1921

Extrait du livre quatre des Écrits militaires

Mis en ligne sur le site des "Cahiers du Mouvement Ouvrier"

L. Trotsky

Ah, que nous manquons de précision !

1921

Ah, que nous manquons de précision !

La précision, l’exactitude sont une qualité précieuse qui s’acquiert progressivement et peut servir de critère du développement économique et culturel d’un peuple, d’une classe et même d’un individu distinct. Nous manquons précisément surtout de précision. Tout notre passé national ne nous y a pas habitués et l’on peut dire sans exagération que chaque malheur, chaque échec, chaque catastrophe sociale ont chez nous pris des dimensions beaucoup plus grandes qu’ils  n’auraient dû, précisément à cause de l’absence d’une coordination des actions, impossible sans précision ; pour la même raison tout notre effort collectif donne infiniment moins de résultats qu’il ne pourrait en produire.

L’homme exact n’est pas celui qui se dépêche… Des gens toujours pressés, qui se présentent partout et toujours en retard, nous en avons des paquets. Des gens exacts, c’est-à-dire des gens qui savent ce que signifie une minute, savent organiser leur travail et ne perdent ni leur temps ni celui des autres, des gens de ce type nous n’en avons pas beaucoup. Leur nombre augmente, mais lentement, et là est notre plus grande difficulté dans notre activité économique comme dans notre activité militaire.

Tout travail pratique exige que l’on s’oriente dans le temps et dans l’espace. Mais dans toute notre éducation passée rien ne nous a appris à apprécier ni le temps ni l’espace, dont il nous a toujours semblé que nous en avions des tonnes en réserve, quoi qu’il se passe. Et nous les mesurons horriblement mal.

Demandez à un paysan sur un chemin vicinal : à combien de kilomètres se trouve le village d’Ivachkov ? Il va vous répondre : trois kilomètres. L’expérience prouve qu’Ivachkov peut être distant de sept ou huit kilomètres. Si vous êtes chicanier et insistant vous  allez lui demander : est-ce vraiment à trois kilomètres, pas plus, pas à cinq, à sept kilomètres ; dans la plupart des cas votre interlocuteur va vous répondre : « qui c’est qui a mesuré la distance ? » ; et effectivement chez nous on ne compte pas les kilomètres. Des dictons le disent : « La bonne femme a voulu mesurer et elle a tout envoyé promener », etc.

Lors de mes déplacements sur les fronts il m’est arrivé chaque jour de me heurter à l’attitude incroyablement inattentive des paysans locaux, mobilisés comme guides, et même assez souvent du corps des commandants et des commissaires de l’armée elle-même vis-à-vis des questions de distance et de temps. Sur les guides dans l’armée on pourrait écrire un cahier entier de souvenirs et d’observations. Nous soumettions chaque nouveau guide à un interrogatoire orienté pour vérifier s’il connaissait réellement le chemin à suivre et combien de fois il l’avait emprunté. Cela a souligné l’extrême importance pour nous de nous trouver au bon moment et a montré aussi que la veille ou l’avant-veille ce même guide nous avait mis dans l’erreur car il est apparu qu’il ne connaissait pas du tout le chemin. Une fois, après avoir soutenu un interrogatoire sévère, notre guide a fini par s’asseoir et, au bout d’une demi-heure, en détournant les yeux d’un air  inquiet, il a bafouillé qu’il n’avait emprunté ce chemin qu’une seule fois et, en plus, de nuit.

La source d’une telle attitude vis-à-vis de son temps et du temps des autres est indubitablement le village russe qu’une nature féroce et l’esclavage imposé par le gouvernement et les grands propriétaires ont poussé à manifester une patience passive et donc une attitude indifférente vis-à-vis du temps. Attendre des heures durant à la porte de quelqu‘un, en silence, patiemment avec une passivité rituelle est une  particularité du paysan russe. « C’est rien, il attendra » est la « formule » archi-connue du mépris lâchement manifesté par les seigneurs à l’égard du temps du moujik et de la certitude, tout aussi lâche, que le moujik supportera tout, car il n’est pas habitué à estimer son propre temps.

Maintenant à la fin de l’année 1921, le paysan n’est évidemment plus celui  de 1861, celui d’avant 1914, ou d’avant 1917 ; de gigantesques changements se sont produits dans sa situation et dans sa conscience ; mais ces changements n’ont pour le moment concerné que le contenu de sa vision du monde sans être encore parvenus à le rééduquer c’est-à-dire à régénérer ses habitudes et ses procédés.

L’industrie, la production mécanique, de par leur nature, exigent  la précision. La charrue retourne la terre couci-couça. Mais si les dents des roues d’engrenage d’une machine ne s’insèrent pas précisément l’une dans l’autre, la machine tout entière s’arrête ou s’abîme. Le prolétaire, à qui une sirène indique le début et la fin de son travail, est plus capable que le paysan d’apprécier l’espace et le temps. Cela étant, les rangs de la classe ouvrière chez nous s’élargissent par le recrutement de paysans qui apportent leurs traits de caractère à l’usine.

La guerre actuelle est une guerre mécanique. On y exige la précision dans les domaines du temps et de l’espace. Sans elle on ne peut trouver la combinaison nécessaire des différents types d’armement, de forces et de moyens techniques. Mais là aussi est notre point le plus faible. Nous nous trompons souvent dans le calcul du temps. Il est très, très difficile d’obtenir que l’artillerie arrive à un endroit donné au moment nécessaire. Et pas seulement parce que les routes sont mauvaises (on peut d’ailleurs inclure le mauvais état des routes dans la liste), et pour ces raisons l’ordre donné n’arrive pas à temps ou n’est pas lu à temps. Autre raison : les diverses composantes des préparatifs ne sont pas mises en œuvre en même temps et de façon parallèle, mais l’une après l’autre : une fois le ravitaillement en fourrage effectué, on se rappelle qu’on manque de harnais, puis on devine qu’il fallait réclamer des jumelles ou des cartes, etc.

«  La perte de temps ressemble à une mort irrémédiable », a écrit un jour Pierre le grand, qui à chaque pas se heurtait à l’indolence, à l’immobilité, à la négligence barbues des boyards. La classe privilégiée reflétait à sa manière les traits  de caractère généraux de la Russie paysanne. Pierre le grand a tenté de toutes ses forces d’apprendre à la caste militaire à gérer le temps à l’allemande ou à la hollandaise. L’exactitude bureaucratique, extérieure, formelle s’est alors indubitablement développée dans la machine du tsarisme, mais cette exactitude rituelle n’était que la couverture de la nonchalance, héritée par nous du passé maudit en même temps que la pauvreté et l’inculture.

Seuls le large développement d’une économie mécanisée, une division du travail adéquate et son organisation correcte peuvent  développer les habitudes de précision et d’exactitude. Mais, en même temps, l’organisation correcte  d’une «économie moderne » est impossible sans précision et exactitude. Les deux aspects sont étroitement liés, l’un collabore à l’autre ou le contredit.

Notre propagande d’Etat intervient dans la question. Bien évidemment la répétition permanente du mot « exactitude » ne peut extirper la négligence et l’irresponsabilité. Mais  le fait est que notre travail de propagande et d’éducation trouve de très profondes racines dans l’expérience massive de construction planifiée que nous entreprenons. La simple répétition des mots leur donne un caractère assommant, parfois insupportable et finalement, non seulement effleurent à peine la conscience, et  même les oreilles. Mais si la répétition incessante des mots s’appuie sur l’expérience vivante de la fabrique, de l’usine, du sovkhoze, de la caserne, de l’école, du bureau, alors, progressivement, petit à petit (oh avec quelle lenteur !) ces mots pénètrent dans la conscience et contribuent à améliorer le règlement pratique des problèmes. Et une pratique un petit peu meilleure de  nos établissements facilite à son tour la formation ultérieure  des habitudes de précision et d’exactitude qui constituent l’un des traits les plus indispensables d’un individu conscient, autonome, cultivé.

A l’époque de l’aviation, de l’électrification, du télégraphe sans fil et du téléphone, à l’époque de la révolution socialiste, qui doit transformer toute l’économie en une seule fabrique combinée, dont toutes les pièces s’enclenchent les unes dans les autres avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie, à cette époque nous sommes, nous, enfoncés jusqu’aux genoux et parfois beaucoup plus haut dans la fange du passé barbare. Et dans toute entreprise, petite ou grande, il nous arrive plusieurs fois par jour  de nous dire «  Ah, comme nous manquons d’exactitude ! ». Cependant il n’y a pas et il ne peut y avoir d’accent de désespoir dans cette exclamation. L’exactitude est une vertu que l’on peut acquérir. Nous sommes en train de l’apprendre. Nous l’assimilons en secret, et donc, nous allons devenir plus riches, plus forts, plus intelligents car il est impossible d’être l’un sans l’autre ?

 (Extrait des archives).