1920

En défense du pouvoir soviétique acculé de toutes parts... Une réponse cinglante à Kautsky qui complète les travaux de Lenine sur le même sujet.


Terrorisme et communisme

Léon Trotsky

VII. MARX ET... KAUTSKY

Kautsky repousse dédaigneusement l'opinion de Marx sur la terreur, opinion que celui-ci avait exposée dans la Nouvelle Gazette Rhénane [1] : en ce temps-là, voyez-vous, Marx était encore bien "jeune", et ses opinions n'avaient pas encore eu le temps d'en arriver à cet état de ramollissement général que l'on observe si nettement chez certains théoriciens quand ils sont arrivés à l'âge de soixante-dix ans. Pour établir un contraste avec le Marx de 1848-1849, qui était alors tout à fait vert (c'était l'auteur du Manifeste communiste !), Kautsky cite le Marx de la maturité, le contemporain de la Commune de Paris; et sous la plume de Kautsky, Marx, dépouillé de sa blanche crinière de vieux lion, nous apparaît comme un véritable raisonneur, s'inclinant devant les autels de la démocratie, déclamant sur le caractère sacré de la vie humaine et éprouvant tout le respect requis envers les politiques de Scheidemann, Vandervelde, et surtout de son petit-fils par le sang, Jean Longuet. En un mot, instruit par l'expérience de la vie, Marx se révèle un respectable partisan de Kautsky.

De l'immortelle Guerre Civile en France [2] , dont les pages revivent avec une particulière intensité à notre époque, Kautsky n'a extrait que les quelques lignes où le puissant théoricien de la révolution sociale fait un parallèle entre la générosité des communards et la férocité bourgeoise des Versaillais. Ces lignes, Kautsky les a vidées et ne leur a laissé qu'un sens général. Marx prédicateur d'un humanitarisme abstrait, apôtre de la philanthropie universelle ! Ne dirait-on pas qu'il s'agit de Bouddha ou de Tolstoï... Pour réagir contre une campagne internationale qui représentait les communards comme des souteneurs et les femmes de la Commune comme des prostituées, contre les calomnies infâmes qui attribuaient aux combattants vaincus des traits de sauvagerie issus de l'imagination pervertie des bourgeois vainqueurs, Marx mettait en lumière et soulignait certains traits de douceur et de grandeur d'âme qui n'étaient souvent, à vrai dire, que l'envers de l'irrésolution. On comprend qu'il l'ait fait : Marx était Marx. Ce n'était pas un vulgaire pédant, encore moins le procureur de la révolution : il unissait l'analyse scientifique de la Commune avec son apologie révolutionnaire. Il ne se contentait pas d'expliquer et de critiquer, il défendait et combattait. Mais tout en faisant ressortir la clémence de la Commune qui avait succombé, Marx ne laissait aucun doute sur les mesures que la Commune aurait absolument dû prendre pour ne pas succomber.

L'auteur de la Guerre Civile accuse le Comité Central, qui était alors ce que nous appellerions aujourd'hui le Soviet des députés de la garde nationale, d'avoir prématurément cédé la place à la Commune élective. Kautsky "ne comprend pas" les raisons de ce reproche. Cette consciencieuse incompréhension est un symptôme particulier de l'état d'hébétude de Kautsky à l'égard des questions de la révolution en général. La première place, selon Marx, devait appartenir à un organe purement de combat, qui aurait été le centre de l'insurrection et des opérations militaires contre les Versaillais, et non pas à l'organisation de l'autonomie de la démocratie ouvrière. Le tour de cette dernière n'aurait dû venir que plus tard.

Marx accuse la Commune de n'avoir pas immédiatement pris l'offensive contre les Versaillais, de s'en être tenue à la défensive, qui paraît toujours "plus humaine", qui donne plus de possibilités d'en appeler à la loi morale et au caractère sacré de la vie humaine, mais qui, en état de guerre civile, ne conduit jamais à la victoire. Or, Marx voulait avant tout la victoire de la révolution. Il ne dit pas un mot pour mettre le principe de la démocratie au-dessus de la lutte de classe. Au contraire, avec quel mépris concentré caractérisant le révolutionnaire et le communiste, Marx - non le jeune rédacteur de la Gazette Rhénane mais l'auteur mûr du Capital, notre vrai Marx à la puissante crinière léonine qui n'a pas encore subi les traitements des barbiers de l'école de Kautsky - avec quel mépris concentré ne parle-t-il pas de "l'atmosphère artificielle du parlementarisme" dans lequel les nains de corps et d'esprit à la Thiers ont des airs de géants ! La Guerre civile, après l'aride, pédantesque et chicanière brochure d'un Kautsky, fait l'effet d'un orage rafraîchissant.

En dépit des calomnies de Kautsky, Marx n'est pour rien dans l'opinion qui fait de la démocratie le dernier mot, le mot absolu et suprême de l'Histoire. Le développement de la société bourgeoise elle-même, d'où est sortie la démocratie contemporaine n'apparaît pas le moins du monde comme le processus de démocratisation graduelle dont rêvait avant la guerre le plus grand des illusionnistes socialistes de la démocratie, Jean Jaurès, et dont rêve à présent le plus savant de tous les pédants, Karl Kautsky. Marx voit dans l'empire de Napoléon III "la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu - et la classe ouvrière n'avait pas encore acquis - la capacité de gouverner la nation". Ainsi, ce n'est pas la démocratie, c'est le bonapartisme qui représente, du point de vue de Marx, la forme finale du pouvoir de la bourgeoisie. Les scolastiques peuvent dire que Marx se trompait puisque l'empire de Bonaparte a fait place à un demi-siècle de "république démocratique" . Mais Marx ne se trompait pas; fondamentalement, il avait raison. La Troisième République a été l'époque d'une complète corruption de la démocratie. Le bonapartisme a trouvé dans la république boursière de Poincaré et de Clémenceau une expression plus achevée qu'il ne l'avait trouvée sous le second empire. Certes, la Troisième République ne portait pas la couronne impériale; mais sur elle veillait, en revanche, l'ombre du tsar de Russie.

Dans son appréciation de la Commune, Marx évite soigneusement de recourir à la terminologie démocratique, monnaie détériorée par un trop long usage. La Commune était, écrit-il, "non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois". Ce que Marx met tout d'abord en valeur, ce n'est pas la forme démocratique de la Commune, mais son essence de classe. La Commune, on le sait, avait supprimé l'armée régulière et la police, et décrété l'expropriation des biens ecclésiastiques. Elle avait fait cela en s'autorisant du droit de la dictature révolutionnaire de Paris, sans l'autorisation de la démocratie nationale, qui, durant cette période, avait formellement trouvé une expression beaucoup plus "légale" dans l'Assemblée Nationale de Thiers. Mais la révolution ne se met point aux voix. L'Assemblée Nationale, dit Marx, "n'était qu'un incident dans cette révolution, dont la véritable incarnation était toujours le Paris armé". Nous voilà bien loin du démocratisme formel !

"Le régime de la Commune, écrit Marx, une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes". La tâche du Paris révolutionnaire consistait donc, selon Marx, non pas à en appeler de sa victoire à la volonté versatile d'une Assemblée Constituante, mais à couvrir toute la France d'une organisation centralisée de communes, basées non sur les principes externes de la démocratie, mais sur l'authentique gouvernement des producteurs par eux-mêmes.

Kautsky a reproché à la Constitution soviétique la multiplicité des degrés de son système électoral, qui contredit les règles de la démocratie bourgeoise. Marx caractérise la structure de la France ouvrière qui s'ébauchait de la manière suivante: "Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris".

Comme on voit, Marx n'était absolument pas gêné par la multiplicité des degrés du système électoral lorsqu'il s'agissait de l'organisation Etatique du prolétariat lui-même. Dans le cadre de la démocratie bourgeoise, cette multiplicité de degrés obscurcit les lignes distinctives des partis et des classes. Mais dans le système de "gouvernement des producteurs par eux-mêmes", c'est-à-dire dans l'Etat de classe prolétarien, la multiplicité des degrés est une question non de politique, mais de technique d'"autogouvernement", et, dans certaines limites, elle peut présenter des avantages analogues à ceux qu'elle a dans le domaine de l'organisation syndicale.

Les philistins de la démocratie s'indignent de voir l'inégalité de la représentation des ouvriers et des paysans, qui reflète dans la constitution soviétique la différence du rôle révolutionnaire de la ville et de la campagne. Marx écrit: "La Constitution communale aurait soumis les producteurs ruraux à la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré des représentants naturels de leurs intérêts en la personne des ouvriers des villes". Il ne s'agit pas, en effet, de décréter sur le papier l'égalité du paysan et de l'ouvrier, mais d'élever celui-là niveau intellectuel de celui-ci. Toutes les questions qui concerne l'Etat prolétarien sont étudiées par Marx du point de vue de la dynamique révolutionnaire des forces vives, et non comme un jeu d'ombres sur l'écran de foire du parlementarisme.

Pour atteindre la limite dernière de sa déchéance intellectuelle, Kautsky nie le pouvoir souverain des Soviets ouvriers sous prétexte qu'il n'existe pas de distinction juridique entre le prolétariat et la bourgeoisie. Kautsky voit dans le caractère informel des différenciations sociales la source de l'arbitraire de la dictature des Soviets. Marx dit exactement le contraire : la Commune était "une forme politique tout à fait susceptible d'expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail". Le secret de la Commune consistait en ceci que, par essence, elle était le gouvernement de la classe ouvrière. Ce secret expliqué par Marx reste jusqu'à présent, pour Kautsky, scellé de sept sceaux.

Les pharisiens de la démocratie parlent avec indignation de la répression exercée par le pouvoir soviétique, des fermeture de journaux, des arrestations et des exécutions. Marx répliques "aux basses invectives des laquais de la presse" et aux reproches "des doctrinaires bourgeois bien intentionnés", au sujet des mesures répressives prises par la Commune, par ces paroles : "Etant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Versaillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, la Commune n'aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d'observer toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le gouvernement de la Commune eut-il été de même nature que celui de M. Thiers, il n'y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l'ordre à Paris, que de supprimer des journaux la Commune à Versailles". Ainsi ce que Kautsky exige au nom des principes sacrés de la démocratie, Marx le dénonce comme une ignominieuse trahison.

Quant aux dévastations que l'on a reprochées à la Commune, comme on en reproche maintenant au pouvoir soviétique, Marx en parle comme de "l'accompagnement inévitable et relativement insignifiant du combat gigantesque entre une nouvelle société montante et une ancienne qui s'écroule". Les destructions, les cruautés, sont inévitables dans toute guerre. Seuls des sycophantes peuvent les considérer comme des crimes "dans la guerre des opprimés contre leurs oppresseurs, la seule guerre juste de l'Histoire" (Marx). Et cependant, notre farouche accusateur Kautsky ne dit pas un mot dans son livre sur le fait que nous nous trouvons dans une situation de défense révolutionnaire permanente, que nous menons la guerre la plus acharnée contre les oppresseurs du monde entier, cette "seule guerre juste de l'Histoire".

Kautsky, une fois de plus, se frappe la poitrine parce que le pouvoir soviétique, au cours de la guerre civile, utilise la méthode impitoyable de la prise d'otages. Il fait de nouveau une comparaison incohérente et de mauvaise foi entre le cruel pouvoir soviétique et l'humaine Commune. Voici, clairement et nettement exprimée, l'opinion de Marx sur ce sujet : "Quand Thiers, comme nous l'avons vu, dès le début même du conflit, établit la pratique si humaine d'abattre les communards prisonniers, la Commune, pour protéger leur vie, n'eut plus d'autre ressource que de recourir à la pratique des Prussiens de prendre des otages. Les otages avaient déjà mille et mille fois mérité la mort du fait des exécutions continuelles de prisonniers du côté des Versaillais. Comment leur vie eût-elle pu être épargnée plus longtemps, après le carnage par lequel les prétoriens de Mac-Mahon avaient célébré leur entrée dans Paris ?". Comment, demanderons-nous avec Marx, comment pourrait-on agir autrement dans les conditions de la guerre civile, lorsque la contre-révolution, qui occupe une partie considérable du territoire national, s'empare, là où elle le peut, des ouvriers désarmés, de leurs femmes, de leurs mères, les fusille et les pend ? Comment faire, si ce n'est en prenant des otages parmi les gens qu'affectionne la bourgeoisie, en qui elle met sa confiance, et en plaçant ainsi toute la classe bourgeoise sous l'épée de Damoclès de la garantie solidaire ? Il n'y aurait aucune difficulté à montrer à travers toute l'histoire de la guerre civile, jour après jour, que toutes les cruautés commises par le pouvoir soviétique ont été rendues nécessaires parles besoins de l'autodéfense révolutionnaire. Nous n'allons pas entrer ici dans les détails. Mais afin de faciliter l'appréciation des conditions de la lutte par un critère partiel, nous mentionnerons simplement ce fait : tandis que les gardes blancs, ainsi que leurs alliés anglo-français, fusillent, sans exception, tout communiste qui tombent entre leurs mains, l'Armée rouge fait grâce à tous les prisonniers sans exception, y compris les officiers supérieurs.

"Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d'être digne d'elle dans son action, écrit Marx, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d'ignorants et leurs marottes sectaires sur le ton d'oracles de l'infaillibilité scientifique".

Les doctrinaires bourgeois bien intentionnés ont beau prendre parfois l'aspect de théoriciens en retraite de la II° Internationale, cela n'empêche pas les stupidités de leur caste de rester ce qu'elles sont - des stupidités.


Notes

[1] "Les massacres sans résultats depuis les journées de juin et d'octobre, la fastidieuse fête expiatoire depuis février et mars, le cannibalisme de la contre-révolution elle-même convaincront les peuples que pour abréger, pour simplifier, pour concentrer l'agonie meurtrière de la vieille société et les souffrances sanglantes de l'enfantement de la nouvelle société, il n'existe qu'un moyen : le terrorisme révolutionnaire" (Marx, "Victoire de la contre-révolution à Vienne", Nouvelle Gazette Rhénane n° 136, 7 novembre 1848, in Marx Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, Paris, Ed. Sociales, tomme II, 1969, p. 97).

[2] La guerre civile en France, Adresse du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, Londres, 30 mars 1871. Les passages cités dans ce chapitre se trouvent dans : Karl Marx, La guerre civile en France, Paris, Edition Sociales, 1968, respectivement pp. 62, 63, 52-53, 64, 64, 66, 67, 73, 85-86, 68-69. C'est également de l'Adresse de 1871 qu'est tiré le passage de Marx cité par Trotsky dans le chapitre III (La démocratie), deuxième sous-partie (La dégénérescence impérialiste de la démocratie) du présent ouvrage (op. cit. p. 62. Nous avons retraduit la citation de l'original anglais).


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin