1922

Une lettre à un dirigeant d'alors du P.C.F. : la nécessité de sa transformation en authentique parti révolutionnaire..


Œuvres - juin 1922

Léon Trotsky

Lettre à Ker

6 juin 1922

J'ai reçu votre lettre du 27 mai. Nous sommes aujourd'hui le 3 juin : c'est un véritable record dans la situation où nous a mis la guerre libératrice. Par malheur, je suis loin de pouvoir me solidariser avec la façon dont vous appréciez ce qui se passe dans notre parti français [1] et j'estime de mon devoir de répondre à votre lettre avec une non moins amicale franchise.

1. Si le communisme français manque de contours définis, s'il manque également de clarté dans les idées et dans l'organisation, cela ne vient pas du bas, mais du haut. La classe ouvrière française, en sa double qualité de classe ouvrière et de classe ouvrière française, recherche la clarté, la détermination, le fini et le décidé. C'est parce qu'elle ne les trouvait pas dans l'ancien parti qu'elle a fourni un terrain favorable au syndicalisme révolutionnaire. C'est parce qu'aujourd'hui le parti communiste se débarrasse trop lentement, dans ses sphères élevées, de l'héritage du passé, que la classe ouvrière française est menacée d'une rechute de syndicalisme révolutionnaire. Comme il arrive toujours dans l'histoire en pareil cas, les côtés positifs du syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre tendent à disparaître, et ses côtés négatifs prennent un développement extraordinaire. Je le répète, le manque de clarté ne vient pas d'en bas, mais d'en haut. Il vient des directeurs de journaux, des journalistes, des députés, avec leurs relations et leurs liaisons enracinées dans le passé. Voilà d'où découle cette extraordinaire indécision du comité directeur dans toutes les questions où sont intéressés journaux et journalistes, comme dans l'affaire Fabre !

2. Je suis extrêmement surpris de vos objections à propos de l'exclusion de Fabre. Le comité exécutif avait l'intention d'exclure Fabre déjà lors de la séance plénière. S'il ne l'a pas fait, c'est uniquement parce que la délégation française a pris l'engage ment de l'exclure dans le plus bref délai. Ensuite nous avons trouvé inséré dans le texte de la résolution un mot qui était pour nous inattendu : au lieu de “ mettre le Journal du Peuple hors du parti ”, on a imprimé “ mettre le Journal du Peuple hors du contrôle du parti ”... Cette insertion avait évidemment pour but d'adoucir le fait de l'exclusion, alors que l'Internationale était manifestement intéressée, au contraire, à lui donner un caractère politique exceptionnellement franc, démonstratif et tranché. Ensuite, les atermoiements commencèrent, en violation directe et manifeste de l'engagement pris par la délégation au nom du comité directeur. La camarade Leiciague a déclaré dans son rapport qu'elle ne pouvait rien dire des travaux de la commission de contrôle. La presse du parti n'a pas publié un seul article sur ce sujet. En particulier, je ne peux pas m'empêcher de vous dire mon étonnement et celui des autres camarades, de, n'avoir vu aucun article de vous, camarade Ker, pour expliquer aux ouvriers français la signification politique de l'exclusion de Fabre et de son journal, comme foyers de contagion. N'est-il pas stupéfiant et, en même temps, extrêmement alarmant, qu'on ne trouve dans les publications dirigeantes du parti aucun article pour expliquer et défendre les positions de l'Internationale ? Est-ce que toutes les belles paroles sur la discipline, la liaison vitale et le reste ne deviennent pas par-là de vaines conventions ? Modigliani disait que la liaison avec l'Internationale se réduirait à envoyer de temps en temps des cartes postales avec des vues d'Italie[2]. Mais, par-là, Modigliani s'excluait lui-même de l'Internationale Communiste. Comment peut-on défendre un état de choses où, après qu'une décision ait été adoptée de concert avec la délégation française, elle est sabotée dans la pratique et n'est même pas défendue pour la forme dans la presse du parti ?

L'Internationale n'avait pas seulement le droit, elle avait le devoir de montrer aux ouvriers français qu'elle est un organe centralisé et actif, ayant une volonté politique. Aujourd'hui, la question est posée de façon nette et précise. L'exclusion de Fabre est un fait accompli. Malgré la nullité de l'homme, son exclusion a une énorme importance. C'est un signal par lequel l’Internationale avertit le parti français qu'il est menacé de dangers intérieurs et qu'en retardant la solution des problèmes qui se posent en son sein il ne fait que marcher à des crises plus aiguës.

3. Je ne vois non plus aucun progrès dans la question syndicale. Au contraire, nous voyons ici un recul ininterrompu du parti. Verdier, Quinton et compagnie ont profité de l'autorité du parti pour affermir leur position dans le mouvement syndical, après quoi ils ont repoussé le parti du pied [3]. Certains articles de l’Humanité défendent encore dans la question syndicale l'attitude de Jaurès, nettement opposée à celle de l'Internationale, et même à celle qui fut exprimée, quoique avec trop peu de netteté, au congrès de Marseille. En politique comme en physique, la nature a horreur du vide. Vous évacuez la position syndicale alors que les masses cherchent un guide : voilà pourquoi les syndicalistes et les libertaires occupent automatiquement des positions auxquelles ils n'ont aucun droit moral. Nous voyons bien qu'on redoute une crise dans les sphères dirigeantes du mouvement syndical. Mais quelques articles de principe, clairs, fermes, capables de servir de guide, publiés dans l'Humanité, importent cent fois plus que des accords dans la coulisse avec la C.G.T.U. Dans une question comme la question syndicale, on ne doit pas permettre aux principaux militants de jouer chacun leur rôle et d'avoir chacun leur point de vue. Il y a des décisions fermes et précises de l'Internationale et du parti français lui-même. Ces décisions doivent être appliquées, et ceux qui les violent doivent être exclus, sinon nous réchaufferons dans notre sein des Verdier et des Quinton...

Je ne saurais en aucun cas qualifier de trop “ pessimiste ” le jugement de Rosmer. J'ai reçu de lui une seule lettre, arrivée à Moscou (je le précise pour prévenir toutes déductions inexactes) une dizaine de jours après que le comité exécutif ait pris sa décision sur la question française. Rosmer n'a donc exercé aucune espèce d'influence sur cette décision [4]. Mais, dans sa lettre, j'ai trouvé, après coup, une confirmation de plus de l'absolue rectitude de la décision prise à l'unanimité par le comité exécutif.

D'ailleurs, ni dans les vues de Rosmer, ni dans les miennes propres, je ne vois aucun pessimisme. J'en vois bien davantage dans votre jugement à vous sur le parti français, cher camarade Ker. On dirait qu'à votre avis le parti français doit être traité comme un grand malade; il faut parler à voix basse, marcher sur la pointe des pieds, etc. Nous, au contraire, nous pensons que le parti français, dans son noyau prolétarien essentiel, est profondément sain et révolutionnaire et qu'il aspire avidement à une situation plus définie, à une direction plus décidée.

Dans la question du Front Unique, je ne peux malheureusement non plus changer ma façon de voir. Le bruit qui a été fait dans notre presse française à ce sujet ne sert qu'à détourner l'attention des questions véritablement pressantes et aiguës de la vie intérieure du parti. En voici une preuve vivante : Daniel Renoult insère les articles pacifistes archi­-opportunistes de Verfeuil, Pioch, Méric, il permet à Méric de citer élogieusement le Journal du Peuple, il s'abstient toujours de critiquer la ligne véritablement traitresse de Fabre et Cie : et en même temps, il est plein d'inquiétude à l'idée que Frossard négociera avec Scheidemann et Vandervelde [5]. Nous avons tous l'impression que Renoult pourrait mieux employer son intransigeance à moins de distance, avant tout dans son propre journal. Son intransigeance, il la transporte tout entière à Berlin [6]. L'Internationale n'a jamais imposé au parti communiste français aucune espèce d'accord avec les dissidents, aucun danger de ce genre n'a jamais menacé : et pourtant les dissidents de l'intérieur (la bande de Fabre, celle de Verdier, de Quinton et compagnie) disloquent le parti, lui enlèvent sa physionomie, paralysent sa volonté sans rencontrer de résistance.

Certains camarades ont dit que nous exagérons l'importance de ces phénomènes. Nous répondons que le danger vient précisément de ce que nos camarades dirigeants minimisent leur importance menaçante.

4. Je considère la situation du parti français comme critique. Deux issues sont possibles :

a. une orientation intérieure ferme et décidée, l'expulsion des dissidents de droite et de leur bande, pour prouver que le parti ne plaisante pas avec la discipline; une conduite qui en soit une de la part du comité directeur, une exécution réelle des décisions de l'Internationale Communiste. C'est l'issue la plus saine et la plus souhaitable;

b. la continuation de la politique indéterminée du centre tendant à isoler l'aile gauche; une extrême tolérance à l'égard de toutes les manifestations du pacifisme, du réformisme, du nationalisme à l'intérieur du parti, une intransigeance fausse et fictive dans les questions d'ordre international, l'absence d'une ligne ferme et décidée dans la question syndicale. Cette issue conduit automatiquement à la répétition de l'expérience italienne, c'est-à-dire à une scission laissant le centre avec la droite et en séparant la gauche, avec le parti communiste. En Italie, la chose était due au puissant ébranlement de la révolution de septembre et à sa défaite (1920). En France, au contraire, après l'expérience italienne, la chose ne pourrait se produire que si le centre persistait dans sa passivité fataliste [7]. Naturellement, même dans ce cas le moins favorable, le parti finirait toujours par trouver la bonne route. Les déplacements ultérieurs qui s'opéreront inévitablement dans le prolétariat - et dont notre presse française parle de temps en temps, en termes malheureusement trop imprécis - s'orienteront vers la gauche, et non pas vers la droite. Les politiciens qui agissent sous la pression d'embarras et de reculs passagers sont des impressionnistes et non des révolutionnaires : ils seront balayés par les événements. Le parti peut et doit s'orienter uniquement sous l'accumulation des antagonismes révolutionnaires. Il faut choisir les hommes et les tremper. Les événements exigent de nous le minimum de confiance, le maximum de décision, une concentration maximale des forces. Les décisions de l'Internationale sont dictées par le désir d'aider le parti français à acquérir ces qualités dans le plus bref délai.

Encore une fois, je vous écris en pleine franchise, car j'estime qu'on a perdu trop de temps et que l'enjeu est trop important.


Je vous serre la main.

L. TROTSKY.


Notes

[1] Ker était l'un des dirigeants du centre, secrétaire international du parti. Il avait écrit à Trotsky afin de lui donner son sentiment sur la politique de l'Exécutif dans la question française.

[2]Modigliani, comme tous les “ réformistes ” italiens, ayant adhéré à l'I.C., avait de l'Internationale la conception qu'en avaient, avant la guerre, les social démocrates : une “ botte à lettres ”. L'hostilité à la centralisation dans l'Internationale était incontestablement l'un des caractères de l'opposition “ de droite ” dans les premières années de l'I.C. Mais la gauche manifeste souvent les mêmes réticences. Enfin, des dirigeants aussi peu suspects de “ réformisme ” que Rosa Luxemburg et Jogiches avaient exprimé les appréhensions, que reprendra plus tard Paul Levi.

[3] Verdier et Quinton, chefs de file dés anarcho-syndicalistes au sein de la “ minorité ” révolutionnaire de la C.G.T. puis à la C.G.T.U., étaient initialement membres du parti communiste. C'est Monatte lui-même, champion de l'unité syndicale, qui avait proposé pour le secrétariat des C.S.R. Quinton, lequel allait s'y faire le champion de la scission.

[4]En tant que leader de la gauche et ami personnel de Trotsky, Rosmer était fréquemment accusé par les gens de la droite et du centre d'être l'“ inspirateur ” des “ oukases ” de Moscou.

[5] Frossard était l'un des représentants de l'I. C. à la “ commission des Neuf ” formée après la conférence de Berlin des trois Internationales.

[6] C'est-à-dire dans les discussions entre Internationales ouvertes par la conférence qui s'était tenue dans la capitale allemande en avril 1922.

[7] Les dirigeants de l’I.C. redoutaient pour le P.C. français un “ nouveau Livourne ” : la scission italienne avait laissé dans les rangs socialistes l'écrasante majorité des ouvriers révolutionnaires qui avaient suivi Serrati.


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