1922

Lettre ouverte publiée dans le premier numéro de sous la bannière du marxisme (Pod Znamenem Marksizma)

Trotsky

Léon Trotsky

Lettre au rédacteur en chef de "Sous la Bannière du Marxisme"

27 février 1922

Chers camarades !

L'idée de publier un magazine qui introduirait la jeunesse prolétarienne avancée dans le domaine de l'idéologie matérialiste me paraît très précieuse et fructueuse.

L'ancienne génération de travailleurs communistes qui joue maintenant un rôle de premier plan dans le parti et le pays, s'est éveillée à la vie politique consciente il y a 10, 15, 20 ans, ou plus. La pensée de cette génération a commencé à exercer son travail critique sur le policier, le chronométreur et le contremaître, puis sur le tsarisme et le capitalisme, puis, le plus souvent en prison et en exil, elle a abordé les questions de la philosophie de l'histoire et de la compréhension scientifique du monde. Par conséquent, avant que le prolétariat révolutionnaire n'ait atteint les questions cruciales de l'explication matérialiste du développement historique, il a réussi à accumuler une certaine quantité de généralisations toujours plus larges, du particulier au général, en fonction de l'expérience des combats de sa propre vie. Aujourd'hui, le jeune ouvrier se réveille dans l'atmosphère de l'état soviétique, qui est lui-même une critique vivante de l'ancien monde. Ces conclusions générales, que les anciennes générations de travailleurs ont acquises dans la bataille et qui ont été fixées dans leur conscience par les clous solides de l'expérience personnelle, sont maintenant reçues par la jeune génération de travailleurs sous une forme finie, directement de l'état où ils vivent et du parti qui régit cet état. Cela signifie évidemment un grand pas en avant en ce qui concerne la création des conditions d'une plus grande éducation politique et théorique des travailleurs. Mais en même temps que ce niveau historique incomparablement supérieur est atteint sur la base du travail des générations plus âgées, de nouveaux problèmes et défis apparaissent pour les jeunes générations.

L'état soviétique est une négation vivante de l'ancien monde, de son ordre social, de ses relations personnelles, de ses vues et de ses croyances. Mais, en même temps, l'état soviétique lui-même est encore plein de contradictions, de manques, d'incohérences, de fermentations vagues, bref, de phénomènes dans lesquels l'héritage du passé s'entrecroise avec les germes du futur. Dans une époque aussi profondément fracturée, critique et instable que la nôtre, l'éducation de l'avant-garde prolétarienne exige des fondements théoriques sérieux et fiables. Il faut armer la pensée des jeunes travailleurs avec la méthode de la vision du monde matérialiste afin que les plus grands événements, les marées puissantes, les tâches et méthodes rapidement changeantes du parti et de l'État ne désorganisent pas leur conscience et ne décomposent pas leur volonté avant qu'ils franchissent le seuil de leur travail responsable indépendant.

« Armez la volonté et pas seulement la pensée », disons-nous, parce que, à l'époque de grands bouleversements mondiaux, maintenant plus que jamais notre volonté ne doit pas se briser, mais se durcir et ne le peut que si elle repose sur la compréhension scientifique des conditions et des causes du développement historique.

D'autre part, c'est précisément dans une époque aussi critique que la nôtre, surtout si elle se prolonge – c'est-à-dire si le rythme des événements révolutionnaires en Occident s'avère plus lent qu'espéré – que les tentatives de diverses écoles et sectes philosophiques idéalistes et semi-idéalistes pénétreront probablement la conscience des jeunes travailleurs. Impressionnée et prise au dépourvu par les événements - sans expérience préalable de la lutte pratique des classes - la pensée des jeunes travailleurs pourrait être sans défense contre diverses doctrines de l'idéalisme, qui sont essentiellement des traductions de dogmes religieux dans la langue de la pseudo-philosophie. Toutes ces écoles, en dépit de la diversité de leurs désignations, idéalistes, kantiennes, empirio-critiques et autres, conviennent finalement du fait que la conscience, la pensée, la connaissance précèdent la matière et non l'inverse.

La tâche de l'éducation matérialiste des jeunes travailleurs est de révéler les lois fondamentales du développement historique. Et le plus important et le principal de ces fondements est la loi qui stipule que la conscience humaine ne représente pas un processus psychologique libre et indépendant, mais dépend du fondement économique matériel, c'est-à-dire qu'elle est déterminée par lui et est sous sa domination.

La dépendance de la conscience des intérêts et des relations de classe, de l'organisation économique, se manifeste plus ouvertement, mais aussi brutalement, dans une époque révolutionnaire. Sur la base de leur expérience irremplaçable, nous devons aider les jeunes travailleurs à renforcer dans leur pensée les fondements de la méthode marxiste. Mais ce n'est pas assez. La société humaine elle-même tire les bases à la fois de ses racines historiques et de ses rapports économiques actuels du monde matériel. Il faut voir dans l'homme d'aujourd'hui un moment dans un développement d'ensemble, qui commence par l'émergence de la première cellule vivante du laboratoire de la nature, lieu de l'action des propriétés physiques et chimiques de la matière. Celui qui a appris à regarder avec cette clarté le passé du monde entier, y compris de la société humaine, des règnes animal et végétal, du système solaire et de l'infini environnant, ne cherchera pas, pour comprendre les secrets de l'univers, des clés dans des livres "sacrés" poussiéreux, remplis des contes de fées philosophiques de l'enfance primitive. Et celui qui ne reconnaît pas l'existence des puissances mystiques célestes, capables d' invasions arbitraires dans les vies personnelles ou sociales pour les diriger d'une manière ou d'une autre, celui qui ne croit pas que la misère et la souffrance trouveront une récompense majorée dans d'autres mondes, celui-là sera plus ferme et plus solide, et sera plus confiant et courageux pour chercher dans les conditions matérielles de la société les fondements de son travail créatif. L'idéologie matérialiste non seulement ouvre grand une fenêtre sur l'univers tout entier, mais elle renforce aussi la volonté. Elle seule fait de l'homme moderne un humain. Il est vrai que celui-ci dépend toujours de conditions matérielles graves, mais il sait déjà comment les surmonter et il participe consciemment à la construction d'une nouvelle société, basée à la fois sur la plus haute technologie et la plus haute solidarité.

Donner à la jeunesse prolétarienne une éducation matérialiste — c'est le plus grand défi. Je souhaite sincèrement le succès à votre magazine, qui veut participer à ce travail éducatif.

Leon Trotsky

  27 février 1922