1922

Introduction à "La Guerre et la Révolution", édité en français en deux tomes par "La Tête de Feuilles" (1974)

Trotsky

Léon Trotsky

Introduction à
«La guerre et la Révolution»

24 avril 1922

Préface

Toute une génération a surgi dont la jeunesse politique a été marquée par la Révolution d'Octobre ou les débuts de la IIIe Internationale. Pour cette génération, particulièrement en Russie, la IIe Internationale représente un phénomène assez pénible. La jeunesse révolutionnaire a toujours considéré les Menchéviks et les S.R. [Social-révolutionnaires] comme des ennemis de classe, toujours de l'autre côté de la barricade, de la tranchée. Elle n'a pas vécu le moment historique d'un passé récent, non seulement jusqu'à la guerre impérialiste, mais pendant cette même guerre, alors qu'au sein même de la IIe Internationale qui se courbait honteusement et sans honneur devant l'Impérialisme, débutait le processus intérieur qui devait conduire au schisme et à la création de l'Internationale Communiste.

Aujourd'hui monte une génération encore plus jeune qui, n'ayant pas l'expérience de la guerre civile, ne peut concevoir le rôle joué par les Menchéviks et les « S.R. ». Ce n'est pas en vain que ces mêmes Menchéviks comptent sur la virginité politique des jeunes pour se redonner une vie nouvelle sous forme d'une organisation de la jeunesse. Ils pensent que les faits ont tracé une croix définitive sur le passé, et ils veulent obtenir une large audience auprès des jeunes.

Il est hors de doute que le slogan d'un « Front uni de tous les travailleurs » leur semble, en cette circonstance, devoir trouver une certaine résonance. Si un Front uni est possible avec Scheidemann et Vandervelde, pourquoi pas avec Martov et Tchernov ? En quel sens est possible ce Front uni avec Scheidemann ? Et tout d'abord qui est Scheidemann ? Et qui est Vandervelde ? Les jeunes communistes — qui se heurtèrent d'abord à la IIe Internationale en la personne du social-révolutionnaire Kérensky et du Menchévik Tséretelli, quand ceux-ci désarmèrent les prolétaires de Pétersbourg et mirent en prison des milliers de travailleurs les prenant soi-disant pour des espions allemands, ou plus tard, quand ces mêmes Menchéviks et S.R., en qualité d'organisateurs, d'orateurs, de terroristes, d'agitateurs, d'administrateurs et de ministres de Noullans, de Koltchak, de Dénikine, d'Ioudenitch, de Miller, massacrèrent les ouvriers et les paysans russes au nom et sous les drapeaux de l'Entente — ces jeunes communistes sont déjà renseignés sur le compte des Partis cités plus haut, mais ils les connaissent encore imparfaitement. Les chefs de la Social-démocratie internationale, y compris nos « S.R. » et nos Menchéviks, avaient juré au Congrès de Bâle, un an et demi à peine avant la guerre mondiale, de répliquer à une ouverture des hostilités par la révolution prolétarienne.

L'opportuniste petit-bourgeois est capable de tous les retournements. Il joue très souvent avec les couleurs de la Révolution, mais aux moments décisifs de l'Histoire, il « s'aplatit ». Les représentants qualifiés de la jeune génération doivent connaître le passé récent. Il faut leur enseigner, le plus concrètement possible, par des tableaux expressifs de la vie politique, par des figures humaines, ce que fut la période préparatoire à la Révolution d'Octobre et à la naissance de la IIIe Internationale.

L'histoire de cette époque — nous pensons à l'histoire des classes laborieuses et de leurs groupements politiques — n'a pas été encore écrite et ne le sera pas de sitôt. Il faut étudier ce passé tout récent à l'aide de matériaux bruts, tels que souvenirs, documents, discours et articles. La compréhension de ces tranches du passé est d'autant plus facilitée que l'actualité, trop directement même, découle des événements d'hier.

Ce livre tend à démontrer le propos que nous avons exposé — bien que de façon limitée — en offrant à la jeunesse l'étude de ce passé très récent. L'auteur a eu l'avantage, pendant la guerre en qualité d'émigré, d'observateur et aussi de participant, de pouvoir pénétrer au sein même de plusieurs Partis socialistes européens et nord-américains. On trouvera ici, rassemblés, les fruits de ces travaux nés de cette participation et reliés au thème central : la Guerre et l'Internationale.

L'idée de ce livre prit naissance déjà au début de l'année 1919. Mais je ne réussis pas, jusqu'à maintenant, à réunir les éléments nécessaires à la composition de cet ouvrage.

J'avais alors écrit une introduction explicative. Celle-ci, écrite en Mars 1920, est complétée définitivement.

L.Trotsky

Moscou, 24 avril 1922

Introduction

Dans ce livre se trouvent rassemblés des documents se rapportant à la lutte politique qui se déroula pendant la grande guerre impérialiste. Tous ces événements, ici exposés, sont loin de présenter le même intérêt. J'ai réuni ces articles, ces pamphlets, ces esquisses caractéristiques comme des répercussions, parfois très fugitives, de cette grande époque, comme des tranches de la grande lutte qui ne cessa pas même aux mois les plus sombres de la réaction impérialiste, et qui actuellement s'étend sur le monde entier.

En Autriche-Hongrie

La guerre me trouva à Vienne. De là partit le signal de la première guerre mondiale, après le meurtre de l'archiduc par de jeunes terroristes serbes. La vie intérieure de cette nation, déjà déchirée par des dissentiments internes qui la faisaient ressembler à une gigantesque maison d'aliénés, prit un caractère plus aigu en 1914. Là furent détruits les espoirs et tous les avantages acquis en 1906 grâce à la première révolution russe. Celle-ci avait dégagé de façon décisive les contradictions de classe et rejeté « l'écœurante » lutte nationaliste, avec ses miasmes de chauvinisme. Après tout, chaque droit conquis, comme tout régime démocratique lui-même, n'est pas en soi un remède, mais met en lumière les plaies de toute société. Pour assainir la vie politique il aurait fallu disposer d'un Parti révolutionnaire capable de rassembler les prolétaires de toute nationalité et de s'opposer à l'impérialisme croissant. Mais ceci ne se produisit pas. L'acquisition du droit de vote coïncidait avec le reflux de la vague révolutionnaire russe et donnait un avantage décisif aux éléments opportunistes du Socialisme en Autriche-Hongrie. La chasse aux mandats en un pays aux multiples nationalités était favorable à l'éclosion d'un opportunisme provincial et nationaIiste. La Social-démocratie « réaliste », c'est-à-dire réformatrice et sachant s'adapter, perça grâce au chauvinisme, mais, ce faisant, accentua la chute du prolétariat. En conséquence, il régnait, en Autriche-Hongrie, une atmosphère de profond désespoir qui n'existait pas en Russie malgré le caractère incomparablement plus horrible du despotisme russe.

La guerre s'avérait une issue à l'impasse où se trouvait l'Impérialisme austro-hongrois qui espérait effectuer la soudure totale de la monarchie à la flamme de l'incendie mondial. Il en était de même pour la petite-bourgeoisie chauvine qui, ayant à supporter la concurrence du commerce international, cherchait son salut là où il est le moins possible de le trouver. Même remarque pour la Social-démocratie austro-hongroise.

Son chef, prudent et évasif, opportuniste mais tacticien habile et perspicace dans les limites de l'opportunisme, Victor Adler, laissa complètement tomber les rênes et céda la première place (à moitié volontairement, à moitié contre son gré) aux Austerlitz, Renner, Zeiss et autres bourgeois auxquels la IIe Internationale a permis, et permet encore, de s'intituler « socialistes ». Tous poussèrent un soupir de soulagement. Je me souviens, comment Hans Deutsch (actuellement, à ce qu'il paraît, ami du ministre de la Guerre) parlait ouvertement de l'inéluctable guerre « salvatrice », qui devait définitivement libérer l'Autriche du « cauchemar » serbe. La pourriture des cercles dirigeants sociaux-démocrates se révéla subitement dans toute son horreur.

Le sentiment de honte pour le parti et d'aversion envers les « faux marxistes » — qui n'attendaient que le moment favorable pour trahir ouvertement —, ce sentiment avait encore, à ce moment-là, gardé toute sa fraîcheur, et la désillusion n'en était que plus douloureuse ! Je me vis obligé de quitter Vienne où j'avais passé sept ans de ma vie d'émigré. J'avais signé en arrivant (1907) l'engagement de rester dans les limites du territoire de la monarchie « bis auf Widerruf » (jusqu'à la clause contradictoire), c'est-à-dire jusqu'au moment où je serai mis dehors ! Ce qui, en principe, ne pouvait avoir lieu sans mon accord ! Escorté par les policiers autrichiens, le groupe bigarré des ressortissants russes fut dirigé vers la Suisse, le 3 ou le 4 août 1914 (nouveau style).

En Suisse

En Suisse, nous avons commencé à mesurer l'ampleur du krach qui allait se produire, frappant ainsi toute l'organisation socialiste internationale et, de suite, nous avons cherché quelles seraient les voies conduisant au salut. La petite nation neutre, resserrée entre trois des principaux belligérants (un quatrième se préparant seulement à la lutte : l'Italie), était devenue une arène politique où les marxistes russes, de temps à autre, pouvaient avoir la vision des événements qui se déroulaient. Quant à moi, je sentis la nécessité de me rendre compte de ce qui se passait dans le monde. Cela me contraignit à tenir un journal, c'est-à-dire une forme de littérature dont je n'avais jamais usé jusqu'à ce jour. Je ne renouvelai cette expérience qu'une seule fois ensuite, dans une prison espagnole, après mon expulsion. Cependant, quand après deux ou trois semaines, les journaux socialistes allemands et français reçus à Zürich donnèrent un tableau clair de l'immense catastrophe politique et morale du Socialisme, la forme de mon journal changea. Il devint un pamphlet critique et politique. Le Marxisme ne pouvait pas se laisser aller au découragement devant le visage terrifiant des événements ! Qu'importent l'effondrement, la trahison et la désertion politiques ! Le Marxisme devait démontrer que c'est seulement en vainquant politiquement et en rejetant les superstructures de la IIe Internationale, que le prolétariat pourrait se frayer un chemin jusqu'à la voie du développement révolutionnaire. Ce processus cruel, mais sauveur, ne pouvait qu'être accéléré par les horreurs et la sauvagerie de la guerre. J'écrivis une brochure La Guerre et l'Internationale, qui fut éditée à Zürich en Novembre 1914 et qui, grâce à la collaboration de Fritz Platten, fut assez largement diffusée en Suisse, en Allemagne et en Autriche.

Destinée aux pays de langue allemande et éditée en cette langue, la brochure attaquait en première ligne la Social-démocratie allemande, Parti leader de la IIe Internationale. Evidemment... il était souligné que... les Français, ayant décapité leur roi, vivaient fort bien en République ! En analysant le servilisme méprisable de l'idéologie de guerre allemande, la brochure ne laisse aucun doute quant à ce qui suit : à savoir que, devant une nouvelle contradiction de l'Histoire, l'Impérialisme et le Socialisme — en guerre avec leurs slogans, leurs programmes et leurs antagonismes — représentent tous deux une réaction en armes qu'il faut écraser et rejeter hors du chemin de l'Histoire. Etant donné la façon dont elle avait été rédigée, la brochure reçut l'accueil qu'on pouvait en attendre de la part de la presse social-patriote. Je me souviens du leader des journalistes chauvins Heilemann, déclarant ouvertement que l'œuvre était d'un fou, mais conséquente avec elle-même en sa propre folie. Il va de soi qu'il ne manquait pas de remarques prétendant que ladite brochure était inspirée par un patriotisme secret et qu'elle se révélait une arme de la propagande des Alliés. Le tribunal allemand estima l'ouvrage irrévérencieux envers les Hohenzollern et condamna l'auteur, par contumace, à quelques mois de prison. J'ignore totalement si la République de Ebert me tiendra compte de cette condamnation...

Je reçus une invitation du journal Kievckaia Mysl me demandant de me rendre en France au titre de correspondant de guerre. Pendant toute la période de mon séjour à l'étranger, j'avais conservé des liens avec la rédaction de ce journal. Il se signalait, dans les milieux révolutionnaires internationaux en général et dans ceux de Kiev en particulier, pour son radicalisme non clairement avoué avec une « pointe » de Marxisme. Comme « l'Intelligentsia » de Kiev se compose de propriétaires terriens et qu'il s'y trouve peu d'industrie, la lutte des classes n'y atteint pas le degré constaté à Pétrograd ou dans les autres centres du mouvement ouvrier. La pression politique du Pouvoir, s'appuyant sur celle du nationalisme, obligeait l'opposition bourgeoise à se parer de la nuance du radicalisme. Ceci explique la ligne de conduite suivie par la rédaction qui, ne s'identifiant ni à la Social-démocratie, ni à la classe ouvrière, faisait une large place à des collaborateurs marxistes et leur permettait d'expliquer les événements, en particulier ceux de l'étranger, d'après leur point de vue révolutionnaire. Pendant la guerre des Balkans, alors que la mentalité impérialiste ne s'était pas encore emparée des cercles de la petite bourgeoisie, j'eus l'occasion, dans les colonnes de ce même journal, de mener une lutte ouverte contre les fourberies et les crimes des diplomates alliés dans les Balkans et aussi contre l'Impérialisme « néo-slave ». Sur ce terrain, l'opposition des « Kadets » [Constitutionnels-démocrates] avait conclu alliance avec la monarchie. J'acceptai la proposition d'autant plus volontiers qu'elle me donnait la possibilité de me glisser plus près de la vie politique française en cette époque critique. Après quelques hésitations, le journal, cédant à la pression de l'opinion bourgeoise et les instances de ses collaborateurs sociaux-patriotes, donna complètement dans le patriotisme, s'efforçant de conserver tout juste « une lueur d'honorabilité ».

A Paris

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« Goloss » [La Voix] et « Naché Slovo » [Notre Parole] (1)

En ces circonstances, deux émigrés russes assez peu connus fondèrent un modeste quotidien en langue russe. Cet organe avait à résoudre le problème suivant : renseigner les milliers de prolétaires abandonnés par leur pays et en même temps maintenir leur intérêt sans cesse croissant envers les gigantesques événements journaliers.

Le journal s'efforçait (c'était d'ailleurs là son but) d'éclairer lesdits événements à la lueur du socialisme international et de ne pas laisser s'éteindre l'esprit de solidarité entre les peuples. Les noms de ces deux initiateurs, de ces deux organisateurs et travailleurs infatigables, acquirent par la suite une grande célébrité pendant la Révolution. Antonov-Ovseenko, actuellement commandant en Ukraine et Manouilsky (Bezrabotny), membre de la délégation soviétique en Ukraine. Ils étaient des publicistes sincères, doués de lyrisme, mais à des degrés différents : Manouilsky était plus analytique, le second plus pathétique, mais tous deux étaient ardemment dévoués à leur tâche. Manouilsky tomba malade, atteint de tuberculose pulmonaire et fut envoyé en Suisse pour se soigner, et d'où, plus tard, il participa au mouvement. Le journal reposa alors entièrement sur les épaules d'Antonov. Et ceci n'est pas uniquement une figure de rhétorique : non seulement, il écrivait des articles, tenait la chronique journalière sur la guerre, traduisait les télégrammes et effectuait les corrections, mais encore il emportait « sur ses épaules » des ballots entiers des éditions fraîchement imprimées. Ajoutez à cela qu'il organisait des concerts, des spectacles, des soirées au bénéfice du journal et acceptait toutes sortes de dons destinés à une loterie. Le journal sortait avec des difficultés matérielles et techniques sans cesse croissantes. Avant la sortie du premier numéro, il restait en caisse trente francs. Toute personne nantie d'un certain bon sens aurait pensé qu'il était impossible d'éditer un journal révolutionnaire quotidien dans les conditions imposées par la guerre, par le chauvinisme enragé et la censure malveillante. Cette publication eut d'autant plus de mérite à paraître, avec de courtes interruptions, qu'elle continua d'exister, sous une autre appellation, jusqu'à la Révolution russe, c'est-à-dire pendant deux ans et demi.

La guerre, après que les armées allemandes eussent été contenues sur la Marne, devint de plus en plus cruelle et sans merci. Elle ne tenait compte ni de ses victimes ni des dépenses énormes qu'elle exigeait : des milliards ! Naché Slovo, lui, qui avait déclaré la guerre au monstre impérialiste, faisait état dans sa comptabilité de sommes de dix francs ! Une fois par semaine au moins, il semblait que le journal ne pourrait survivre aux exigences financières ! Aucune issue ! Et pourtant il s'en trouvait toujours une ! Les typographes se passaient de manger. Antonov portait des chaussures trouées ! et à nouveau le miracle s'accomplissait ! le numéro suivant sortait. La principale ressource provenait des soirées organisées par le journal. Afin de nous couler, la Préfecture interdit les concerts. Les dons augmentèrent ! La personnalité moscovite bien connue Chakhov, sympathisant à "l'idée", se trouvant justement à Paris, nous envoya de façon inattendue la somme de 1.100 F accompagnée d'un mot : "contre l'arbitraire”. Il s'avéra qu'il s'était informé de l'importance de la somme maxima rapportée par une soirée et il nous faisait un don égal.

Dès mon arrivée à Paris, je trouvai le journal en son second mois d'existence. Un des collaborateurs les plus actifs en cette première époque était Martov, qui priva le journal de l'objectivité indispensable. Martov gardait l'espoir de faire revivre le Parti à l'aide du social-patriotisme, alors que l'aile gauche était convaincue de la faillite totale de la IIe Internationale et de la nécessité absolue de former l'Union combattante des socialistes révolutionnaires.. En d'autres termes, le journal était, au début, l'organe d'un bloc provisoire comprenant des membres de l'actuel centre gauche (Internationale II et 1/2 !) et des actuels communistes.

Le bloc en arriva bientôt à une polémique interne acharnée et ensuite à une cassure totale. Peu après Zimmerwald, Martov rompit avec Naché Slovo.

Martov

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Plékhanov

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K. Kautsky

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« Naché Slovo » et « Sozial-Demokrat »

Dans la lutte contre ses ennemis Naché Slovo se débarrassa définitivement de ses collaborateurs douteux et assura l'équilibre d'une plate-forme politique qui ne tenait jusqu'ici que par compromis. Le 1er Mars 1916, la rédaction exposa le programme suivant : Naché Slovo se donne comme objectif le rétablissement de l'Internationale dans le cadre de la lutte révolutionnaire du prolétariat de tous les pays contre la guerre et l'Impérialisme et contre les principes du Capitalisme.

Le combat sans merci contre le Social-patriotisme, qui égare la conscience des travailleurs et paralyse leur volonté révolutionnaire, est le principal but de l'action entreprise par Naché Slovo.

Notre groupe se rallie à la résolution « zimmerwaldienne », voyant en celle-ci une étape sur le chemin qui doit mener à la création d'une IIIe Internationale révolutionnaire.

Naché Slovo regarde comme une obligation de l'aile gauche des Internationalistes,
- de condamner l'éclectisme politique,
- de fournir au prolétariat les explications nécessaires pour qu'il comprenne les conditions et le caractère de l'ère historique où nous entrons,
- de lui faire saisir l'importance de la tactique révolutionnaire qui souligne le changement d'une lutte jusqu'ici défensive en une bataille offensive,
- de lui montrer la voie d'un approfondissement et d'un élargissement économiques systématiques amenant aux conflits entre la classe ouvrière et son gouvernement...

« Tout ceci, sous le drapeau de « la conquête du pouvoir politique pour réaliser la révolution sociale ».

Naché Slovo se donne comme obligation, dans les cadres sociaux-démocrates russes, d'épurer ses rangs de tous les sociaux-patriotes qui portent en eux le caractère le plus antirévolutionnaire et le plus démoralisant.

Naché Slovo réclame une totale rupture avec les états-majors sociaux-patriotes et une lutte impitoyable contre eux. Etant donné l'influence de ces derniers sur les masses ouvrières, il est absolument nécessaire d'obtenir l'union de tous les Internationalistes russes.

A Genève, pendant la guerre, le journal Sozial-Demokrat sous la direction de Lénine, sortit environ 33 numéros. Les différences de points de vue entre Naché Slovo et Sozial-Demokrat s'amenuisaient à mesure que se creusait le fossé entre les sociaux-patriotes et les sociaux-pacifistes. Le fait même de la participation de Martov à Naché Slovo — lequel Martov, oubliant son ex-glissement à gauche, continuait à démontrer que les Menchéviks n'avaient pas évolué sur le plan de l'Internationalisme — ne pouvait que brouiller les cartes. La critique de Sozial-Demokrat était, sous ce rapport, irréprochablement juste et aida l'aile gauche à débusquer Martov. En outre, elle donna au journal, après la Conférence de Zimmerwald, une tournure plus précise et sans compromis. A la seconde Conférence de Zimmerwald (Kienthal), la rupture entre le journal Naché Slovo et les internationalistes du type Martov devint un fait accompli. Martov se poussa à nouveau vers la droite et marcha la main dans la main avec Axelrod, qui unissait francophilie et pacifisme, plaçant au-dessus de tout sa haine envers le bolchevisme.

Il y avait trois points de désaccord (et particulièrement quand la rédaction passa entre les mains de « l'aile gauche ») entre les deux journaux. Ces trois points concernaient le défaitisme, le combat pour la paix et le caractère de la révolution grandissante en Russie. Naché Slovo refusait le défaitisme. Sozial-Demokrat dénonçait le slogan « la lutte pour la paix » craignant que celui-ci ne cache des tendances pacifistes et lui opposait la guerre civile. Pour finir, Naché Slovo, pensait que l'objectif du Parti était la prise du pouvoir au nom de la révolution socialiste. Sozial-Demokrat tenait pour la dictature « démocratique » paysanne et ouvrière. La Révolution de Mars balaya ces différences.


Dans ses colonnes, le journal Naché Slovo relevait toutes les nouvelles arrivant à Paris ayant trait au réveil de l'esprit international parmi les mouvements ouvriers. Par l'intermédiaire de ce journal, nous appelions les Internationalistes d'Angleterre, de Suisse, d'Italie, d'Amérique et même d'Australie, d'où correspondait Artem (Sergueiev), maintenant décédé.

Nous nous jetions avec avidité sur tout ce qui pouvait évoquer une idée révolutionnaire en Allemagne et nous creusions profondément tous les documents publiés par l'opposition social-démocrate allemande.

Les collaborateurs de « Naché Slovo »

Parmi les travailleurs russes résidant à Paris, à Londres et même en Suisse, Naché Slovo comptait des amis dévoués et leur nombre allait sans cesse croissant. Beaucoup plus qu'un dixième de ces personnes se consacrèrent, par la suite, à la cause de la révolution prolétarienne. L'état-major littéraire du journal se composait de membres de différentes tendances :

On y comptait des bolchéviks à opinions conciliatrices, des purs bolchéviks, des « avant-gardistes » et de futurs menchéviks. Il est logique de donner la liste des principaux collaborateurs, après le départ de Martov et de ses amis : Angelica Balabanova, M. Bronsky, Vladimirov, Divilkovsky (Avdiev), Zalevsky, Kollontaï, Lozovsky, Lounatcharsky, Manouilsky (Bezrabotny), Mechtcheriakov, Ovseenko-Antonov (Gallsky), Pokrovsky, Pavlovitch, Poliansky, Radek, Rappoport (Vanne), Riazanov (Boukvoied), Racovski, Rothstein, Sokolnikov, Serguéev (Artem), Trotsky, Ouritsky (Boretsky), Tchoudnovsky, Tchitchérine (Ornatsky). Nos amis les plus proches parmi les étrangers se nommaient Alfred Rosmer et Henriette Roland-Holst.

G. I. Tchoudnovsky

[partie mise en ligne séparément]

Le journal de Tchernov

L'existence de Goloss et ensuite de naché slovo, incita un groupe de sociaux-révolutionnaires, avec comme chef de file Tchernov, à fonder un quotidien de tendance subjective. Parmi les membres de l'Intelligentsia populiste, l'épidémie patriotique sévissait incomparablement plus que dans les rangs marxistes. On aurait pu compter sur les doigts les socialistes-révolutionnai­res-internationalistes. Leur internationalisme n'avait pas un caractère révolutionnaire, mais bien humanitaire et idéaliste. En ce qui concerne le chef de ce parti, il remplissait sa fonction « naturelle », ce qui signifie qu'il s'efforçait de prendre position sans oser le faire, défendant à sa manière l'internationalisme en coopé­ration avec les sociaux-patriotes français et comblait les lacunes et les trous de cette doctrine par le bla-bla-bla de ses écrits et de ses discours. S'en prenant tout d'abord à la Social-démocratie allemande, à la critique de laquelle il se préparait depuis longtemps en empruntant des arguments ici et là, tantôt chez Bernstein, tantôt chez les syndicalistes, Tchernov, après une certaine période d'attente, décida que la crise subie par la IIe Internationale signifiait la ruine totale de l'idéologie marxiste et qu'il fallait battre le fer quand il était chaud. Il est évident qu'il ne dépassa pas le niveau d'une argumentation ordinaire et d'un pathos soi-disant moralisateur. Jusque dans la boue du chauvinisme français, il recherchait des arguments pour étayer sa grande découverte : « Marx et Engels étaient les fondateurs du social-impérialisme allemand. » La crise ne survint qu'à la suite du manque d'audience de la voix de Tchernov chez les dirigeants responsables de la IIe Internationale. Ce fameux pro­phète « subjectiviste » oublie simplement de nous expliquer pourquoi les 9/10 de ses partisans avec les blanquistes, les syn­dicalistes et les anarchistes se trouvèrent entraînés dans les remous du patriotisme. Pendant deux ou trois mois, il s'efforça, chaque jour, de démontrer qu'il avait des opinions se distinguant par leur haute teneur politique révolutionnaire. La censure fran­çaise le prit au mot et, après la fermeture de nos journaux, inter­dit aussi le sien. Il se rendit à Zimmerwald où il fit figure de provincial et finit par s'accrocher à la gauche zimmerwaldienne (résultat totalement imprévisible non seulement pour la gauche, mais aussi pour la Conférence et pour lui-même). Il est évident que cela ne l'empêcha pas, d'être le ministre de la guerre impé­rialiste et, en des discours vides et ampoulés, de défendre l'offensive de juin 1917 en coopération avec les armées de l'Entente impérialiste. Les pires traits d'une intelligentsia oppor­tuniste, malgré l'enrichissement qui lui fut donné par son expé­rience parlementaire et journalistique, se retrouvent en la figure politique de Tchernov. L'indéchiffrable vague révolutionnaire projeta ce charlatan à la présidence d'une assemblée, puis d'un seul coup le rejeta dans un oubli total.


Après le choix et l'étude scrupuleuse de la documentation nécessaire à notre publication, il s'avéra indispensable de la scinder en deux tomes. Dans le second livre, nous publierons des articles concernant les groupements politiques et la lutte inté­rieure au sein des principaux partis socialistes européens; il en sera de même pour les documents relatant deux mois de travail en Amérique, à la veille de la révolution de mars.

Nous avons pris pour objectif de ne pas reproduire tous les articles de cette période de guerre, car leur publication aurait alourdi outre-mesure cet ouvrage. Nous avons écarté ceux qui ne présentaient qu'un intérêt secondaire, également ceux contenant des redites. Il nous fallut aussi nous priver des articles trop malmenés par la censure française. Et ces derniers sont plutôt nombreux !

Malgré les coupures effectuées par la censure, le sens de certains articles reste transparent et nous avons essayé de les rétablir en leur intégrité. D'une manière générale il fut impossible d'échapper aux redites, une partie importante des articles ayant été écrite pour un quotidien qui, par son essence même, ne vit que de répétitions.

A la lueur d'une révision attentive, nous avons pensé que ces répétitions étaient utiles en ce qui concerne les jeunes lecteurs.

Ces derniers doivent s'imprégner jusqu'à saturation de l'atmosphère régnant à l'époque de la guerre impérialiste, époque révolue pour nous-même et qui, pour toujours, creuse un fossé sanglant entre le passé de l'humanité et son avenir.

L.TROTSKY

Moscou-Simbirsk, 18 mars 1919.
Moscou, 24 avril 1922.

Note

(1) Dans la deuxième quinzaine de janvier, Goloss fut interdit par ordre du gouvernement français, mais le 29, il reparaissait sous le titre Naché Slovo.