1922

Un discours sur la crise du P.C.F. et la nécessité de le transformer en réel parti de type bolchévique.


Œuvres - mars 1922

Léon Trotsky

Le mouvement ouvrier français

Éxécutif de l’Internationale Communiste - 2 Mars 1922


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Camarades, la commission nommée pour étudier la question française a travaillé pendant la semaine écoulée et elle a abouti à une résolution unanime [1]. Le fait que cette résolution a été acceptée par tous les membres de la commission est d'une grande importance politique, parce qu'il s'agissait non de questions générales envisagées comme telles mais, avant tout, d'étudier la crise qui existe actuellement dans le parti français et de trouver les moyens les mieux appropriés pour la résoudre.

Notre parti, je parle de tout le parti communiste, se développe dans une époque qui n'est pas très tranquille ni très monotone. La monotonie, c'est la dernière chose dont nous puissions nous plaindre dans l'époque présente.

La situation sociale s'aggrave : la situation, la constellation politique nationale et internationale changent brusquement. Le parti est dans la nécessité de s'adapter aux exigences de ce mouvement, on pourrait dire spasmodique, du développement social et politique. Voilà d'où provient la crise dans le parti communiste, et voilà pourquoi elle a pris tout à fait inopinément une importance très grande, très aiguë.

Nous l'avons vu chez nous, dans notre parti russe, quelquefois. Une commission de cette conférence étudie maintenant la question russe, qui n'est pas, c'est ma conviction profonde, la crise du parti russe, mais qui est la survivance d'une crise déjà dépassée [2]. Nous avons étudié, au 3° congrès, la crise du parti allemand [3], et cette conférence ci s'est trouvée confrontée à la crise du parti français.

Camarades, le parti français s'est composé, comme beaucoup d'autres, à partir d'une part d'un groupement plus ou moins étroit de partisans de la III° Internationale unis dans un comité spécial; d'autre part d'un large courant au sein de l'ancien parti [4].

La scission

Le congrès de Tours fut une étape, un moment décisif dans le développement du communisme français : c'était la scission avec les réformistes, avec les patriotards; la responsabilité formelle de cette scission retombe sur eux parce qu'ils sont restés dans la minorité et qu'ils ont quitté le parti. Mais, naturellement, nous prenons sur nous la responsabilité politique et pas seulement formelle de cette scission, parce que c'est la scission entre les réformistes et la révolution prolétarienne, qui représentent des tendances absolument irréconciliables.

Mais il serait tout à fait faux, même théoriquement, de supposer qu'après la scission   ce fait fondamental qui marque la naissance même du parti communiste français   le parti communiste révolutionnaire en France fût déjà créée par l'Histoire, tout à fait réalisé tel qu'il se présentera au moment de la conquête du pouvoir.

Non, il reste à faire après cette scission un grand travail d'organisation, de purification, d'éducation, de sélection.

Le congrès de Tours a signifié que le prolétariat français manifeste en principe, en organisation, sa volonté pour la révolution, pour la dictature, pour la conquête du pouvoir. Mais il existe pour le prolétariat français une grande tâche historique et un grand problème : c'est de créer, dans cette situation très fluide, un instrument tout à fait approprié à cette grande tâche historique. Et ce problème, cette tâche consistant à créer l'instrument idéologique et d'organisation nécessaire, se réalise non selon une ligne tout à fait directe, et paisible, mais au travers de secousses et de crises, grandes et petites. C'est absolument inévitable. Et la crise, comme telle, ne signifie nullement que le parti est malade; cette crise montre seulement que le parti est vivant, qu'il se développe. Pour prouver, pour démontrer que le parti est sain, il faut voir si le parti est capable de surmonter cette crise. Et nous avons tous, à la commission, été de cette opinion que la volonté et les capacités du parti communiste français de faire un nouveau pas en avant sont tout à fait indiscutables.

La crise

En quoi consiste cette crise ? Le congrès de Marseille était une seconde étape, une étape très remarquable du mouvement révolutionnaire en France. Le congrès de Marseille a voté deux résolutions d'une importance capitale : la résolution sur le mouvement syndical, sur les rapports entre le parti et les syndicats, c'est à dire entre l'avant garde et la classe ouvrière en France. L'autre résolution est celle qui concerne la question agraire, c'est à dire les rapports entre le parti et les petits paysans de France. Ces deux points : la question du prolétariat et la question du petit paysan, ce sont les deux questions qui dominent le problème de la révolution française.

Le congrès de Marseille les a résolues dans un sens communiste, dans un sens révolutionnaire qui nous donne la possibilité d'aller de l'avant sur la base de principes bien déterminés, bien définis. Et néanmoins, à ce même congrès, voilà une crise d'organisation qui surgit, et il y a d'abord la discussion sur le fait même savoir si c'est une crise d'idées ou si c'est une crise de personnes [5].

Or, à la commission, nous avons écarté toutes les questions personnelles, et nous ferons de même ici, non parce que nous estimons que les questions personnelles sont tout à fait au dessous du niveau d'un parti communiste : bien ou mal, la politique se fait par des hommes; les hommes, n'est ce pas, sont les représentants des tendances, les hommes ont leur caractère, souvent mauvais : alors, on se querelle avec acharnement, quand il y a des divergences de principes et quand il n'y en a pas.

Mais le fait que quelques incidents, lors de l'élection des membres du comité directeur, ont pris une importance politique pour le parti, prouve que le parti, que sa conscience, ont senti dans l'atmosphère quelques dangers.

Dans les époques ordinaires, dans les époques paisibles, la crise se prépare lentement, les éléments de la crise s'accumulent successivement et on a toujours assez de temps pour se rendre compte du contenu de la crise, pour la déterminer, pour la caractériser.

Dans une époque comme la nôtre, la crise vient souvent comme le voleur dans la nuit, inopinément. On remarque au commencement, n'est ce pas, qu'il y a quelque chose; il y a un certain malaise et après cela, progressivement, on en vient à résoudre la question du point de vue des principes.

Or, le camarade Soutif va nous aider à comprendre la situation par quelques paroles qu'il a prononcées au congrès de Marseille. Il a dit ce qui suit, d'après le compte rendu de l'Humanité :

“ L'orateur indique que depuis Tours, des tendances se sont formées et qu'il ne faut pas s'en alarmer, car elles marquent la vitalité du parti. D'ailleurs, ces tendances existent dans l'Internationale communiste. Là, comme ici, il y a un opportunisme de droite et un centre. ”

Il faudrait ajouter, selon moi, à ces affirmations du camarade Soutif, que l'existence de tendances ne prouve pas, en soi, la vitalité du parti; comme la crise, l'existence des tendances ne prouve pas que le parti est vivant, que le parti se développe : mais la vitalité du parti communiste peut être prouvée par le fait que le parti est capable de soutenir et d'affermir les tendances révolutionnaires et de dominer les tendances opportunistes ou extrémistes, dans le mauvais sens du mot, comme nous l'observons aussi, de temps en temps, dans notre Internationale.

Il est bien naturel qu'après le congrès de Tours, quand on a fait la scission définitive, irrévocable avec les réformistes, qu'après ce fait fondamental, les tendances ou les nuances réformistes ne puissent trouver un large domaine, un terrain libre pour se développer dans le parti communiste français. Mais l'opportunisme, au sein d'un parti révolutionnaire, commence toujours comme un petit nuage, comme une tâche, il tâtonne, il cherche s'il y a opposition, s'il y a résistance. S'il ne trouve pas cette résistance, il se développe toujours comme une tâche d'huile et il peut devenir une maladie vraiment dangereuse, surtout dans une époque comme la nôtre où, comme je l'ai dit, la situation change rapidement, nous place devant des difficultés toujours nouvelles et demande de nous, comme parti, la faculté de diriger notre parti tout à fait librement, exige que nos pieds et nos jambes ne soient jamais liés par ceux qui se nomment nos amis, mais qui sont, au fond, nos adversaires.

Une tendance de droite

Nous avons pu constater que la droite, dans le parti communiste français, et cela s'explique très bien par son histoire et par le congrès de Tours, n'est une tendance ni large, ni définie, ni organisée; c'est une tendance en formation, ou si vous voulez, en renaissance. Elle se manifeste sur quelques questions d'une importance vitale pour le parti français, notamment sur la question du militarisme. On attaque, par exemple, notre camarade Cachin parce qu'il a demandé d'armer le peuple ouvrier. On l'attaque en disant : “ Non, notre position c'est le désarmement, c'est le pacifisme absolu. ”

J'ai ici quelques articles et discours de membres du parti communiste français. Je ne ferai pas beaucoup de citations pour ne pas vous fatiguer   les citations sont toujours bien ennuyeuses   mais, sur une question, et sur celle là seulement, je donnerai quelques citations qui sont les raisons mêmes de notre inquiétude profonde.

Voilà, par exemple, un article qui est publié même dans l’Internationale :

“ D'excellents camarades s'étonnent de voir un certain nombre d'entre nous rester fidèles au vieil antimilitarisme d'autrefois, fait d'opposition absolue et irréductible à tout système d'armement. ”

Premièrement, nous ne comprenons pas de quel antimilitarisme il s'agit, parce que si nous prenons Jaurès, il était pour l'“ Armée nouvelle ”, il était pour la milice, pour l'armement du peuple. Sa position était très liée avec son idéologie démocratique, mais il n'a jamais défendu ce pacifisme vague, confus et sentimental qui consiste dans le refus d'employer des armes.

“ Car, il n'y a pas   - continue notre auteur -   deux militarismes. Il n'y en a qu'un. ”

Ainsi, un membre de notre parti   c'est le camarade Raoul Verfeuil   déteste le militarisme “ quelle que soit la couleur qu'on lui donne, parce qu'il annihile la personnalité ”. Or, camarades et je vous prie de ne pas croire que je parle ici comme le défenseur de notre armée rouge   s'il ne s'agissait que de la critique du “ militarisme russe ”, du “ militarisme rouge ”, naturellement, dans des articles de l’Internationale à Paris, on pourrait dire que ces articles sont détestables, mais qu'ils sont inoffensifs, qu'ils ne peuvent pas être bien nuisibles au prolétariat français. On pourrait dire cela, mais à une condition : si le prolétariat français n'a pas besoin de la révolution, s'il l'a déjà accomplie et assurée. Malheureusement, ce n'est pas le cas.

On parle dans le même article, de “ l'emploi de certains procédés de force qu'une situation de fait peut justifier mais que la doctrine de notre parti et la morale sont d'accord pour réprouver ”. Oui, camarades, il y a des méthodes qui peut être nous seront imposées, les méthodes de violence, mais que notre morale réprouve comme la doctrine de notre parti.

Et puis un argument décisif. “ On nous objecte que nous avons besoin de l'armée pour faire la révolution. La révolution serait encore plus facile si l'armée n'existait pas. ” (Rires prolongés.)

Voilà, l'adversaire est désarmé ! Devant cet argument, l'adversaire est désarmé !

Mais, camarades, ce n'est pas là un fait unique. Sur la même question nous trouvons dans le même organe de notre parti, un article de notre camarade Victor Méric sur le militarisme. Il veut apporter, écrit il, quelques arguments contre le militarisme   “ contre tous les militarismes ”. Puis, après avoir évoqué les nécessités de la révolution, il écrit : “ Constater et déplorer ces dures nécessités, c'est une chose. ”

Constater et déplorer ces dures nécessités, est ce à dire qu'il accepterait d'employer la violence ? Mais il ajoute : “ Les admettre a priori, les préparer méthodiquement, les vouloir, c'en est une autre. ”

Voilà des questions bien posées.

Nous disons et répétons que la seule possibilité pour le prolétariat de se libérer, c'est de jeter bas la bourgeoisie, de lui retirer le pouvoir, de s'en emparer en désarmant la bourgeoisie et en s'armant lui même.

Et, sans doute, l'éducation que le parti doit développer consiste dans ce travail préparatoire : faire comprendre au prolétariat qu'il ne peut vaincre la bourgeoisie que par la violence révolutionnaire.

Nécessité de la violence

Est ce que nos camarades Méric et Verfeuil croient qu'il y a dans le prolétariat français un excès de cette violence révolutionnaire contre la bourgeoisie ? Est ce qu'ils croient que le prolétariat français est sanguinaire et qu'il faut le discipliner, le brider un peu par notre morale et la sainte doctrine qui nous commandent d'être humains envers notre ennemi. C'est le contraire qui est vrai. Toute l'histoire de la III° République, au lendemain de la Commune, montre que cette Commune fut non seulement le désarmement physique du prolétariat, mais son désarmement moral. L'atmosphère même, l'opinion publique bourgeoise ont pour tâche d'infecter la mentalité de la classe prolétarienne par l'hypnose de la légalité. La légalité, c'est la couverture de la violence brutale de la bourgeoisie.

Qu'est ce que nous devons faire, nous autres ? Nous devons démontrer au prolétariat que la légalité n'est qu'un masque pour la violence de la bourgeoisie, que la violence de la bourgeoisie ne peut être brisée que par la violence   la nôtre. Qu'il faut se préparer, qu'il faut s'éduquer, qu'il faut la vouloir si nous voulons la victoire. Il faut vouloir les moyens, et les moyens, c'est la violence révolutionnaire. Et on vient dire au prolétariat : “ Peut-être que tu auras la triste occasion, une fois, d'employer la violence ”, mais notre sainte doctrine et notre sainte morale le défendent. On ne peut que semer le désarroi et le trouble en propageant une morale révolutionnaire de ce genre.

Comme je lisais ces articles, j'ai vu, par hasard, les résolutions du congrès anarchiste où on dit naturellement : “ Les anarchistes ne veulent pas le pouvoir, ils restent ennemis de toute dictature quelle qu'elle soit, de droite ou de gauche, de la bourgeoisie ou du prolétariat, ils restent ennemis du militarisme quelque couleur qu'il prenne, de la bourgeoisie ou du prolétariat. ” C'est la même idéologie, la même.

J'ai cité deux camarades bien connus comme Verfeuil et Méric et leurs critiques sont dirigées, pour autant que je le comprenne, contre une résolution de la fédération des jeunesses. Nous avons un peu combattu un représentant de la fédération des Jeunesses au 3° congrès, mais cette résolution ci est tout à fait juste. Elle affirme qu'il faut combattre le militarisme, mais elle préconise l'armement du prolétariat.

Avant les articles des camarades Verfeuil et Méric, nous avions eu sur le même sujet un discours programme prononcé par notre camarade Georges Pioch au congrès du parti. J'en ferai quelques citations qui me paraissent d'une grande importance. Voici ce que dit le camarade Pioch :

“ Les peuples ne se sont pas battus seulement pour des intérêts. Ils se déclarent la guerre et les passions la font durer. En méconnaissant cette vérité, vous fonderiez des sociétés d'où la guerre ne serait pas bannie. ”

Ainsi, la guerre n'est pas un produit de la structure de la société, c'est un phénomène psychologique, elle naît des passions, et il faut éduquer l'homme pour que la société, même communiste, ne produise pas de guerres.

“ Au lieu de déshonorer la guerre, vous commencez par déshonorer la paix en déshonorant le pacifisme. ” Notre lutte contre le pacifisme sentimental paraît au camarade Pioch une lutte contre la paix et comme une glorification même de la guerre. “ Le seul antimilitarisme profond et profitable est celui que créera l'éducation des enfants ”.

Et, pour en finir, et cette thèse est la plus formidable :

“ En ce qui concerne la désertion, l'orateur ne peut ni la conseiller, ni la déconseiller. C'est une affaire de conscience. Quant au noyautage de l'armée, il considère que c'est un sophisme dangereux. ”

Ce discours a été prononcé au congrès du parti communiste !

On nous dit : “ La guerre, c'est un phénomène plutôt psychologique. Il faut éduquer les enfants, les petits enfant dans leur berceau dans l'esprit de l'antimilitarisme pur et absolu, dans le pacifisme honni par vous, les militaristes rouges, et par ce procédé nous aboutirons à une société sans guerre. Et, pour le moment, peut être la désertion, peut être, mais c'est un cas de conscience individuel, je ne peux ni la conseiller ni la déconseiller. Et le noyautage dans l'armée, qu'est­-ce que cela veut dire ? Le noyautage, cela veut dire le travail des communistes comme communistes dans l'armée. Or, c'est “ un sophisme dangereux. ”

Camarades, nous connaissons très bien Pioch. C'est un bon poète, un écrivain et nous l'estimons   je le dis tout à fait sincèrement. Mais je ne parle pas du camarade Pioch, je parle du secrétaire de la fédération de la Seine. La fédération de la Seine, c'est la fédération la plus importante du parti. Et je me demande, camarades, tout en sachant bien que les idées du camarade Pioch sont tout à fait exceptionnelles, personnelles, quelle résonance, quel écho elles peuvent trouver dans les cerveaux de notre jeunesse ouvrière communiste ou mi communiste, à qui on dit que le militarisme rouge, la violence, le meurtre et l'effusion de sang ne sont pas des principes communistes ? (Je ne sais pas si c'est dans le discours du camarade Pioch ou dans l'article du camarade Verfeuil qu'il est dit que le meurtre et l'effusion de sang ne sont pas des principes communistes.)

Qu'est ce que cela veut dire, camarades ? Et le parti, qu'est ce que le parti ? Le parti, c'est l'organisation d'une haine consciente contre la bourgeoisie. Et la haine, est ce un principe communiste ? Je crois que c'est la fraternité qui est un principe communiste, mais le parti communiste est l'organisation de la haine de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Et si l'on veut combattre la bourgeoisie avec les sentiments qui naîtront sur la base d'une société sans bourgeoisie, alors cette société ne viendra jamais.

Qu'est ce que le parti ? Le parti, camarades, c'est une organisation pour lutter contre les autres organisations. Et la lutte entre les hommes, est ce que c'est un principe communiste ? Qu'est ce que le communisme, non pas comme idéal de l'avenir, mais le communisme comme une chose vivante, d'aujourd'hui ? C'est   qu'on me permette le mot   l'armée en lutte. Le communisme vivant, c'est tout à fait contraire au principe communiste des pacifistes.

Confusionnisme

Les conceptions que je viens d'examiner ne peuvent que produire une confusion extrême, absolue, dans la conscience de la jeune génération du prolétariat français, et cela a été reconnu par tous les camarades de la délégation française. Nous avons causé, discuté et nous en sommes venus à cette conclusion qu'il ne faut ni exagérer, ni atténuer l'importance de pareilles manifestations dans le parti que le parti doit être aux aguets pour éliminer le danger qui pourrait en résulter.

Je ne ferai pas de citations qui vous montreraient d'autres aspects de ces tendances; je mentionnerai seulement qu'elles se manifestent sur différentes questions : sur la question syndicale, sur la question des rapports entre le parti et les syndicats, et aussi dans la question de la discipline du parti. Notre camarade Pioch dit même que le mot “ discipline ”, comme terme militaire, doit être prohibé pour toujours dans le monde des communistes. Naturellement, c'est une question de vocabulaire. Mais il y a quand même là une tendance, une tendance contre la conduite du parti fondée sur le centralisme démocratique fixé par nos statuts nationaux et internationaux.

Or, la commission a constaté qu'il n'y a pas de divergences bien tangibles entre la majorité du parti telle qu'elle s'est déterminée au congrès de Marseille et le groupement que nous pouvons, pour lui donner un nom, appeler la tendance “ plus gauche ”, “ plus à gauche ”. Il n'y a pas eu à la commission de divergences profondes dans l'appréciation de ces manifestations réformistes, pacifistes, etc. S'il y a eu quelques divergences, ce furent plutôt des nuances. Les uns disaient : “ Il ne faut pas les exagérer ”, et les autres répondaient : “ Il ne faut pas les négliger ”. La commission a dit, non par esprit de compromis, mais parce que cela correspond à la vérité et à l'intérêt du parti : “ Ni négliger, ni exagérer l'importance de cette tendance, mais veiller et l'éliminer en temps utile. ”

Attitude des délégués français

Vous savez que quatre camarades ont donné, au cours du congrès de Marseille, leur démission de membres du comité directeur du parti et que ce fut le point de départ de la crise présente, et que c'est précisément au moment où ces camarades, qui ont appartenu au Comité de la IlI° Internationale, ont donné leur démission, que les éléments de la droite ont montré un peu plus d'activité, qu'ils ont même monté une petite offensive contre les principes fondamentaux du parti, contre le parti lui même.

Or, après une discussion approfondie, la délégation française, c'est à dire les membres de la délégation qui étaient mandatés exprès pour cela par le comité directeur du parti, ont donné, de leur propre initiative, aux questions qui ont surgi pendant la discussion elle-même, une réponse, une appréciation écrite que je vais vous lire.

I. La délégation française, conformément aux déclarations de Marseille contre l'opportunisme de droite, s'engage à demander au C.D., au nom de l'Exécutif, le renvoi immédiat de Henri Fabre devant la commission des conflits, aux fins d'exclusion.

Henri Fabre, membre du parti, est connu comme directeur d'un organe quotidien, le Journal du peuple, qui est le point de concentration de toutes ces tendances réformistes, pacifistes, unitaires, avec les réformistes, avec les dissidents.

II. La délégation enregistre la désapprobation formulée par l’Exécutif à l'occasion de la démission de plusieurs membres du C.D.

 

Après avoir pris connaissance du fait que quatre camarades élus ou comité directeur ont donné leur démission au cours du congrès de Marseille, l'Exécutif a trouvé ces démissions injustifiées. Nous avons notre base; le centralisme démocratique, dans les sections nationales comme dans l'Internationale elle même, et nous avons toujours la possibilité, par le jeu normal de nos organisations locales, nationales et internationales, d'aplanir les conflits, de corriger la ligne de conduite d'une organisation, d'une section, d'un organe, d'un journal, sans provoquer de conflits d'organisation aigus, sans des démissions qui sont, par leur caractère même, opposées à l'esprit de la discipline, de l'organisation prolétarienne.

Dans un but d'apaisement, elle demandera au C.D. de proposer au prochain conseil national la réintégration de ces camarades. Le C.D. déciderait que ce conseil national aura pouvoir de congrès. Les camarades actuellement en fonction par suite des démissions conserveraient leur mandat jusqu'à la fin de l'exercice.
III. La délégation insistera auprès du C.D. pour que la thèse du congrès de Marseille relative aux rapports des syndicats et du parti soit strictement appliquée. La commission syndicale du C.D. devra travailler sans relâche dans cette perspective.
IV. Le régime des fractions ne peut exister dans. un parti communiste. La délégation transmettra au C.D. la volonté exprimée par l'Exécutif en vue de mettre un terme aux discordes intestines, d'en finir avec les polémiques irritantes et de réaliser l'union étroite de tous les communistes pour l'action.
CACHIN, RENOULT, SELLIER, MÉTAYER.

Notre commission a enregistré cette déclaration nette, formelle, qui n'exprime pas seulement la volonté des quatre camarades qui en prennent la responsabilité, mais qui constitue un engagement moral au nom du comité directeur du parti français : elle en a apprécié la haute importance, comme base pour reconstruire l'unité menacée du parti.

Le sens d'une exclusion

Cette déclaration commence par la volonté d'exclure, dans le plus court délai, de mettre hors du parti et dans l'impossibilité de nuire au parti le Journal du peuple, c'est à dire de donner un avertissement très net aux tendances de droite, d'exclure le camarade Henri Fabre.

Naturellement, prise comme un fait isolé, cette décision peut paraître sans importance. En fait, elle constitue une date dans la vie du parti. Quand le parti déclare, par la bouche de sa délégation : “ La situation dans son ensemble, telle que nous la voyons et l'analysons maintenant, nous impose l'exclusion de Henri Fabre. ” Cela a un sens très précis. Cela prouve, cela fait comprendre au prolétariat français que le parti ne permet pas qu'on plaisante sur les questions qui furent à l'origine de la scission. La scission est toujours un processus douloureux; quelles que soient ses raisons, on ne se décide pas d'un cœur léger à provoquer une scission dans les rangs du prolétariat. Si l'on s'y résout, on doit avoir des raisons suffisantes. Le parti qui laisserait compromettre ces raisons, qui permettrait d'entretenir des doutes sur la valeur déterminante de ces raisons, si l'on peut s'exprimer ainsi, un tel parti serait compromis dans la conscience de la classe ouvrière.

Notre parti français déclare nettement que le prolétariat français ne verra pas ce spectacle, jamais. La tendance dont il s'agit est bien vague, mais dans la mesure où elle se cristallise dans ce journal et dans son directeur, elle sera mise, dans le plus court délai, hors du parti. Et ce fait, qui signifie en même temps, bien entendu, qu'aucun membre du parti ne participera plus à ce journal ou à des journaux analogues, ce fait élimine la possibilité du malentendu, de ce malentendu qui pourrait devenir très dangereux s'il parvenait à prendre corps. On aurait l'impression que le gros du parti, qui est tolérant pour la droite, est en lutte avec un groupement qui se croit ou qui est peut être d'une nuance plus à gauche. Ce serait un malentendu, ce serait un danger, ce serait le plus grand malheur.

Et puisque le parti, par la délégation de son comité directeur, affirme sa volonté, se fondant sur les résolutions de Marseille, de ne pas permettre que se crée de nouveau une situation pareille, il n'y a pas de possibilité, il n'y a pas de raison de créer des fractions au sein du parti. Ce n'est pas la fraction plus à gauche ou moins à gauche qui doit combattre le danger de droite, c'est le parti lui même. Et puisque le parti lui même proclame et affirme sa volonté, alors pas de fraction. La démission des quatre camarades, quelles que soient les raisons politiques qu'on puisse invoquer, était un commencement, que ces camarades l'aient ou non voulu, de formation de fraction dans le parti, ce que l'Internationale Communiste, le parti communiste français lui même, ne peuvent ni admettre, ni tolérer. Et c'est pourquoi on a décidé unanimement que le comité directeur devra trouver la possibilité, par l'intermédiaire du conseil national, de réintégrer les camarades démissionnaires et de rétablir la plénitude du parti, affirmée par le congrès de Marseille.

Quant à la question concernant les syndicats, sur les rapports entre le parti et les syndicats, je vous l'ai dit, le congrès de Marseille a voté une résolution d'une haute importance. Il ne reste qu'à l'appliquer. Le comité directeur a commencé à le faire; il a créé une commission spéciale pour ce travail, dont il convient de souligner l'importance.

La commission vous propose une résolution qui est la conclusion de son travail et qui, nous l'espérons, aidera notre parti communiste de France à surmonter la crise présente dans le délai le plus court. En voici le texte :

Le parti communiste français a fait, depuis Tours, un grand effort d'organisation, qui a retenu dans ses cadres les meilleures forces du prolétariat éveillé à l'action politique. Le congrès de Marseille a été pour le parti l'occasion d'un sérieux travail doctrinal, dont le mouvement ouvrier révolutionnaire tirera certainement le plus grand profit.
Rompant avec les traditions parlementaires et politiciennes du vieux parti socialiste, dont les congrès n'étaient que prétextes à joutes oratoires des leaders, le parti communiste a, pour la première fois en France, appelé l'ensemble des militants ouvriers à une étude préalable et approfondie de thèses traitant de questions essentielles pour le développement du mouvement révolutionnaire français.
La crise d'organisation dans le parti français, qu'il est également faux d'estimer au dessous et au dessus de son importance, constitue un des moments du développement du parti communiste français, de son épuration intérieure, de sa reconstruction et de sa consolidation sur une base réellement communiste.
La scission de Tours a fixé la ligne de partage fondamentale entre le réformisme et le communisme. Mais c'est un fait absolument indiscutable que le parti communiste qui a surgi de cette scission a conservé, dans certaines de ses parties, des survivances du passé réformiste et parlementaire, dont il ne se débarrassera que par des efforts intérieurs en prenant part à la lutte des masses.
Ces survivances du passé, dans certains groupes du parti, se manifestent :
1. Par une tendance à rétablir l'unité avec les réformistes
2. Par une tendance à former un bloc avec l'aile radicale de la bourgeoisie;
3. Par la substitution du pacifisme humanitaire petit bourgeois à l'antimilitarisme révolutionnaire;
4. Par la fausse interprétation des rapports entre le parti et les syndicats;
5. Par la lutte contre une direction du parti vraiment centralisée ;
6. Par les efforts pour substituer une fédération platonique de partis nationaux à la discipline internationale d'action.
Après la scission de Tours, les tendances de ce genre ne pouvaient se manifester avec une pleine force ni compter sur une grande influence dans le parti. Toutefois, sous la pression puissante de l'opinion publique bourgeoise, les éléments enclins à l'opportunisme manifestent un penchant naturel les uns vers les autres et s'efforcent de créer leurs organes et points d'appui.
Si faible que soit le succès qu'ils aient obtenu dans cette direction, ce serait une erreur de ne pas estimer à sa propre valeur le danger que leur travail représente pour le caractère révolutionnaire et l'unité du parti. En aucun cas les organisations communistes ne peuvent servir d'arène pour la libre propagande des opinions qui furent en substance la cause de la sécession des réformistes, dissidents du parti de la classe ouvrière. Tout manque de clarté sous ce rapport empêcherait inévitablement le travail révolutionnaire d'éducation dans les masses.
La séance plénière du congrès exécutif constate que les résolutions du congrès de Marseille, pénétrées de l'esprit de l’Internationale Communiste, créent des points d'appui hautement importants pour l'activité du parti parmi les masses laborieuses des villes et de la campagne.
En même temps, la séance plénière du comité exécutif prend connaissance avec satisfaction de la déclaration de la délégation française que le Journal du peuple   l'organe où se concentrent les tendances réformistes et confusionnistes  , vu qu'il occupe une position complètement, opposée au programme de l’Internationale, aux décisions des congrès du parti communiste français à Tours et à Marseille et à l'intransigeance révolutionnaire du prolétariat français conscient, sera, dans le plus court délai, mis hors du contrôle du parti.
L'importance exclusive du congrès de Marseille consiste en premier lieu en ce qu'il a posé devant le parti la tâche capitale d'un travail systématique et régulier dans le sein des syndicats, conformément à l'esprit du programme et de la tactique du parti. Ceci implique, justement, la désapprobation décisive de la tendance manifestée par ces membres du parti qui, sous le prétexte de lutter pour l'autonomie, d'ailleurs tout à fait indiscutable, des syndicats, luttent, en réalité, pour l'autonomie de leur propre travail à l'intérieur des syndicats, sans aucun contrôle et sans direction de la part du parti.
La séance plénière prend connaissance de la déclaration de la délégation française, suivant laquelle le comité directeur du parti prend et prendra toutes les mesures nécessaires pour que les décisions du parti soient accomplies dans un esprit d'activité communiste à l'intérieur des syndicats (strictement unis et disciplinés), sous la direction du comité directeur du parti.
Vu que les statuts de l'Internationale communiste et de ses sections se fondent sur le principe du centralisme démocratique et garantissent suffisamment le développement régulier et normal de chaque parti communiste, la séance plénière considère comme injustifiée la démission de plusieurs membres du comité directeur élus au congrès de Marseille, indépendamment des mobiles politiques de ces démissions. L'abandon des postes confiés par le parti peut être interprété, par les masses du parti, comme l'affirmation qu'il est impossible de collaborer régulièrement entre représentants de nuances différentes, à l'intérieur des cadres du centralisme démocratique et peut servir d'impulsion à la formation de fractions à l'intérieur du Parti.
La séance plénière du comité exécutif exprime sa conviction absolue que la lutte contre les manifestations susindiquées des tendances anticommunistes sera menée par la majorité écrasante du parti et par toutes les institutions dirigeantes du parti. Considérant que la formation de fractions ferait inévitablement le plus grand tort au développement du parti et porterait atteinte à son autorité parmi le prolétariat, une séance plénière du comité exécutif prend connaissance avec satisfaction de la déclaration de la délégation française, suivant laquelle le comité central est prêt à prendre les mesures d'organisation nécessaires pour que la volonté du congrès de Marseille soit exécutée jusqu'au bout et intégralement, et que les camarades qui avaient démissionné fassent de nouveau partie de la direction du parti pour y accomplir un travail régulier et sans discorde [6].

Tel est notre projet de résolution. Nous avons discuté avec grande attention, par moment aussi avec passion, parce que les questions que nous examinions sont très importantes : mais la discussion entre tous les membres de la commission et de la délégation française fut toujours pénétrée de la volonté d'aboutir à l'unité du parti sur une base vraiment révolutionnaire et communiste. Et je crois pouvoir vous conseiller d'adopter unanimement la résolution votée par la commission [7].

Si vous voulez présenter un amendement, il ne reste peut être qu'une petite phrase à ajouter à la fin de notre texte :

“Vive le prolétariat français et son parti communiste ! ”


Notes

[1] La “ commission française ”, présidée par Trotsky, comprenait en outre Zinoviev, Clara Zetkin, Ambrogi, Kolarov, Waletski, Humbert-Droz. Les délégués français étaient Cachin, Daniel Renoult, Métayer et Louis Sellier.

[2] Cette commission, présidée par Cachin, avait notamment à s'occuper de l'appel auprès de l'I. C. de l'Opposition ouvrière contre les sanctions prises contre ses militants par le C.C. du parti russe.

[3] Il s'agissait de la crise ouverte par la démission de Levi et Zetkin du C.C., à la suite de leur désapprobation publique de l'attitude des délégués de l'I.C. à Livourne, et qui était devenue aiguë avec le retentissement de l'échec de l'“ action de mars ” et la critique publique qu'en avait faite Paul Levi. La “ commission allemande ” avait été présidée par Lénine.

[4] Il s'agit du Comité de la III° Internationale d'une part, de la minorité socialiste de l'autre, qui allaient, grosso modo, donner naissance, après Tours, l'un à la gauche, l'autre au centre.

[5] Rappelons qu'à la suite de l'échec organisé par le centre de la réélection au C.D. de Boris Souvarine, délégué du P.C. à l'Exécutif, surnommé “ l’œil de Moscou ”, les quatre élus de la “ gauche ”, Loriot, Dunois, Treint et Vaillant-Couturier démissionnèrent avec éclat. Du côté du centre, on mettait plus volontiers en cause le “ caractère ” de Souvarine que les divergences politiques.

[6] Le texte allemand dit : “ eine regelmassige und zusmmengefasste aufgabe ”, c'est à dire “ un travail régulier et systématique ”.

[7] La résolution sera adoptée à l’unanimité.


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