre fut vite précipité dans l'abîme.

La vaine agitation pathétique de Kérensky n'était pas due entièrement à son impuissance personnelle; même un homme aussi habile et entreprenant que Paltchinsky se montra également sans ressource. Kérensky n'était que le représentant le plus caractéristique de cette impuissance sociale. Si les bolchéviks ne s'étaient pas emparés du pouvoir, le monde aurait connu un mot russe pour fascisme cinq ans avant la marche sur Rome. Pourquoi la Russie n'a pu s'isoler de la réaction qui a balayé l'Europe d'après-guerre pendant les années vingt, c'est un sujet que l'auteur a discuté ailleurs. Il suffira de noter ici que la coïncidence de dates telles que la formation du premier ministère fasciste, avec Mussolini le 30 octobre 1922 en Italie, le coup d'Etat de Primo de Rivera en Espagne le 13 septembre 1923, la condamnation de la Déclaration des quarante-six bolchéviks par l'assemblée plénière du Comité central et de la Commission centrale de contrôle du 15 octobre 1923, n'est pas fortuite. [De tels signes des temps méritent la plus sérieuse considération.]

Cependant, dans le cadre des possibilités historiques, Mussolini a fait preuve de grande initiative, d'habileté à duper, de ténacité et de compréhension. Il était dans la tradition de la longue série des improvisateurs italiens. Le don de l'improvisation appartient au caractère même de la nation. Souple et immodérément ambitieux, il brisa sa carrière socialiste dans sa quête avide du succès. Sa colère contre le parti devint sa force motrice. Il créait et détruisait à mesure des constructions théoriques. Il était la personnification même de l'égotisme cynique et de la poltronnerie dissimulée derrière le camouflage de ses fanfaronnades. Chez Hitler, ce qu'on remarque d'abord, ce sont des traits de monomanie et de messianisme. Les blessures d'amour-propre jouèrent un rôle énorme dans son développement. C'était un petit bourgeois déclassé qui refusait d'être un ouvrier. Les ouvriers normaux acceptent leur condition comme une chose normale. Mais Hitler était un raté prétentieux, affligé de troubles mentaux. C'est par l'exécration des Juifs et des social-démocrates qu'il se hisse au pouvoir. Il était désespérément résolu à s'élever. Il fabriqua au fur et à mesure, pour lui-même, une « théorie » pleine de contradictions et de réserves mentales - une mixture d'ambitions impériales allemandes et de rêveries rancunières d'un petit bourgeois déclassé. Si nous essayions de trouver un parallèle historique pour Staline, il nous faudrait rejeter non seulement Cromwell, Robespierre, Napoléon et Lénine, mais même Mussolini et Hitler. Nous nous approcherions davantage d'une compréhension de Staline en évoquant Mustapha Kémal pacha, ou, peut-être, Porfirio Diaz.

Quand, au cours des réunions du Comité central, je me levais pour lire une déclaration de l'Opposition de gauche, j'étais constamment interrompu par des cris, des sifflets, des menaces, des injures - exactement comme cela se passait dix ans plus tôt quand je montais à la tribune pour lire la Déclaration des bolchéviks à la séance d'ouverture du Préparlement de Kérensky. Je me souviens de Vorochilov criant : « Il se conduit comme au Préparlement ! » Cela avait beaucoup plus de sens que l'auteur de l'exclamation ne le pensait.

En 1927, les séances officielles du Comité central devinrent d’écœurants spectacles. Aucune question n'était discutée pour elle-même; tout était réglé dans la coulisse en des réunions privées avec Staline, où celui-ci faisait alors des marchés politiques avec la droite Rykov, Boukharine et Tomsky. Il y avait réellement au moins chaque fois deux réunions du Comité central. La ligne d'attaque contre l'Opposition était fixée préalablement et de même les rôles et les discours. Quand la comédie se jouait, elle ressemblait de plus en plus à une exhibition burlesque et obscène à la fois. Les membres les plus effrontés, les arrivistes les plus récemment entrés au Comité central, exclusivement en reconnaissance de leur capacité d'impudence à l'égard de l'Opposition, interrompaient sans relâche les discours des vétérans révolutionnaires par des répétitions stupides, des accusations absurdes, des cris d'une grossièreté et d'une vulgarité incroyables. Le metteur en scène était Staline. Il allait et venait au fond de la tribune, fixant de temps à autre son regard sur ceux à qui certains discours avaient été assignés, et ne faisait nul effort pour dissimuler son approbation quand l'injure adressée à un oppositionnel revêtait le plus honteux caractère. Si bas était le ton, si vulgaires les participants et si dégoûtant le véritable inspirateur de ces hommes déchaînés qu'il était difficile d'imaginer qu'il s'agissait d'une séance du Comité central du Parti bolchéviste. C'étaient les habitudes des voyous de Tiflis introduites au Comité central du Parti. Dans une de ces occasions, l'un de nous rappela comment un de ses anciens collaborateurs, Philippe Makharadzé, caractérisait Staline : « C'est simplement un kinto [1] ! »

Vers la même époque, un autre vieux camarade de Staline, au Caucase, Boudou Mdivani, me rapporta une conversation qu'il avait eue avec Staline au Kremlin. Mdivani s'efforçait de persuader Staline qu'il était indispensable d'arriver à quelque sorte d'accord avec l'Opposition; sinon, le Parti passerait d'une crise à l'autre. Staline l'écouta en silence, mais impatiemment, avec des signes évidents de mécontentement, marchant à travers la pièce, puis, après être allé vers le coin le plus éloigné, il se retourna, s'avança vers Mdivani, les muscles tendus, se dressant sur la pointe des pieds, levant un bras, il s'arrêta brusquement. « Ils doivent être écrasés », cria-t-il d'une voix terrible. Mdivani dit qu'en hurlant ces mots, il était vraiment effrayant.

La cruauté physique, personnelle, ce qu'on désigne sous le nom de sadisme, c'est sans aucun doute la caractéristique de Staline. Durant son séjour à la prison de Bakou, un de ses voisins de cellule parlait un jour de révolution. « Avez-vous une passion pour le sang ? » lui demanda Staline d'une manière tout à fait imprévue. Puis il prit un couteau qu'il avait caché dans la tige de sa botte, releva son pantalon et s'infligea une profonde entaille. « Voilà du sang pour vous ! » Quand il fut devenu dignitaire soviétique, il se divertissait dans sa maison de campagne en saignant des moutons ou en mettant le feu à une fourmilière après l'avoir aspergée de pétrole. Des histoires semblables rapportées par des hommes dignes de foi sont nombreuses. Les individus ayant de semblables dispositions sont assez rares, des conditions historiques particulières étaient nécessaires pour que ces sombres instincts de la nature humaine prennent d'aussi odieux développements.


Tous ses ressentiments, ses blessures, son amertume, son envie, il les transféra de la petite échelle de la province à la grande échelle du pays entier. Il n'oublie rien. Sa mémoire est avant tout méprisante, il a élaboré son propre « plan » de vengeance de cinq ans et même de dix ans.


Les Khevsoures - la coutume de la vendetta. Si le Khevsoure veut se venger de quelqu'un, il jette un chat mort sur la tombe de son ennemi.

« Sur le tombeau du mort, il [Staline] dirait : Mettez un chat mort », d'après Zinaïda Ordjonikidzé.


L'union de Staline avec Hitler satisfit son sens de la vengeance. Avant tout, il voulait insulter les gouvernements d'Angleterre et de France, venger les injures auxquelles le Kremlin avait été sujet avant que Chamberlain renonçât à apaiser Hitler. C'était pour lui une joie personnelle de négocier secrètement avec les nazis tandis qu'il paraissait négocier ouvertement avec les missions amies d'Angleterre et de France, trompant ainsi Londres et Paris, puis faisant surgir soudainement son pacte avec Hitler comme une surprise. Il est tragiquement mesquin.


Serait-il possible de bannir le mysticisme tout-puissant et sans foi, la détestation bruyante du socialisme et de la révolution - si, pour ainsi dire, le poème pouvait être sécularisé - le poème du Grand Inquisiteur - le poème de la tragédie de l'épigone... L'idée de dégénérescence - à une autre échelle; le XV° siècle... Les derniers vers du poème de Dostoïevski montrent le Christ baisant silencieusement l'Inquisiteur sur les lèvres. L'adieu d'un des épigones bureaucratiques de la chrétienté. Malgré toute sa réserve, Lénine lui aurait craché au visage.


Le vieux Soltz - l'étroitesse du philistin.

Moroz - la conscience du Parti, mais sans conscience.

Chkiryatov - un ouvrier légèrement ivre, vidé, résigné. Petit Chkiryatov dirait à Lénine : « Va-t'en; ne nous ennuie pas ou nous te brûlerons ! »

Alexandre et Vladimir - la fleur de l'intelliguentsia russe. En la personne d'Alexandre, l'intelliguentsia en finit avec son tragique passé; en la personne de Vladimir, elle jette un pont vers l'avenir.



On peut dire que tous les hommes de génie dont l'histoire a retenu le nom, tous les créateurs, tous les novateurs, donnèrent l'essence de ce qu'ils avaient à dire pendant les vingt-cinq ou trente premières années de leur vie. Ensuite, ils ne font que développer, approfondir, appliquer. Durant la première période de la vie de Staline, nous n'entendons que la répétition vulgarisée de formules toutes faites.

Staline fut haussé jusqu'au génie seulement après que la bureaucratie, conduite par son propre secrétaire général, eut anéanti tous les compagnons de Lénine.


Selon Nikolaïévsky, Boukharine disait de Staline qu'il était un « répartiteur de génie ». L'expression est bonne, encore que « génie » ici aussi soit de trop. Je l'entendis pour la première fois de Kaménev; il voulait définir par là l'habileté spéciale de Staline à réaliser ses plans graduellement, morceau par morceau, d'après le système des opérations à tempérament. Cette possibilité présuppose à son tour l'existence d'une machine politique puissamment centralisée. La tâche consiste alors à s'insinuer progressivement dans la machine, puis dans l'opinion publique du pays. Hâter le processus et présenter d'un coup et dans toute son ampleur le changement qu'on médite, cela provoquerait de la crainte, de la résistance.


Des douze apôtres du Christ, Judas fut le seul traître. Mais, s'il s'était emparé du pouvoir, il aurait déclaré traîtres les onze apôtres, et aussi les autres qui sont, d'après Luc, soixante-dix.


Le 19 novembre 1924, dans son discours à la fraction bolchéviste des syndicats, Staline déclara : « Après avoir entendu le camarade Trotsky, on pourrait penser que le Parti des bolchéviks ne fit rien d'autre, durant l'entière préparation de mars à octobre, que marquer le pas parce qu'il était rongé par des contradictions internes, qu'il entrava l'action de Lénine de toutes les façons. Et, si ce n'était du camarade Trotsky, la Révolution d'Octobre aurait pris un tout autre cours. Il est plutôt amusant d'entendre de tels discours de la part du camarade Trotsky, qui affirme dans l'avant-propos du troisième volume de ses Œuvres que : "L'instrument essentiel de la révolution prolétarienne, c'est le Parti. " »

Naturellement, je n'avais jamais parlé de l'inaptitude ou de l'indignité du Parti et particulièrement de son Comité central. J'avais simplement parlé des frictions intérieures. Mais ce qui reste vraiment mystérieux, c'est comment un parti dont les deux tiers des membres de son Comité central étaient des ennemis du peuple et des agents de l'impérialisme ait pu faire triompher la Révolution. On ne nous a pas donné d'explication de ce mystère. A partir de 1918, les « traîtres » avaient une majorité prépondérante au Bureau politique et au Comité central. En d'autres termes, la politique du Parti bolchéviste fut, dans les années critiques de la Révolution, pleinement et entièrement déterminée par des traîtres. Il est inutile de dire que Staline ne pouvait prévoir en 1924 que la logique de sa méthode le conduirait à une absurdité aussi monstrueuse. Ce qui est typique chez Staline, c'est sa capacité d'effacer toute trace du passé - tout, excepté ses rancunes personnelles et son insatiable soif de vengeance.


Est-il possible de tirer des conclusions en ce qui concerne 1924 sur la base des années 1936-1938, quand Staline avait déjà réussi à développer en lui tous les attributs d'un tyran ? En 1924, il ne faisait encore que lutter pour le pouvoir. Etait-il alors déjà capable d'une telle intrigue ? Toutes les données de sa biographie nous obligent à répondre à cette question par l'affirmative. Dès l'époque du séminaire de Tiflis, il laissa une traînée de suspicion et d'accusations des plus graves. L'encre et le papier sont pour lui des moyens trop insignifiants dans la vie politique. Seuls les morts ne se réveillent pas. Après que Zinoviev et Kaménev eurent rompu avec Staline en 1925, ils mirent en lieu sûr des lettres où ils avaient écrit : « Si nous mourons soudainement, qu'on sache que c'est l’œuvre de Staline. »

Ils me conseillèrent de les imiter. « Vous vous imaginez, me dit un jour Kaménev, que Staline se préoccupe de chercher des réponses à vos arguments; rien de tel; il ne songe qu'à trouver le moyen de vous liquider impunément. » - « Vous souvenez-vous de l'arrestation de Sultan-Galiyev, l'ancien président du conseil tartare des commissaires du peuple, en 1923 ? continua Kaménev. C'était la première arrestation d'un membre éminent du Parti opérée sur l'initiative de Staline. Malheureusement, Zinoviev et moi donnâmes notre consentement. Ce fut chez Staline, pour la première fois, la soif du sang. Dès que nous eûmes rompu avec lui, nous fîmes quelque chose comme un testament; nous prévenions que dans le cas de notre mort "accidentelle", Staline devrait être tenu pour responsable. Il faut vous attendre à tout de la part de cet Asiatique. »

Zinoviev ajouta : « il en aurait fini avec vous dès 1924 s'il n'avait pas redouté des représailles - des actes terroristes de la part des jeunes. C'est pourquoi il décida de commencer par démolir les cadres de l'Opposition et attendre pour vous assassiner le moment où il serait certain de pouvoir le faire avec impunité. La haine qu'il a pour nous, spécialement pour Kaménev, est motivée surtout par le fait que nous en savons trop sur lui. Mais il n'est pas encore prêt à nous faire disparaître. » Il ne s'agit pas là de suppositions, durant les mois de la lune de miel du triumvirat, ses membres s'exprimaient entre eux très franchement.


Les succès ininterrompus de Staline commencèrent en 1923 quand, peu à peu, la conviction se forma en lui qu'on pouvait se rire du processus historique. Les « procès de Moscou » sont le point culminant de cette politique de mensonges et de violence. En même temps, il commença à sentir avec inquiétude que le sol glissait sous ses pieds. Chaque nouvelle tromperie exigeait une tromperie double pour l'étayer, chaque acte de violence élargissait le rayon de la violence indispensable.


La ruse de Staline est essentiellement grossière et destinée à des esprits simplistes. Si on examine, par exemple, les « procès de Moscou » dans leur ensemble, on est frappé par la grossièreté de conception et d'exécution.


En avril 1925, je fus relevé du poste de commissaire à la Guerre. Mon successeur, Frounzé, était un vieux révolutionnaire qui avait passé de nombreuses années aux travaux forcés en Sibérie. Il n'était pas destiné à occuper longtemps ce poste, seulement sept mois. En novembre 1925, il mourut sous le bistouri d'un chirurgien. Durant les mois précédents, il avait manifesté trop d'indépendance dans la défense de l'armée contre la surveillance de la Guépéou; c'est le crime pour lequel, douze ans plus tard, Toukhatchevsky fut fusillé. Bajanov a suggéré que Frounzé était au centre d'une conspiration militaire; c'est une sottise fantastique. Dans le conflit qui dressait Zinoviev et Kaménev contre Staline, Frounzé était contre Staline. L'opposition du nouveau commissaire à la Guerre était pleine d'énormes risques pour le dictateur. Vorochilov, docile et d'esprit borné, lui semblait devoir être un instrument bien plus sûr. Des rumeurs se répandirent dans le Parti que la disparition de Frounzé était nécessaire à Staline : d'où sa mort soudaine.

Sur la base des données dont on peut disposer, les choses se seraient passées de la sorte : Frounzé souffrait d'ulcères à l'estomac; mais, comme ses médecins personnels étaient convaincus que son cœur ne supporterait pas les effets du chloroforme, Frounzé était résolument hostile à une opération. Staline chargea alors un médecin du Comité central, c'est-à-dire un homme à lui, de réunir des médecins pour une consultation, lesquels conclurent naturellement à l'intervention chirurgicale; le Bureau politique confirma cette décision. Frounzé dut se soumettre, c'est-à-dire aller mourir sous le narcotique.

Les circonstances de la mort de Frounzé eurent un écho dans la littérature. [Boris Pilniak : Histoire de la lune non éteinte [2].] Staline ordonna la confiscation immédiate de la revue, et son auteur connut la défaveur officielle. Pilniak dut, plus tard, reconnaître publiquement son « erreur ». En outre Staline considéra nécessaire de faire publier des documents propres à établir indirectement son innocence. Il est difficile de dire ce qui se passa exactement, mais le fait même de la suspicion est significatif. Il montre qu'à la fin de 1925 le pouvoir de Staline était déjà si grand qu'il pouvait compter sur un groupe de médecins dociles disposant de chloroforme et d'un bistouri de chirurgien. Pourtant, à cette époque, à peine un Russe sur cent connaissait son nom.


Au sujet de mon exil en Turquie, en février 1929, Bajanov écrivait :

« Ce n'est qu'une demi-mesure, je ne reconnais pas mon Staline... Nous avons fait un certain progrès depuis les jours de César Borgia. Alors on versait adroitement une poudre active dans une coupe de vin de Falerne, ou bien l'ennemi mourait après avoir mordu dans une pomme. Les méthodes présentes sont inspirées par les tout derniers achèvements de la science. Des bacilles de Koch mélangés à des aliments et systématiquement administrés provoqueront graduellement une phtisie galopante et une mort soudaine... Je ne vois pas clairement... pourquoi Staline n'a pas suivi cette méthode, qui est tellement dans ses habitudes et son caractère. »

En 1930, quand le livre de Bajanov parut, je le considérais comme un simple exercice littéraire. Après les procès de Moscou, je le pris plus sérieusement. Qui avait inspiré au jeune homme de pareilles spéculations ? Quelle était la source de tout cela ? Bajanov a été formé dans l'antichambre de Staline, où la question des bacilles de Koch et les méthodes d'empoisonnement des Borgia étaient évidemment discutées dès avant 1926, année où Bajanov quitta le secrétariat de Staline. Deux ans plus tard, il passait à l'étranger et devint par la suite un émigré réactionnaire.


Quand Iéjov devint chef du Guépéou, il modifia les méthodes toxicologiques dont Iagoda doit être, en toute justice, reconnu comme le créateur. Mais il obtint des résultats identiques. Au procès de février 1938 [2­-13 mars], le secrétaire de lagoda, Boulanov, était accusé, entre autres choses, d'être un empoisonneur, et il fut fusillé pour cela. Que Boulanov ait joui de la confiance de Staline, la preuve en est dans le fait que c'est à lui que fut confiée la mission de nous escorter, ma femme et moi, de notre exil en Asie centrale à notre exil en Turquie. Tentant de sauver mes deux anciens secrétaires, Sermouks et Poznansky, je demandai qu'ils soient déportés avec moi. Sans doute parce qu'il craignait un éclat désagréable à la frontière turque et désirait assurer notre déportation sans scandale, Boulanov communiqua par télégraphe avec Moscou. Une demi-heure plus tard, il m'apportait la bande du télégraphe elle-même pour que je puisse y lire que le Kremlin promettait de permettre à Sermouks et Poznansky de me rejoindre directement. Je ne pouvais le croire.

« Vous me tromperez, j'en suis sûr, dis-je à Boulanov.

- Alors, vous pourrez dire que je suis une canaille.

- Maigre consolation, ripostai-je. »

Le secrétaire de Maxime Gorki, Kryoutchkov, témoigna que Iagoda lui dit : « Il est nécessaire de modérer l'activité de Gorki, parce qu'elle va à l'encontre des "grands chefs" ». Cette allusion aux « grands chefs » fut répétée plusieurs fois. Devant le tribunal, elle fut interprétée comme s'il s'agissait de Rykov, Boukharine, Kaménev et Zinoviev. Mais c'est une absurdité patente, car à l'époque ces hommes, étaient victimes de la persécution de la Guépéou. « Grands chefs », c'était le pseudonyme des maîtres du Kremlin, et avant tout de Staline. Rappelons que Gorki mourut à la veille même du procès de Zinoviev.


Staline n'avait pas prévu les conséquences du premier procès. Il espérait que l'affaire se bornerait à l'extermination de quelques-uns de ceux de ses ennemis qu'il haïssait le plus - avant tout Zinoviev et Kaménev, dont la suppression avait été machinée pendant dix années. Mais il avait mal calculé : la bureaucratie fut horrifiée et terrifiée. Pour la première fois, elle voyait en Staline non le premier parmi des égaux, mais un despote asiatique, un tyran, Gengis Khan, comme Boukharine l'avait un jour appelé. Staline commença à craindre de perdre sa condition spéciale d'autorité suprême auprès des anciens de la bureaucratie soviétique. Il ne pouvait effacer les souvenirs qu'ils avaient de lui, ne pouvait les soumettre à l'hypnose de son rôle de super-arbitre où il s'était hissé lui-même. La crainte et l'horreur grandissaient parallèlement avec le nombre de vies atteintes, l'étendue des intérêts menacés. Personne parmi ces anciens ne pouvait croire à l'accusation. L'effet produit n'était pas ce qu'il avait espéré. Il lui fallait aller au-delà de ses intentions premières.


C'est durant la préparation des épurations massives de 1936 que Staline proposa le projet d'une nouvelle Constitution, « la plus démocratique du monde ». Les Duranty et les Louis Fischer chantèrent bruyamment la louange de la nouvelle ère démocratique. Le but de ce tapage éhonté autour de la Constitution stalinienne était de gagner la faveur de l'opinion démocratique à travers le monde, et puis, sur ce fond propice, écraser toute opposition à Staline comme agence fasciste. Il est caractéristique que par myopie intellectuelle Staline se soit préoccupé davantage de sa vengeance personnelle que d'éloigner la menace que le fascisme faisait peser sur l'Union soviétique et sur les travailleurs du monde. Tandis qu'elle préparait « la constitution la plus démocratique », la bureaucratie s'affairait en une série de banquets où l'on bavardait interminablement « sur la vie nouvelle et joyeuse ». A ces banquets, Staline était photographié au milieu d'ouvriers et d'ouvrières, un enfant sur ses genoux. Son ego malade avait besoin de ce baume. « Il est clair, observai-je alors, que quelque chose d'effrayant se prépare. » D'autres hommes connaissant bien la mécanique du Kremlin étaient aussi inquiets que moi au sujet de cet accès de cordialité et de décence de Staline.


Un certain type de correspondant de Moscou répète que l'Union soviétique sortit des épurations plus monolithique que jamais. Ces messieurs célébraient la louange du monolithisme stalinien déjà avant les épurations. Néanmoins, il est difficile de comprendre comment une personne ayant toute sa raison peut croire qu'on ait pu prouver que les représentants les plus importants du gouvernement et du parti, du corps diplomatique et de l'armée, étaient des agents de l'étranger sans voir en cela les signes annonciateurs d'un mécontentement profond à l'égard du régime. Les épurations furent la manifestation d'une grave maladie. L'élimination des symptômes ne peut être considérée comme un traitement. Nous avons un précédent dans le régime autocratique du gouvernement tsariste qui arrêta, durant la guerre, le ministre de la guerre Soukhomlinov sous l'accusation de trahison. Les diplomates alliés firent alors observer à Sazonov : « Votre gouvernement est fort puisqu'il ose arrêter son propre ministre de la guerre en temps de guerre. » En fait, ce gouvernement fort était à la veille de l'effondrement. Le gouvernement soviétique, lui, non seulement arrêta et exécuta son ministre de la guerre Toukhatchevsky, mais il fit bien davantage : il extermina l'état­-major tout entier de l'armée, de la marine et de l'aviation. Aidée par des correspondants étrangers complaisants, la propagande stalinienne a pu tromper systématiquement l'opinion publique dans le monde entier sur la situation réelle dans l'Union soviétique.


Par ces monstrueux procès, Staline a prouvé bien plus qu'il ne le voulait; ou, plus exactement, il a échoué à prouver ce qu'il avait résolu de prouver. Il ne réussit qu'à révéler son laboratoire secret; il contraignit cent cinquante hommes à confesser des crimes qu'ils n'avaient pas commis. Mais la totalité de ces confessions devint la propre confession de Staline.


Dans l'espace de deux années, Staline a fait exécuter tous les adjoints et associés de Vorochilov, ses collaborateurs les plus proches, ses hommes de confiance. Que faut-il en déduire ? Est-il possible que Vorochilov ait commencé à manifester des velléités d'indépendance dans son attitude à l'égard de Staline ? Il est plus vraisemblable que Vorochilov fut poussé par des hommes très proches de lui. La machine militaire est très exigeante et très vorace, et elle ne supporte pas aisément les limitations que veulent lui imposer des politiciens, des civils. Prévoyant la possibilité de conflits avec cette puissante machine dans l'avenir, Staline décida de prendre le pas sur Vorochilov avant que celui-ci ait commencé à échapper à son contrôle. Au moyen de la Guépéou, c'est-à-dire par léjov, Staline prépara l'extermination des collaborateurs intimes de VorochiIlov derrière son dos et sans qu'il s'en doutât, et cette préparation achevée, il le mit devant la nécessité de choisir. Pris ainsi au piège tendu par la crainte et la déloyauté de Staline, Vorochilov coopéra tacitement à l'extermination de l'élite du commandement. Il était voué désormais à l'impuissance, incapable de jamais se dresser contre Staline.

Staline est passé maître dans l'art de s'attacher un homme, non en gagnant son admiration, mais en l'obligeant à devenir son complice dans des crimes odieux et impardonnables. Telles sont les pierres de la pyramide dont Staline est le sommet.


« L'Etat, c'est moi » est presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Staline. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'Etat. Les papes de Rome s'identifient à la fois avec l'Etat et avec l'Eglise - mais seulement durant les époques du pouvoir temporel. L'Etat totalitaire va-bien au-delà du césaro-papisme, car il embrasse l'économie entière du pays. A la différence du Roi Soleil, Staline peut dire à bon droit : « La Société, c'est moi. »


Notes

[1] Kintos : Sobriquet donné à Tiflis aux héros de la rue, chanteurs et vauriens. (N.d.T.)

[2] Souvarine résume ainsi le récit de Pilniak : « Dans la revue littéraire Krasnaia Nov, de Moscou - sous le titre mystérieux : Histoire de la lune non éteinte et le sous-titre plus clair : L'Assassinat du commandant - l'écrivain soviétique B. Pilniak a publié un récit équivoque où les allusions à Staline sont assez précises. Il y campe deux personnages principaux, un chef militaire supérieur atteint d'un ulcère en bonne voie de guérison et un homme politique tout-puissant, membre d'une troïka, qui gouverne le pays; le second a décidé en secret l'opération chirurgicale dont le premier n'a nul besoin et qu'aucun des grands médecins appelés en consultation ne juge nécessaire : le commandant a de sombres pressentiments mais n'ose pourtant pas résister à l'ordre de son supérieur politique et meurt sous le chloroforme. » Staline, p. 371.


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