1921

Cette lettre a paru pour la première fois dans le recueil ronéotypé inti­tulé : Lettres du camarade L. Trotsky à quelques camarades français, 1921-1922, à propos des problèmes du mouvement ouvrier français et du développe­ment du parti. Elle y est publiée avec « février-mars » comme date, ce qui implique évidemment un original non daté. Or, Rosmer quitta Moscou en octobre 21 pour revenir en février 22, à l'occasion de l'Exécutif élargi de l'I.C. Les informations que donne la lettre sur « G » ne peuvent se rapporter qu'à Victor Griffuelhes, en voyage à Moscou en 1921. Il est évidemment impensable que Trotsky ait pu attendre février-mars 22, c'est-à-dire le nouveau départ de Rosmer pour Berlin, avant de le mettre au courant de ses conversa­tions avec Griffuelhes. Comme, d'autre part, Griffuelhes était de retour en France pour la conférence des minoritaires qui se tint en décembre 1921, la lettre ci-dessus doit être considérée comme datant de novembre ou, au plus tard, des premiers jours de décembre 1921.

Trotsky

Léon Trotsky

Lettre à Rosmer

novembre 1921 ?


Cher ami,

J'ai reçu votre lettre de Berlin. Elle m'a causé une joie sincère. Les conjonctures, en Occident, sont devenues infiniment plus cri­tiques qu'au moment de votre départ. La situation en Allemagne est particulièrement grosse d'événements considérables. Par mal­heur, tant au point de vue des idées que de l'organisation, la pré­paration semble être un peu en retard sur les événements.

Ce que vous me communiquez sur le parti et les syndicats en France est consolant, dans la mesure où cela confirme la justesse des idées que nous nous faisions ici. Mais, en même temps, nous sommes obligés de nous dire que la crise la plus profonde est encore à venir.

G.[1] est venu ici, j'ai conversé avec lui pendant une heure et demie ou deux ou, pour mieux dire, je l'ai entendu, avec attention et intérêt, exposer son point de vue sur les événements. C'est certainement un homme intelligent et observateur, quoique son éloi­gnement du mouvement des masses, sa retraite dans sa coquille et son activité dans le milieu étranger des commerçants lui aient imposé un cachet indiscutable. J'ai eu l'impression que G. veut revenir dans les rangs révolutionnaires et cherche la voie la plus courte. Il a déclaré que son âge et son expérience excluent pour lui la possibilité de se jeter dans le mouvement tête baissée, sans perspectives, sans liaisons, et sans plan bien déterminé. A mon idée, il serait inexact de voir là le désir de s'assurer une position solide avant d'avoir brûlé derrière lui les ponts du commerce et d'avoir pris des engagements révolutionnaires. Une telle attitude renfer­merait des éléments trop évidents de carriérisme, et ne disposerait guère à la confiance. J'incline à comprendre G. en ce sens que s'il ne désire pas sortir de la coulisse et monter sur la scène, c'est uniquement pour ne pas augmenter le nombre des groupements révo­lutionnaires déjà nombreux et pour ne pas redoubler par-là une confusion déjà assez grande dans les idées. Estimant à juste titre que son passé et ses qualités personnelles lui garantiront une place dirigeante dans le mouvement dès qu'il y sera revenu, G. veut visiblement créer dès le début la clarté politique et établir avec l'Internationale des relations justes, afin de surmonter plus facile­ment, en s'appuyant sur son autorité, les obstacles et résistances possibles. La chose est parfaitement compréhensible et n'a rien de blâmable. Il ne saurait être question, en tout cas, d'entrer en quel­conques relations organiques avec G. avant qu'il ait montré, de sa propre initiative, par une démarche déclarée aux masses ouvrières de France, qu'il en a définitivement terminé avec son activité com­merciale et qu'il met ses forces entièrement au service de la révo­lution. Lozovski l'a invité à écrire pour l'Internationale syndicale un article donnant son point de vue d'ensemble sur la situation. G. consentit d'abord, mais partit sans avoir rien écrit. J'en ignore la raison. Peut-être, après quelques hésitations, a-t-il décidé qu'il était préférable pour lui d'inaugurer sa nouvelle carrière révolution­naire à Paris plutôt qu'à Moscou. A ce point de vue aussi il doit avoir raison.

En tout cas, il faut attendre une initiative de lui et, loin de la lui rendre difficile, il faut de toutes les façons la lui faciliter. Il n'y a aucun doute que, par son éloignement des masses et son activité commerciale pendant la guerre, G. n'a pas accru son autorité dans l'avant-garde ouvrière. Mais je ne crois pas qu'il se soit par-là non plus rendu impossible son retour dans les rangs de la révolution. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il doit absolument prendre une posi­tion nette, claire et sans retour, afin de faire oublier que lui aussi, comme tant d'autres, a fait un fort écart sur le seuil de la guerre impérialiste.

Une difficulté est l'antagonisme entre G. et notre ami M.[2] Mais finalement, cet antagonisme ne peut servir d'argument poli­tique. Si tous deux se placent fermement sur le terrain de l'Internationale communiste, cette dernière, par son autorité et sa disci­pline, les obligera à travailler ensemble Si, au contraire, un des deux seulement se place sur le terrain de l'Internationale, l'antagonisme entre personnes se dissoudra par là-même dans la lutte politique.

Le docteur Brupbacher est arrivé ici de Suisse avec un train de secours aux affamés. Peu de temps avant votre arrivée à Paris, il a eu une entrevue avec M. Il l'a trouvé fatigué et malade. Il a ensuite reçu une lettre de lui, en Suisse, une courte lettre dans laquelle M. l'avisait que votre arrivée ne le ferait pas changer de position. Brupbacher pense néanmoins qu'il ne faut pas accorder à ces mots une importance décisive. M. est très opiniâtre, il lutte avec lui-même, accumulant et vérifiant les faits, il progresse lentement. En particulier, d'après Brupbacher, ce qui a produit sur lui une grande impression, c'est le fait que la jeunesse ouvrière ne va pas chez les syndicalistes, mais chez les communistes, observation qui, en effet, est extrêmement précieuse.

Ici, il n'y a pas eu de grands changements après votre départ. Le travail a toujours son caractère d'acharnement quotidien. Dans certaines branches d'industrie, on peut constater d'indiscutables succès : ainsi dans le Donetz, au Caucase, pour le naphte, dans la métallurgie du sud, en partie dans l'industrie textile. Les succès remportés en ce qui concerne le combustible minéral, quoique très sérieux, ne sont pourtant pas encore de nature à nous rendre indé­pendants du combustible-bois. Or, pour ce dernier, la situation reste difficile faute de moyens de transport animal. Notre retour au système économique basé sur l'argent crée de grosses diffi­cultés financières. Mais cette crise, inséparable d'un tel tournant économique, sera surmontée. Le socialisme doit apprendre à compter et à escompter avec les méthodes mêmes qui furent inventées par le capitalisme. En d'autres termes, l'Etat soviétique doit, avant d'abandonner le rouble, estimer en roubles le bénéfice de la pro­duction socialiste et ses avantages sur la production capitaliste. Lorsque le paysan échangera plus volontiers sa farine contre du calicot fabriqué dans l'usine socialiste que contre du calicot fabri­qué dans l'industrie privée parce que le premier sera meilleur et moins cher, à ce moment-là l'Etat ouvrier aura prouvé, dans la langue du capitalisme, sa supériorité sur ce dernier. Voilà la phase que nous devons traverser, et j'espère que nous la traverserons avec succès.

L. TROTSKY.

Notes

[1] Victor Griffuelhes, l'ancien secrétaire général de la C.G.T., éminence grise de Jouhaux, avait abandonné le militantisme en 1914 après avoir donné, lui aussi, dans le social-patriotisme. Il s'était consacré au commerce. Cependant, à partir de 1917, et sous l'influence de la révolution russe, il évoluait vers le communisme. Il devait rendre compte de son voyage à Moscou dans la Bataille syndicaliste.

[2] Il s'agit évidemment de Pierre Monatte. Celui-ci écrira dans Trois scissions syndicales, à propos de la scission de 21 : « Au congrès minoritaire de 1921, Griffuelhes épaulait les hommes du Pacte [syndicalistes révolutionnaires par­tisans de la scission] ; or, il revenait de Moscou et les dirigeants bolcheviks le disaient d'accord avec eux. » Monatte, pour sa part, refusa de partir pour Moscou.