1920

En défense du pouvoir soviétique acculé de toutes parts... Une réponse cinglante à Kautsky qui complète les travaux de Lenine sur le même sujet.


Terrorisme et communisme

Léon Trotsky

VI. LA COMMUNE DE PARIS ET LA RUSSIE DES SOVIETS

"Le court épisode de la première révolution faite par le prolétariat pour le prolétariat s'est terminé par le triomphe de ses ennemis. Cet épisode (du 18 mars au 28 mai) a duré 72 jours". (P.L. Lavrov, La Commune de Paris. du 18 mars 1871. Petrograd, 1919, p. 160).

L'impréparation des partis socialistes de la Commune

La Commune de Paris de 1871 a été la première tentative historique - faible encore - de domination de la classe ouvrière. Nous chérissons le souvenir de la Commune en dépit de son expérience par trop restreinte, du manque de préparation de ses membres, du caractère confus de son programme, de l'absence d'unité parmi ses dirigeants, de l'indécision de ses projets, de l'irrémédiable confusion dans l'exécution, et de l'effroyable désastre qui en résulta fatalement. Nous saluons dans la Commune, selon une expression de Lavrov, "la première aurore, encore bien pâle, de la première République du prolétariat". Kautsky ne l'entend pas du tout ainsi. Consacrant la plus grande partie de son livre à établir une opposition grossièrement tendancieuse entre la Commune et le pouvoir soviétique, il voit les qualités prédominantes de la Commune là où nous voyons son malheur et ses torts.

Kautsky démontre avec application que la Commune de Paris ne fut pas préparée "artificiellement" mais qu'elle surgit à l'improviste, en prenant les révolutionnaires par surprise, contrairement à la révolution d'Octobre, qui fut minutieusement préparée par notre parti. C'est indiscutable. N'ayant pas le courage de formuler clairement ses idées profondément réactionnaires, Kautsky ne nous dit pas franchement si les révolutionnaires parisiens de 1871 méritent d'être approuvés pour n'avoir pas prévu l'insurrection prolétarienne et, partant, pour ne pas s'y être préparés, et si nous devons être blâmés pour avoir prévu l'inévitable et pour être allés consciemment à la rencontre des événements. Mais tout l'exposé de Kautsky est conçu de manière à provoquer dans l'esprit du lecteur précisément cette impression : un malheur s'est tout bonnement abattu sur les communards (le philistin bavarois Vollmar n'a-t-il pas, un jour, regretté que les communards ne soient pas allés se coucher plutôt que de prendre le pouvoir ?) et c'est pourquoi ils méritent toute notre indulgence; les bolcheviks, eux, sont allés consciemment au devant du malheur (la conquête du pouvoir) et c'est pourquoi il ne leur sera pardonné ni dans ce monde, ni dans l'autre. Poser la question de la sorte peut paraître d'une incroyable absurdité. Il n'en est pas moins vrai que cela découle inévitablement de la position des "indépendants kautskystes" qui rentrent là tête dans leurs épaules pour ne rien voir, pour ne rien prévoir, et qui ne peuvent faire un pas en avant s'ils n'ont reçu au préalable une bonne bourrade dans le dos.

"Humilier Paris, écrit Kautsky, lui refuser l'autonomie, le destituer de son titre de capitale, le désarmer pour s'aventurer ensuite, en toute sécurité, dans un coup d'Etat monarchiste, telle était la tâche capitale de l'Assemblée Nationale et de Thiers qu'elle venait d'élire chef du pouvoir exécutif. De cette situation naquit le conflit qui devait mener à l'insurrection parisienne.

"On voit à quel point est différent le coup d'Etat accompli par le bolchevisme, qui puisa sa force dans les aspirations à la paix, qui avait derrière lui la masse paysanne; qui, à l'Assemblée Nationale, n'avait pas de monarchistes contre lui, mais des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

"Les bolcheviks sont parvenus au pouvoir par une révolution bien préparée, qui leur mit d'un coup entre les mains toute la machine gouvernementale, dont ils tirent à l'heure actuelle le parti le plus énergique et le plus impitoyable pour soumettre leurs adversaires, y compris ceux qui appartiennent au prolétariat.

"En revanche, personne ne fut plus étonné de l'insurrection de la Commune que les révolutionnaires eux-mêmes, et pour beaucoup de ceux-ci ce conflit était au plus haut point indésirable" (p. 44).

Afin de se faire une idée bien nette du sens réel de ce qui est dit ici par Kautsky à propos des communards, nous apporterons l'intéressant témoignage suivant:

"Le 1er mars 1871, écrit Lavrov dans son livre instructif sur la Commune, c'est-à-dire six mois après la chute de l'Empire et quelques avant l'explosion de la Commune, les personnalités dirigeantes de l'Internationale à Paris n'avaient toujours pas de programme politique défini.

"Après le 18 mars, Paris était aux mains du prolétariat, mais ses leaders, déconcertés par leur puissance inattendue, ne prirent pas les mesures les plus élémentaires [1]"

"Vous n'êtes pas taillés pour votre rôle, votre seul souci est de vous dégager", déclara un membre du Comité central de la Garde Nationale. "Il y avait là beaucoup de vérité - écrit Lissagaray , participant et historien de la Commune - mais, au moment même de l'action, le manque d'organisation préalable et de préparation provient trop souvent du fait que les rôles incombent à des hommes qui ne sont pas de taille à les remplir [2]"

Il ressort déjà de ce qui précède (plus loin, ce sera plus évident encore) que si les socialistes parisiens n'ont pas entrepris de lutte directe pour le pouvoir, cela s'explique par leur inconsistance théorique et leur désarroi politique, et nullement par des considérations de tactique plus élevées.

Il est hors de doute que la fidélité du même Kautsky aux traditions de la Commune se traduira surtout par le profond étonnement avec lequel il accueillera la Révolution prolétarienne en Allemagne, où il ne voit qu'"un conflit au plus haut degré indésirable". Nous doutons cependant que les générations futures lui en fassent un mérite. L'essence même de son analogie historique n'est, devons-nous dire, qu'un mélange de confusion, de réticences et de truquages.

Les intentions que Thiers nourrissait à l'égard de Paris, Milioukov, soutenu ouvertement par Tchernov et Tseretelli, les nourrissait à l'égard de Petersbourg. De Kornilov à Potressov, tous répétaient jour après jour que Petersbourg s'était isolé du pays, qu'il n'avait plus rien de commun avec celui-ci, et que, dépravé jusqu'à la moelle, il voulait lui imposer sa volonté. Abattre et humilier Petersbourg, telle était la tâche première de Milioukov et de ses acolytes. Et cela se passait à l'époque où Petersbourg était le véritable foyer de la révolution qui n'avait pas encore réussi à s'affermir dans les autres parties du pays. Afin de lui faire donner une bonne leçon, Rodzianko, ex-président de la Douma, parlait ouvertement de livrer Petersbourg aux Allemands comme on avait déjà livré Riga. Rodzianko ne faisait qu'énoncer ce qui constituait la tâche de Milioukov, et que Kerensky appuyait de toute sa politique.

Milioukov voulait, à l'exemple de Thiers, désarmer le prolétariat. Mais ce qui était pire encore, c'est que par l'entremise de Kerensky, Tchernov et Tseretelli, le prolétariat de Petersbourg avait été désarmé en juillet 1917. Il s'était de nouveau partiellement réarmé lors de l'offensive de Kornilov sur Petersbourg en août, Et ce réarmement fut un élément sérieux pour la préparation de l'insurrection d'octobre-novembre. De sorte que ce sont précisément les points sur lesquels Kautsky oppose l'insurrection de mars des ouvriers parisiens à notre révolution d'octobre qui coïncident dans une très large mesure.

Mais en quoi diffèrent-elles ? Avant tout, en ce que Thiers a réalisé ses sinistres projets: Paris fut étranglé et des dizaines de milliers d'ouvriers massacrés. Milioukov, lui, s'est piteusement effondré : Petersbourg est resté la citadelle inexpugnable du prolétariat, et les leaders de la bourgeoisie russe sont allés en Ukraine solliciter l'occupation de la Russie par les armées du Kaiser. Cette différence est due en grande partie à notre faute, et nous sommes prêts à en porter la responsabilité. Il y a aussi une différence capitale, qui s'est faite plus d'une fois sentir dans le développement ultérieur des événements, dans le fait suivant : tandis que les communards partaient de préférence de considérations patriotiques, nous nous placions invariablement du point de vue de la révolution internationale. La défaite de la Commune a mené à l'effondrement de fait de la Première Internationale. La victoire du pouvoir soviétique a conduit à la fondation de la Troisième Internationale.

Mais Marx, à la veille même de l'insurrection, conseillait aux communards, non de se soulever, mais de créer une organisation ! On pourrait à la rigueur comprendre que Kautsky cite ce témoignage pour montrer que Marx avait sous-estimé l'acuité de la situation à Paris. Mais Kautsky s'efforce d'exploiter le conseil de Marx comme preuve du caractère blâmable de l'insurrection en général. Pareil à tous les mandarins de la social-démocratie allemande, Kautsky voit avant tout dans l'organisation une entrave à l'action révolutionnaire.

Même si on se limite à la question de l'organisation en tant que telle, il ne faut pas oublier que la révolution d'Octobre a été précédée par les neuf mois d'existence du gouvernement de Kérensky, pendant lesquels notre parti s'est occupé, non sans succès, non seulement d'agitation, mais aussi d'organisation. La révolution d'Octobre a eu lieu après que nous ayons conquis l'écrasante majorité dans les Soviets d'ouvriers et de soldats de Petersbourg, de Moscou et en général dans tous les centres industriels du pays, et transformé les Soviets en organisation dirigées par notre parti. Chez les communards il n'y eut rien de semblable. Enfin, nous avions derrière nous l'héroïque Commune de Paris, de l'effondrement de laquelle nous avions tiré cette déduction que les révolutionnaires doivent prévoir les événements et s'y préparer. Voilà encore un de nos torts

La Commune de Paris et le terrorisme

Kautsky ne fait sa vaste comparaison entre la Commune et la Russie soviétique que pour calomnier et humilier la dictature du prolétariat vivante et victorieuse au profit d'une tentative de dictature qui remonte à un passé déjà assez lointain.

Kautsky cite avec une extraordinaire satisfaction une déclaration du Comité Central de la garde nationale en date du 19 mars, au sujet de l'assassinat par les soldats de deux généraux : "Nous le disons avec indignation : la boue sanglante dont on essaie de flétrir notre honneur est une ignoble infamie. Jamais un arrêt d'exécution n'a été signé par nous; jamais la garde nationale n'a pris part à l'exécution d'un crime [3] ".

Il va de soi que le Comité Central n'avait aucune raison de prendre sur lui la responsabilité d'un meurtre dans lequel il n'était pour rien. Mais le ton pathétique et sentimental de la déclaration caractérise très clairement la timidité politique de ces hommes devant l'opinion publique bourgeoise. Ce n'est pas étonnant. Les représentants de la garde nationale étaient pour la plupart des hommes au passé révolutionnaire fort modeste. "Il n'y a, écrit Lissagaray, pas un nom connu. Tous les élus sont des petits-bourgeois, boutiquiers, employés, étrangers aux coteries, jusque-là même à la politique pour la plupart".

"Le sentiment discret, quelque peu craintif, de sa terrible responsabilité historique, et le désir d'y échapper au plus tôt - écrit Lavrov à ce sujet - perce dans toutes les proclamations de ce Comité Central entre les mains duquel était tombé le destin de Paris".

Ayant cité, pour nous faire honte, cette déclaration sur l'effusion de sang, Kautsky critique ensuite, suivant en cela Marx et Engels, l'indécision de la Commune : "Si les Parisiens [c'est-à-dire les communards] s'étaient lancés pour de bon à la poursuite de Thiers, peut-être auraient-ils réussi à s'emparer du gouvernement. Les troupes qui se retiraient de Paris n'auraient pu leur opposer la moindre résistance [...]. Mais Thiers put battre en retraite sans encombre. On lui permit de se retirer avec son armée, de la réorganiser à Versailles, de lui insuffler un nouveau moral et de la renforcer" (p. 49).

Kautsky ne peut pas comprendre que ce sont les mêmes hommes, et pour les mêmes raisons, qui ont publié la déclaration citée du 19 mars et qui ont permis à Thiers de se retirer sans coup férir et de regrouper son armée. Si les communards avaient vaincu en exerçant une influence purement morale, leur déclaration aurait été d'un grand poids. Mais cela n'a pas été le cas. En fait, leur humanitarisme sentimental n'était que l'envers de leur passivité révolutionnaire. Des hommes à qui par la volonté du sort est échu le gouvernement de Paris, et qui ne comprennent pas la nécessité de s'en servir immédiatement et jusqu'au bout pour se lancer à la poursuite de Thiers, pour l'écraser complètement avant qu'il ait eu le temps de se reprendre, pour concentrer les troupes dans leurs mains, pour procéder à l'épuration indispensable du corps de commandement, pour s'emparer de la province - de tels hommes ne pouvaient évidemment pas être disposés à sévir rigoureusement contre les éléments contre-révolutionnaires. Les deux choses sont étroitement liées. On ne peut se lancer à la poursuite de Thiers sans arrêter ses agents à Paris et sans fusiller les conspirateurs et les espions. Si l'on considère l'assassinat des généraux contre-révolutionnaires comme un crime abominable, il est impossible de galvaniser les énergies pour poursuivre les troupes qui sont commandées par des généraux contre-révolutionnaires.

Dans la révolution, la plus grande humanité n'est autre que la plus grande énergie. "Ce sont précisément, écrit fort justement Lavrov, ceux qui attachent tant de prix à la vie humaine, au sang humain, qui doivent mettre tout en œuvre pour obtenir une victoire rapide et décisive et qui, ensuite, doivent agir au plus vite et énergiquement pour soumettre l'ennemi; car ce n'est que par cette manière de procéder que l'on peut obtenir le minimum de pertes inévitables et le minimum de sang versé".

La déclaration du 19 mars peut cependant être appréciée plus correctement si on l'envisage non comme une profession de foi absolue, mais comme l'expression d'un état d'esprit passager au lendemain d'une victoire inattendue obtenue sans la moindre effusion de sang. Totalement étranger à la compréhension de la dynamique de la révolution et de la détermination interne de son état d'esprit qui évolue rapidement, Kautsky pense au moyen de formules mortes et déforme la perspective des événements par des analogies arbitraires. Il ne comprend pas que cette indécision généreuse en général naturelle aux masses dans la première époque de la révolution. Les ouvriers ne passent à l'offensive que sous l'empire d'une nécessité de fer, comme ils ne passent à la terreur rouge que sous la menace des massacres contre-révolutionnaires. Ce que Kautsky dépeint comme le résultat d'une morale particulièrement élevée du prolétariat parisien de 1871, ne fait en réalité que caractériser la première étape de la guerre civile. Des faits semblables ont été également observés chez nous.

A Petersbourg, nous avons conquis le pouvoir en octobre-novembre 1917 presque sans effusion de sang, et même sans arrestations. Les ministres du gouvernement de Kérensky ont été remis en liberté aussitôt après la révolution. Bien plus, le général cosaque Krasnov, qui avait attaqué Petersbourg de concert avec Kérensky après que le pouvoir fût passé au soviet, et qui avait été fait prisonnier à Gatchina, fut remis en liberté contre sa parole d'honneur dès le lendemain. Cette "magnanimité" était bien dans l'esprit des premiers jours de la Commune, mais elle n'en fut pas moins une erreur. Le général Krasnov, après avoir guerroyé contre nous pendant près d'un an dans le Sud, après avoir massacré plusieurs milliers de communistes, a récemment attaqué une nouvelle fois Petersbourg, cette fois dans les rangs de l'armée de Youdénitch. La révolution prolétarienne ne se fit plus dure qu'après le soulèvement des junkers à Petersbourg et surtout après la révolte (tramée par les cadets, les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks) des tchécoslovaques dans la région de la Volga - où les communistes furent exterminés en masse - après l'attentat contre Lénine, l'assassinat d'Ouritsky, etc, etc.

Ces mêmes tendances, mais seulement dans leurs premières phases, nous les observons aussi dans l'histoire de la Commune.

Poussée par la logique de la lutte, celle-ci entra en matière de principe dans la voie de l'intimidation. La création du Comité de Salut public était dictée pour beaucoup de ses partisans par l'idée de la terreur rouge. Ce comité avait pour objet de "faire tomber les têtes des traîtres" et de "réprimer les trahisons" (séances du 30 avril et du 1er mai). Parmi les décrets d'"intimidation", il convient de signaler l'ordonnance (du 3 avril) sur la séquestration des biens de Thiers et de ses ministres, la démolition de sa maison, le renversement de la colonne Vendôme, et en particulier le décret sur les otages. Pour chaque prisonnier ou partisan de la Commune fusillé par les Versaillais, on devait fusiller trois otages. Les mesures prises par la Préfecture de police, dirigée par Raoul Rigault, étaient d'un caractère purement terroriste, quoiqu'elles ne fussent pas toujours adaptées au but poursuivi.

L'efficacité de toutes ces mesures d'intimidation fut paralysée par l'inconsistance et l'état d'esprit conciliateur des éléments dirigeants de la Commune, par leurs efforts pour faire accepter le fait accompli à la bourgeoisie au moyen de phrases pitoyables, par leurs oscillations entre la fiction de la démocratie et la réalité de la dictature. Cette dernière idée est admirablement formulée par Lavrov dans son livre sur la Commune:

"Le Paris des riches bourgeois et des prolétaires miséreux, en tant que communauté politique des différentes classes, exigeait au nom des principes libéraux une complète liberté de parole, de réunion, de critique du gouvernement, etc. Le Paris qui venait d'accomplir la révolution dans l'intérêt du prolétariat, et qui s'était donné pour but de la réaliser dans les institutions, réclamait, en tant que communauté du prolétariat ouvrier émancipé, des mesures révolutionnaires, c'est-à-dire dictatoriales, vis-à-vis des ennemis du nouveau régime".

Si la Commune de Paris n'était pas tombée, si elle avait pu se maintenir dans une lutte ininterrompue, il ne peut y avoir de doute qu'elle aurait été obligée de recourir à des mesures de plus en plus rigoureuses pour écraser la contre-révolution. Il est vrai que Kautsky n'aurait pas eu alors la possibilité d'opposer les communards humanitaires aux bolcheviks inhumains. En revanche, Thiers n'aurait pu commettre sa monstrueuse saignée du prolétariat de Paris. L'histoire y aurait peut-être trouvé son compte.

Le Comité Central arbitraire et la Commune "démocratique"

"Le 19 mars, rapporte Kautsky, au Comité Central de la garde nationale, les uns exigèrent qu'on marche sur Versailles, les autres qu'on en appelle aux électeurs, les troisièmes qu'on recoure avant tout aux mesures révolutionnaires, comme si chacun de ces pas - nous apprend notre auteur avec une grande profondeur d'esprit - n'était pas également nécessaire et comme si l'un eût exclu l'autre" (p. 54).

Dans les lignes qui suivent, Kautsky, au sujet de ces désaccords au sein de la Commune, nous offrira des banalités réchauffées sur les rapports réciproques entre les réformes et la révolution. En réalité, la question se posait ainsi : si l'on voulait prendre l'offensive et marcher sur Versailles sans perdre un instant, il était nécessaire de réorganiser sur le champ la Garde Nationale, de mettre à sa tête les éléments les plus combatifs du prolétariat parisien, ce qui eût entraîné un affaiblissement temporaire de Paris du point de vue révolutionnaire. Mais organiser les élections à Paris tout en faisant sortir de ses murs l'élite de la classe ouvrière aurait été une absurdité du point de vue du parti révolutionnaire. En théorie, la marche sur Versailles et les élections à la Commune ne se contredisaient nullement; mais dans la pratique, elles s'excluaient : pour le succès des élections, il fallait remettre la marche sur Versailles; pour le succès de la marche, il fallait remettre les élections. Enfin, si l'on mettait le prolétariat en campagne en affaiblissant temporairement Paris, il devenait indispensable de s'assurer contre toute possibilité de tentatives contre-révolutionnaires dans la capitale, car Thiers ne se fût arrêté devant rien pour allumer derrière les communards l'incendie de la réaction. Il fallait établir dans la capitale un régime plus militaire, c'est-à-dire plus rigoureux. "Il fallait lutter, écrit Lavrov, contre une multitude d'ennemis intérieurs qui foisonnaient dans Paris et qui, hier encore, se révoltaient aux abords de la Bourse et de la Place Vendôme, qui avaient leurs représentants dans l'administration et dans la Garde Nationale, qui avaient leur presse, leurs réunions, qui entretenaient des rapports presque au grand jour avec les Versaillais, et qui se faisaient toujours plus résolus et audacieux, à chaque imprudence, à chaque insuccès de la Commune". Il fallait en même temps prendre des mesures révolutionnaires d'ordre financier et économique en général, avant tout pour satisfaire aux besoins de l'armée révolutionnaire. Toutes ces mesures les plus indispensables de la dictature révolutionnaire auraient difficilement été conciliables avec une large campagne électorale. Mais Kautsky n'a pas la moindre compréhension de ce qu'est une révolution en fait. Il pense que concilier théoriquement signifie réaliser pratiquement.

Le Comité Central avait fixé les élections à la Commune au 22 mars; mais manquant de confiance en soi, effrayé de sa propre illégalité, s'efforçant d'agir en accord avec une institution plus "légale", il ouvrit des pourparlers ridicules et interminables avec l'assemblée, tout à fait impuissante, des maires et des députés de Paris, prêt à partager le pouvoir avec elle ne fût-ce que pour arriver à un accord. On perdit ainsi un temps précieux.

Marx, sur lequel Kautsky, selon une vieille habitude, tente de s'appuyer, n'a nullement proposé d'élire la Commune et de lancer simultanément les ouvriers dans une campagne militaire. Dans sa lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, Marx écrivait que le Comité Central de la Garde Nationale avait bien trop tôt fait abandon de ses pouvoirs pour laisser le champ libre à la Commune. Kautsky, selon ses propres paroles, "ne comprend pas" cette opinion de Marx. La chose est bien simple. Marx comprenait en tout cas que la tâche ne consistait pas à courir après la légalité, mais à porter un coup mortel à l'ennemi. "Si le Comité Central avait été composé de vrais révolutionnaires, écrit fort justement Lavrov, il aurait dû agir bien différemment. Il aurait été impardonnable de sa part d'accorder dix jours à ses ennemis avant l'élection et la convocation de la Commune, pour qu'ils puissent se rétablir au moment où les dirigeants du prolétariat abandonnaient leur devoir et ne se reconnaissaient pas le droit de diriger immédiatement le prolétariat. L'impréparation totale des partis populaires produisait maintenant un Comité qui considérait ces dix jours d'inaction comme obligatoires".

Les aspirations du Comité Central cherchant comment remettre au plus vite le pouvoir à un gouvernement "légal" étaient moins dictées par les superstitions d'une démocratie formelle qui, du reste, ne faisaient pas défaut, que par la peur des responsabilités. Sous prétexte qu'il n'était qu'une institution provisoire, le Comité Central, bien que tout l'appareil matériel du pouvoir fût concentré entre ses mains, refusa de prendre les mesures les plus nécessaires et les plus urgentes. Or, la Commune ne reprit pas la totalité du pouvoir politique Central, qui continua, sans beaucoup se gêner, à s'immiscer dans toutes les affaires. Il en résulta une dualité de pouvoir extrêmement dangereuse, notamment dans le domaine militaire.

Le 3 mai, le Comité Central envoya à la Commune une délégation qui exigea qu'on lui remette la conduite de l'administration de la guerre. De nouveau, rapporte Lissagaray, on discuta pour savoir s'il fallait faire arrêter le Comité Central ou bien lui donner la direction des opérations de guerre.

D'une façon générale, il s'agissait ici, non des principes de la démocratie, mais de l'absence chez les deux parties d'un clair programme d'action ainsi que de la tendance, tant de la part de l'organisation révolutionnaire "arbitraire" personnifiée par le Comité Central, que de l'organisation "démocratique" de la Commune, à se décharger l'une sur l'autre des responsabilités sans pour autant renoncer entièrement au pouvoir. On ne peut pas dire que de tels rapports politiques soient dignes d'être imités.

"Mais le Comité Central - ainsi se console Kautsky - n'a jamais tenté de porter atteinte au principe en vertu duquel le pouvoir supérieur doit appartenir aux élus du suffrage universel. Sur ce point, la Commune de Paris était l'opposé direct de la République soviétique" (p. 55). Il n'y avait pas d'unité de volonté gouvernementale, il n'y avait pas de fermeté révolutionnaire, il y avait dualité de pouvoir, et le résultat en fût un écroulement rapide et épouvantable. En revanche - n'est-ce pas réconfortant ? - aucune atteinte ne fut portée au "principe" de la démocratie.

La Commune démocratique et la dictature révolutionnaire

Le camarade Lénine a déjà démontré à Kautsky que tenter de dépeindre la Commune comme une démocratie formelle n'est que charlatanisme théorique. La Commune, tant par les traditions que par les intentions de son parti dirigeant - les blanquistes - était l'expression de la dictature de la ville révolutionnaire sur le pays. Il en fut ainsi dans la Grande Révolution française; il en eût été de même dans la Révolution de 1871 si la Commune n'était pas tombée dès le début. Le fait que dans Paris même le pouvoir ait été élu sur la base du suffrage universel, n'exclut pas l'autre fait, bien plus important : l'action militaire de la Commune, d'une ville, contre la France paysanne, c'est-à-dire contre toute la nation. Pour donner satisfaction au grand démocrate Kautsky, les révolutionnaires de la Commune auraient dû préalablement consulter, par la voie du suffrage universel, toute la population de la France, pour savoir si elle les autorisait à faire la guerre aux bandes de Thiers.

Enfin, dans Paris même, les élections s'effectuèrent après la fuite de la bourgeoisie soutenant Thiers, ou du moins de ses éléments les plus actifs, et après l'évacuation des troupes de Thiers. La bourgeoisie qui restait à Paris, malgré toute son impudence, n'en redoutait pas moins les bataillons révolutionnaires, et c'est sous le signe de cette crainte, qui faisait pressentir l'inévitable terreur rouge de l'avenir, que se déroulèrent les élections. Se consoler en pensant que le Comité Central de la Garde Nationale, sous la dictature - molle et inconsistante, hélas - duquel s'effectuaient les élections à la Commune n'a pas attenté au principe du suffrage universel, c'est, en réalité, donner des coups d'épée dans l'eau.

Multipliant les comparaisons stériles, Kautsky profite de ce que ses lecteurs ignorent les faits. A Petersbourg, en novembre 1917, nous avons aussi élu une Commune (la Douma municipale) sur la base du suffrage le plus "démocratique", sans restrictions pour la bourgeoisie. Ces élections, par suite du boycottage des partis bourgeois, nous donnèrent une écrasante majorité [4]. La Douma "démocratiquement" élue se soumit volontairement au Soviet de Petersbourg, c'est-à-dire qu'elle mit le fait de la dictature du prolétariat au-dessus du "principe" du suffrage universel; et quelque temps après, elle se dissolvait de sa propre initiative en faveur d'une des sections du Soviet pétersbourgeois. De la sorte, le Soviet de Petersbourg, - ce vrai père du pouvoir soviétique - a sur lui la grâce divine d'une consécration démocratique formelle qui ne le cède en rien à celle de la Commune de Paris.

"Lors des élections du 26 mars, écrit Kautsky, 90 membres avaient été élus à la Commune. Parmi eux se trouvaient 15 membres du parti gouvernemental (Thiers) et 6 radicaux bourgeois qui, tout en étant les adversaires du gouvernement, n'en condamnaient pas moins l'insurrection (des ouvriers parisiens).

"La République soviétique, nous enseigne notre auteur, n'aurait jamais toléré que de pareils éléments contre-révolutionnaires puissent se présenter ne serait-ce que comme candidats, et encore moins se faire élire. La Commune, par respect de la démocratie, ne mit pas le moindre obstacle à l'élection de ses adversaires bourgeois" (p. 55-56).

Nous avons déjà vu plus haut qu'ici Kautsky passe complètement à côté de la question. En premier lieu, dans la phase analogue du développement de la Révolution russe, on a procédé à des élections pendant lesquelles le pouvoir soviétique laissa toute latitude aux partis bourgeois. Si les cadets, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, qui avaient leur presse qui appelait ouvertement au renversement du pouvoir soviétique, ont boycotté les élections, c'est uniquement parce qu'ils espéraient à cette époque en finir rapidement avec nous par la force des armes. En second lieu, il n'y eut pas dans la Commune de Paris de démocratie exprimant toutes les classes. Pour les députés bourgeois - conservateurs, libéraux, gambettistes - il ne s'y trouva pas de place.

"Presque tous ces personnages, écrit Lavrov, sortirent soit sur le champ, soit très vite, du conseil de la Commune. Ils auraient pu être les représentants de Paris en tant que ville libre sous l'administration de la bourgeoisie, mais ils étaient complètement déplacés dans le conseil de la Commune qui, bon gré, mal gré, consciemment ou inconsciemment, complètement ou incomplètement, représentait tout de même la révolution du prolétariat et la tentative, aussi faible qu'elle fût, de créer les formes de société correspondant à cette révolution". Si la bourgeoisie pétersbourgeoise n'avait pas boycotté les élections communales, ses représentants seraient entrés à la Douma de Petersbourg. Ils y seraient restés jusqu'au premier soulèvement des socialistes-révolutionnaires et des cadets, après quoi - avec ou sans la permission de Kautsky - ils auraient probablement été arrêtés s'ils n'avaient pas quitté la Douma à temps, comme l'avaient fait à un certain moment les membres bourgeois de la Commune de Paris. Le cours des événements serait resté le même, à ceci près qu'à la surface quelques épisodes se seraient déroulés différemment.

Glorifiant la démocratie de la Commune et l'accusant en même temps d'avoir manqué de hardiesse à l'égard de Versailles, Kautsky ne comprend pas que les élections communales, qui se firent avec la participation à double sens des maires et des députés "légaux", reflétaient l'espoir d'un accord pacifique avec Versailles. C'est tout le fond de la question. Les dirigeants voulaient l'entente et non la lutte. Les masses n'avaient pas encore épuisé leurs illusions. Les autorités révolutionnaires factices n'avaient pas encore eu le temps de révéler leur véritable nature. Et le tout s'appelait "démocratie".

"Nous devons dominer nos ennemis par la force morale...", prêchait Vermorel. "Il ne faut pas toucher à la liberté et à la vie de l'individu...". S'efforçant de conjurer la "guerre intestine", Vermorel conviait la bourgeoisie libérale, qu'il stigmatisait jadis si impitoyablement, à former un "pouvoir régulier, reconnu et respecté par toute la population parisienne". Le Journal officiel, publié sous la direction de l'internationaliste Longuet, écrivait : "Le déplorable malentendu qui, aux journées de juin [1848], arma l'une contre l'autre deux classes [...] ne pouvait se renouveler. Cette fois l'antagonisme n'existait pas de classe à classe" (30 mars). Et plus loin : "Toute dissidence aujourd'hui, s'effacera, parce que tous se sentent solidaires, parce que jamais il n'y a eu moins de haine, moins d'antagonisme social" (3 avril). A la séance de la Commune du 25 avril, ce ne fut pas sans raison que Jourde se vanta que la Commune n'ait "jamais porté atteinte à la propriété". C'est ainsi qu'il s'imaginaient conquérir l'opinion des milieux bourgeois et trouver la voie d'un accord.

"Ce genre de sermon, écrit fort justement Lavrov, ne désarma nullement les ennemis du prolétariat, qui comprenaient parfaitement ce dont le triomphe de celui-ci les menaçait : par contre, il enleva au prolétariat toute énergie combative et l'aveugla comme à dessein en présence d'ennemis irréductibles". Mais ces prêches émollients étaient indissolublement liés à la fiction de la démocratie. Cette fiction de légalité faisait croire que la question pouvait se résoudre sans lutte : "En ce qui concerne les masses de la population - écrit un membre de la Commune, Arthur Arnould - elles croyaient, non sans quelque raison, à l'existence au moins d'une entente tacite avec le gouvernement". Impuissants à attirer la bourgeoisie, les conciliateurs, comme toujours, induisaient le prolétariat en erreur.

Que dans les conditions de l'inévitable guerre civile qui commençait déjà, le parlementarisme n'exprimât plus que l'impuissance conciliatrice des groupes dirigeants, c'est ce dont témoigne de la façon la plus évidente la procédure insensée des élections complémentaires à la Commune (16 avril). A ce moment, écrit Arthur Arnould, "on n'avait plus que faire du vote. La situation était devenue tragique au point qu'on n'avait plus ni le loisir, ni le sang-froid nécessaires pour que les élections générales puissent faire leur œuvre. Tous les hommes fidèles à la Commune étaient sur les fortifications, dans les forts, dans les postes avancés. Le peuple n'attachait aucune importance à ces élections complémentaires. Ce n'était au fond que du parlementarisme. L'heure n'était plus à compter les électeurs mais à avoir des soldats; non à rechercher si nous avions grandi ou baissé dans l'opinion de Paris, mais à défendre Paris contre les Versaillais". Ces paroles auraient pu faire comprendre à Kautsky pourquoi il n'est pas si facile de combiner dans la réalité la guerre de classe avec une démocratie groupant toutes les classes.

"La Commune n'est pas une Assemblée Constituante", écrivait dans sa publication Millière, une des meilleures têtes de la Commune, "elle est un conseil de guerre. Elle ne doit avoir qu'un but : la victoire; qu'une arme : la force; qu'une loi : celle du salut public".

"Ils n'ont jamais pu comprendre", s'écrie Lissagaray en accusant les dirigeants, "que la Commune était une barricade", et non une administration. Ils ne commencèrent à le comprendre qu'à la fin, lorsqu'il était déjà trop tard. Kautsky ne l'a pas encore compris. Et rien ne laisse prévoir qu'il le comprenne un jour.


La Commune a été la négation vivante de la démocratie formelle, car, dans son développement, elle a signifié la dictature du Paris ouvrier sur la nation paysanne. Ce fait domine tous tes autres. Quels que fussent les efforts des routiniers politiques au sein de la Commune même pour se cramponner à l'apparence de la légalité démocratique, chaque action de la Commune, insuffisante pour la victoire, était suffisante pour convaincre de sa nature illégale.

La Commune, c'est-à-dire la municipalité parisienne, abrogea la conscription nationale. Elle intitula son organe officiel : Journal officiel de la République française. Bien que timidement, elle toucha à la Banque de France. Elle proclama la séparation de l'Eglise et de l'Etat et supprima le budget des cultes. Elle entra en relations avec les ambassades étrangères, etc, etc... Tout cela, elle le fit au nom de la dictature révolutionnaire. Mais le démocrate Clémenceau, encore vert à l'époque, ne voulait pas reconnaître ce droit.

A la réunion avec le Comité Central, Clémenceau déclara : "L'insurrection s'est opérée sur un motif illégitime [...]. Bientôt le Comité deviendra ridicule et ses décrets seront méprisés... D'ailleurs, Paris n'a aucun droit de s'insurger contre la France il doit reconnaître absolument l'autorité de l'Assemblée".

La tâche de la Commune était de dissoudre l'Assemblée Nationale. Elle n'y a malheureusement pas réussi. Et maintenant, Kautsky recherche des circonstances atténuantes à ses criminels desseins.

Il fait remarquer que les communards avaient pour adversaires à l'Assemblée Nationale des monarchistes, tandis qu'à l'Assemblée Constituante nous avions contre nous... des socialistes en la personne des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Voilà bien une totale éclipse d'esprit ! Kautsky parle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, mais il oublie l'unique ennemi sérieux : les cadets. Ils constituaient précisément notre parti "versaillais" russe, c'est-à-dire le bloc des propriétaires au nom de la propriété, et le professeur Milioukov essayait de toutes ses forces d'imiter le "petit grand homme" Thiers. De très bonne heure - bien avant la révolution d'Octobre - Milioukov - s'était mis à la recherche d'un Galliffet, qu'il avait tour à tour cru trouver en la personne des généraux Kornilov, Alexéiev, Kalédine, Krasnov; et après que Koltchak eut relégué à l'arrière-plan les partis politiques et dissous l'Assemblée Constituante, le parti cadet, l'unique parti bourgeois sérieux, de nature essentiellement monarchiste, non seulement ne lui refusa pas son appui, mais l'entoura d'une sympathie encore plus grande.

Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ne jouèrent chez nous aucun rôle indépendant, comme il en est d'ailleurs du parti de Kautsky pendant les événements révolutionnaires d'Allemagne. Ils avaient édifié toute leur politique sur la coalition avec les cadets, leur assurant ainsi une situation prépondérante qui ne correspondait guère au rapport des forces politiques. Les partis socialiste-révolutionnaire et menchevik n'étaient qu'un appareil de transmission destiné à gagner dans les meetings et aux élections la confiance politiques des masses réveillées par la révolution pour en faire bénéficier le parti impérialiste contre-révolutionnaire cadet - cela indépendamment de l'issue des élections. La dépendance de la majorité menchevik et socialiste-révolutionnaire à l'égard de la minorité cadette n'était en elle-même qu'une raillerie à peine voilée de l'idée de "démocratie". Mais ce n'est pas tout. Dans les parties du pays où le régime de "démocratie" subsistait assez longtemps, il se terminait inévitablement par un coup d'Etat contre-révolutionnaire ouvert. Il en fut ainsi en Ukraine où la Rada démocratique, qui avait vendu le pouvoir soviétique à l'impérialisme allemand, se vit elle-même rejetée par le monarchiste Skoropadsky. Il en fut ainsi au Kouban, où la Rada démocratique se retrouva sous la botte de Denikine. Il en fut ainsi - et c'est l'expérience la plus importante de notre "démocratie" - en Sibérie, où l'Assemblée Constituante, formellement dominée, en l'absence des bolcheviks, par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, et dirigée en fait par les cadets, conduisit à la dictature de l'amiral tsariste Koltchak. Il en fut ainsi, enfin, dans le Nord, où les membres de la Constituante, personnifiés par le gouvernement du socialiste-révolutionnaire Tchaikovsky, se transformèrent en décoration de pacotille au profit des généraux contre-révolutionnaires russes et anglais. Dans tous les petits gouvernements limitrophes, les choses se sont passées ou se passent ainsi : en Finlande, en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en Géorgie, en Arménie, où, sous le pavillon formel de la démocratie, se renforce la domination des propriétaires fonciers, des capitalistes et du militarisme étranger.

L'ouvrier parisien de 1871 - Le prolétaire pétersbourgeois de 1917

Une des comparaisons les plus grossières, les plus injustifiées et les plus honteuses politiquement que fait Kautsky entre la Commune et la Russie soviétique, concerne le caractère de l'ouvrier parisien de 1871 et du prolétaire russe de 1917-1919. Kautsky nous dépeint le premier comme un révolutionnaire enthousiaste capable de la plus haute abnégation, le second comme un égoïste, un profiteur, un anarchiste spontané.

L'ouvrier parisien a derrière lui un passé trop bien défini pour avoir besoin de recommandations révolutionnaires ou pour devoir se défendre des louanges du Kautsky actuel. Néanmoins, le prolétariat de Petersbourg n'a pas et ne peut avoir de motifs de renoncer à se comparer à son héroïque frère aîné. Les trois années de lutte ininterrompue des ouvriers pétersbourgeois, d'abord pour la conquête du pouvoir, ensuite pour son maintien et son affermissement au milieu des souffrances sans précèdent de la faim, du froid, des dangers continuels, constituent une chronique exceptionnelle de l'héroïsme et de l'abnégation collectifs. Kautsky, comme nous le montrons par ailleurs, prend, pour les comparer à lu fine fleur des communards, les éléments les plus obscurs du prolétariat russe. Il ne se distingue en rien sur ce point des sycophantes bourgeois, pour lesquels les communards morts sont toujours infiniment plus attrayants que les vivants.

Le prolétariat pétersbourgeois a pris le pouvoir quarante-cinq ans après le prolétariat parisien. Cet intervalle nous a dotés d'une immense supériorité. Le caractère petit-bourgeois et artisan du vieux et en partie du nouveau Paris est totalement étranger à Petersbourg, centre de l'industrie la plus concentrée du monde. Cette dernière circonstance nous a considérablement facilité nos tâches d'agitation et d'organisation, ainsi que l'instauration du système soviétique.

Notre prolétariat est loin de posséder les riches traditions du prolétariat français. Mais en revanche, au début de la révolution présente, la grande expérience des insuccès de 1905 était encore vivante dans la mémoire de la génération aînée de nos ouvriers, qui n'oubliait pas le devoir de vengeance qui lui avait été légué.

Les ouvriers russes ne sont pas passés, comme les ouvriers français, par la longue école de la démocratie et du parlementarisme, école qui, à certaines époques, fut un facteur important de culture politique du prolétariat. Mais d'autre part, l'amertume des déceptions et le poison du scepticisme qui lient - jusqu'à une heure que nous espérons proche - la volonté révolutionnaire du prolétariat français, n'avaient pas eu le temps de se déposer dans l'âme de la classe ouvrière russe.

La Commune de Paris a subi un désastre militaire avant d'avoir vu se dresser devant elle, de toute leur hauteur, les questions économiques. En dépit des magnifiques qualités guerrières des ouvriers parisiens, le destin militaire de la Commune fut de bonne heure désespéré : l'indécision et l'esprit de conciliation au sommet avaient engendré la désagrégation à la base.

La solde de garde national était payée à 162.000 simples soldats et à 6.500 officiers, mais le nombre de ceux qui allaient réellement au combat, surtout après la sortie infructueuse du 3 avril, variait entre vingt et trente mille.

Ces faits ne compromettent nullement les ouvriers parisiens et ne donnent à personne le droit de les traiter de lâches ou de déserteurs - bien que les cas de désertion n'aient certainement pas été rares. La combativité d'une armée requiert avant tout l'existence d'un appareil de direction précis et centralisé. Les communards n'en avaient pas même idée.

Le département de la guerre de la Commune était, selon l'expression d'un auteur, comme dans une chambre sombre où tout le monde se bousculait. Le bureau du ministère était rempli d'officiers, de gardes qui exigeaient des fournitures militaires, des approvisionnements, ou qui se plaignaient qu'on ne les relevât pas. On les renvoyait au commandement...

"Tels bataillons, écrit Lissagaray, restaient vingt, trente jours aux tranchées, dénués du nécessaire, tels demeuraient continuellement en réserve [...]. Cette incurie tua vite la discipline. Les hommes braves ne voulurent relever que d'eux seuls, les autres esquivèrent le service. Les officiers firent de même, ceux-ci quittant leur poste pour aller au feu du voisin, ceux-là abandonnant".

Pareil régime ne pouvait rester impuni : la Commune fut noyée dans le sang. Mais à ce sujet, on trouve chez Kautsky une consolation inimitable: "La conduite de la guerre, dit-il en hochant la tête, n'est pas en général le côté fort du prolétariat" (p. 76).

Cet aphorisme digne de Pangloss est à la hauteur d'une autre sentence de Kautsky, à savoir que l'Internationale n'est pas une arme utile en temps de guerre, étant par nature "un instrument de paix".

Le Kautsky actuel se résume, au fond, tout entier dans ces deux aphorismes; et sa valeur est à peine supérieure au zéro absolu. La conduite de la guerre, voyez-vous, n'est pas en général le côté fort du prolétariat, d'autant que l'Internationale n'a pas été créée pour une période de guerre. Le navire de Kautsky a été construit pour naviguer sur les étangs et les baies calmes, pas du tout pour la pleine mer et une époque agitée. S'il commence à faire eau et coule maintenant à fond, la faute en revient à la tempête, à la masse d'eau excédentaire, à l'immensité des vagues et à toute une série d'autres circonstances imprévues auxquelles Kautsky ne destinait pas son magnifique instrument.

Le prolétariat international s'est donné pour tâche de conquérir le pouvoir. Que la guerre civile "en général" soit ou non un des attributs indispensables de la révolution "en général", il n'en reste pas moins incontestable que le mouvement en avant du prolétariat en Russie, en Allemagne et dans certaines parties de l'ancienne Autriche-Hongrie, a revêtu la forme d'une guerre civile intense, et ce non seulement sur les fronts intérieurs, mais sur les fronts extérieurs. Si la conduite de la guerre n'est pas le côté fort du prolétariat, et si l'Internationale ouvrière n'est bonne que pour les époques pacifiques, il faut faire une croix sur la révolution et sur le socialisme, car la conduite de la guerre est un côté suffisamment fort du gouvernement capitaliste, qui ne permettra pas aux ouvriers d'arriver au pouvoir sans guerre. Il ne reste plus qu'à considérer ce qu'on appelle démocratie "socialiste" comme un parasite de la société capitaliste et du parlementarisme bourgeois, c'est-à-dire à sanctionner ouvertement ce que font en politique les Ebert, les Scheidemann, les Renaudel, et ce contre quoi Kautsky, semble-t-il, s'élève encore.

La conduite de la guerre n'était pas le côté fort de la Commune. C'est la raison pour laquelle elle a été écrasée - et avec quelle sauvagerie !

"Il faut remonter, écrivait en son temps le libéral assez modéré Fiaux, aux proscriptions de Sylla, d'Antoine et d'Octave pour trouver pareils assassinats dans l'histoire des nation civilisées; les guerres religieuses sous les derniers Valois, la nuit de la Saint-Barthélémy, l'époque de la Terreur ne sont en comparaison que des jeux d'enfants. Dans la seule dernière semaine de mai, on a relevé à Paris 17.000 cadavres de fédérés insurgés... On tuait encore vers le 15 juin".

"La conduite de la guerre n'est pas en général le côté fort du prolétariat" ?

C'est faux ! Les ouvriers russes ont montré qu'ils sont capables de se rendre maîtres aussi de la "machine de guerre". Nous voyons ici un gigantesque pas en avant par rapport à la Commune. Nous portons coup sur coup à ses bourreaux. La Commune, nous la vengeons, et nous prenons sa revanche.


Des 168.500 gardes nationaux qui recevaient leur solde, 20 ou 30.000 allaient au combat. Ces chiffres sont une matière intéressante pour les déductions qu'on peut en tirer sur le rôle de la démocratie formelle en période révolutionnaire. Le sort de la Commune de Paris ne s'est pas décidé dans les élections, mais dans les combats contre l'armée de Thiers. Les 168.500 gardes nationaux représentaient la masse principale des électeurs. Mais en fait 20 ou 30.000 hommes, minorité la plus dévouée et la plus combative, ont déterminé dans les combats les destinées de la Commune. Cette minorité n'était pas isolée, elle ne faisait qu'exprimer avec plus de courage et d'abnégation la volonté de la majorité. Mais ce n'était tout de même que la minorité. Les autres, qui se cachèrent au moment critique, n'étaient pas hostiles à la Commune; au contraire, ils la soutenaient activement ou passivement, mais ils étaient moins conscients, moins résolus. Sur l'arène de la démocratie politique, leur niveau de conscience plus faible rendit possible la supercherie des aventuriers, des escrocs, des charlatans petits-bourgeois et des honnêtes lourdauds qui se leurraient eux-mêmes. Mais lorsqu'il s'agit d'une guerre de classes déclarée, ils suivirent plus ou moins la minorité dévouée. Cette situation trouva encore son expression dans l'organisation de la Garde Nationale. Si l'existence de la Commune s'était prolongée, ces rapports réciproques entre l'avant-garde et la masse du prolétariat se seraient renforcés de plus en plus. L'organisation qui se serait constituée et consolidée en tant qu'organisation des masses travailleuses dans le processus de la lutte ouverte serait devenue l'organisation de leur dictature, le Soviet des députés du prolétariat en armes.


Notes

[1] P.L. Lavrov, La Commune de Paris du 18 mars 1871, Editions de la librairie Goloss, Pétrograd, 1919. Les passages cités par Trotsky dans ce chapitre se trouvent pp. 64-65, 71, 77, 225, 143-144, 87, 112, 371, 100.

[2] Nous n'avons pas retrouvé la seconde partie de cette citation que Trotsky attribue à Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, 1876, p. 106. Les autres passages de cet ouvrage cités dans le chapitre ont été collationnés sur l'édition originale, respectivement pp. 70-71, 107 (citation de Clémenceau) et 238 (que Trotsky attribue sans doute par erreur à Lavrov).

[3] Déclaration du Comité Central de la Garde Nationale du 19 mars 1871, publiée dans le Journal Officiel de la Commune, 20 mars 1871. Nous avons également collationné sur la source originale les citations faites plus loin : séances de la Commune du 30 avril et du 1er mai (JO des 3 et 4 mai), JO des 30 mars et 3 avril, JO du 25 avril (déclaration de Jourde).

[4] Il n'est pas sans intérêt de noter qu'aux élections communales de 1871 à Paris, 230 000 électeurs participèrent au vote. Aux élections municipales de novembre 1917 à Petersbourg, en dépit du boycottage des élections par tous les partis sauf le nôtre et celui des socialistes-révolutionnaires de gauche, qui n'avait presque aucune influence dans la capitale, 390.000 électeurs participèrent au vote. Paris comptait en 1871 2.000.000 d'habitants. Il faut noter que notre système électoral était incomparablement plus démocratique, le Comité Central de la Garde Nationale ayant fait les élections sur la base de la loi électorale de l'Empire. (Note de l'auteur)


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