L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1925)

1925

 



Léon Trotsky

Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Août-septembre 1925


 

Chapitre Six
La socialisation du processus de production

 

Un État qui tient entre ses mains l’industrie nationalisée, le monopole du Commerce extérieur et le monopole de l’importation du capital étranger pour tel ou tel domaine économique, dispose de ce fait seul d’un grand arsenal de moyens par la combinaison desquels il peut accélérer l'allure du développement économique. Mais tous ces moyens, bien qu’ils ressortent de la nature de l’État socialiste, ne pénètrent cependant pas dans le domaine même du processus de production. En d’autres termes : si nous avions maintenu jusqu’à aujourd’hui l’organisation de toutes les usines et fabriques qui étaient établies en 1913, leur nationalisation, même sous la forme d’organisation de cette époque, nous offrirait par la répartition des moyens économiques selon le plan, des avantages énormes.

Les progrès économiques de la période de reconstruction ont été précisément obtenus grâce aux méthodes socialistes de la répartition de la production, c’est-à-dire grâce aux méthodes du plan économique ou du demi-plan économique, qui doit, assurer des moyens nécessaires aux différentes branches de l’économie sociale. Nous considérons aussi les possibilités résultant de nos rapports avec le marché mondial surtout du point de vue des moyens supplémentaires pour notre production et non encore du point de vue de l’organisation de l’exploitation intérieure.

Cependant, il ne faut pas un instant perdre de vue que les avantages fondamentaux du socialisme se trouvent justement dans le domaine de la production même. Ces avantages, dont nous avons usé jusqu'ici à un faible degré dans l’économie soviétique, ouvrent les plus grandes perspectives sur l’accélération de l’allure du développement économique. Il faut s’occuper, en premier lieu, de la nationalisation réelle (socialisation) de la pensée technique scientifique et de toute activité de recherche dans le domaine de la production ; ensuite d’une solution centralisée, selon le plan, des questions énergétiques de l’économie en général et de chaque division économique en particulier ; ensuite de la standardisation (ou normalisation) de tous les autres produits, et, finalement, d'une spécialisation conséquente des usines elles-mêmes.

Le travail de la pensée technique-scientifique ne connaît plus chez nous les barrières rétrécissantes de la propriété privée. Toute acquisition d’organisation ou d’ordre technique d’une usine quelconque, tout perfectionnement des méthodes chimiques ou autres, peut devenir, sans formalité aucune, le bien commun de toutes les fabriques et usines qui y sont intéressées. Les instituts de sciences techniques ont, chez nous, la possibilité de vérifier leurs appositions et leurs hypothèses dans n’importe quelle entreprise de l’État ; et, inversement, chacune de ces entreprises peut profiter à tout moment, grâce aux instituts, de l’expérience accumulée dans l’ensemble de l’industrie. La pensée technique-scientifique est en principe mise en commun, socialisée, chez nous. Mais dans ce domaine aussi, nous sommes loin d’être délivrés des barrières en partie idéologiques, en partie matérielles et conservatrices que nous avons hérité et dont nous avons pris possession en même temps que de la propriété nationalisée des capitalistes. Nous sommes en train d’apprendre à utiliser de plus en plus étroitement les possibilités qui résultent de la nationalisation des facultés techniques-scientifiques. Dans ce sens, nous obtiendrons, dans les prochaines années, des avantages innombrables qui, dans leur ensemble, mèneront à ce résultat pour nous appréciable : l’accélération de l’allure du développement.

Une autre source d’économie (sociale), et par suite d’augmentation de la production de travail, peut résulter d’une bonne organisation de l’énergie. Toutes les branches de l’industrie, toutes les usines et, en général l'activité matérielle toute entière de l’homme nécessite de la force motrice, ce qui signifie qu’on peut considérer celle-ci comme un facteur (plus ou moins) commun à toutes les branches de l’industrie. On démontre clairement que nous obtenons une économie gigantesque si nous « dépersonnalisons » les sources de force, c’est-à-dire si nous les séparons des usines détachées, auxquelles seule la propriété privée les reliait, et non la conformité économique, sociale ou technique. L’électricité de plan économique n’est qu’une partie du programme total de la nationalisation de l'exploitation de la chaleur et de la force. Si on n’exécute pas ce programme, la nationalisation des moyens de production restera privée de ses résultats les plus importants. La propriété privée ayant été abolie chez nous en tant qu'institution de droit constitutionnel est une forme d’organisation des entreprises elles-mêmes qui — techniquement — représentent des petits mondes reposant sur eux-mêmes. La tâche qui se présente est donc celle de faire pénétrer le principe de nationalisation dans le processus de production, dans ses conditions techniques matérielles. Il s’agit de nationaliser réellement 1’énergétique. Cela concerne aussi bien les stations de force motrice qui existent déjà que, dans une bien plus grande mesure, celles qui sont à créer. L’usine du passage de la vallée du Dniepr (en tant que combinaison de grande station de force motrice et de toute une série de consommateurs de l'industrie et des transports) est construite déjà dans son plan technique selon le principe du socialisme. C’est a des entreprises de cette catégorie qu’appartient l’avenir.

La standardisation des produits représente un autre levier d’essor industriel. Lui sont soumises non seulement les allumettes, les tuiles et les produits textiles, mais aussi les machines les plus compliquées. Il s’agit d'en finir avec le despotisme du consommateur, suite, non de ses besoins, mais de son manque de moyens. Tout consommateur est aujourd’hui forcé d'improviser et de chercher au lieu d'obtenir des échantillons tout prêts, bien adaptés à ses besoins et scientifiquement vérifiés. La standardisation doit réduire au minimum le nombre des types de chaque produit, en tenant compte uniquement de la particularité des différents domaines économiques ou du caractère spécifique des besoins d’une production.

Standardisation signifie mise en commun, relativement au côté technique de la production. Nous voyons comment dans ce domaine la technique des principaux pays capitalistes brise l'enveloppe de la propriété privée et s’oriente vers la négation de la concurrence, du « travail libre » et de tout ce qui s’y rapporte.

Les États-Unis. ont fait des progrès énormes dans la baisse des prix de la production par la standardisation des types et des qualités et par la réalisation de normes de production techniques scientifiques. Leur bureau de standardisation (division of Simplified Practice) a fourni, en collaboration avec les producteurs et les consommateurs intéressés, un travail de standardisation qui comprend des douzaines de petits et de grands objets. En voici le résultat : 500 types de limes au lieu de 2.300 ; 70 types de fil de fer au lieu de 650 ; 3 types de tuiles au lieu de 119 ; 76 types de charrues au lieu de 312 ; 29 types de semeuses au lieu de près de 800 ; enfin 45 modèles de canifs au lieu de 300.

La standardisation rend hommage au nouveau-né, car la simplification de la voiture d’enfant permet une épargne totale de 1.700 tonnes de fer et de 35 tonnes de plomb. La standardisation n'abandonne non plus le malade, car le nombre de types de lits d'hôpital a été abaissé de 40 à un seul. Même les enterrements ont été normalisés ; le cuivre, le bronze, la laine et la soie sont exclus de la production des cercueils. L'épargne faite sur les morts qui sont ainsi soumis a la standardisation, se monte à des milliers de tonnes de métal et de charbon, des centaines de milliers de mètres de bois par an.

La technique a mené, malgré les conditions du capitalisme, à la standardisation. Le socialisme demande impérieusement la standardisation en donnant à celle-ci de bien plus grandes possibilités. Mais nous n’avons fait que commencer ce travail. L’essor qu’a pris la production lui a créé maintenant les conditions matérielles qui lui sont absolument nécessaires. C'est vers la standardisation que doivent aller tous les processus de renouvellement du capital de base. Le nombre de types des produits doit être, en comparaison de ceux d'Amérique, bien plus réduit chez nous.

La standardisation ne permet pas seulement une plus grande spécialisation dans les usines, elle suppose celle-ci. Il faut que nous transformions les usines où l’on produit plus ou moins tout en des usines où l'on produit quelque chose d'une manière parfaite.

Pour notre honte il faut pourtant dire cependant qu’actuellement encore, au seuil du huitième anniversaire de l'économie socialiste on entend assez souvent des administrateurs et même des ingénieurs se plaindre de ce que la spécialisation de la production tue « l'esprit », comprime l’élan du travail, rend le travail dans les usines monotone, « ennuyeux », etc. Cette façon de voir pleurnicheuse et foncièrement réactionnaire rappelle de bien près. les subtilités popularisantes tolstoïennes qui ont trait aux avantages de l'artisanat par opposition à l’industrie d'usine. La tâche de transformer l’économie entière en un mécanisme unique fonctionnant automatiquement est la tâche la plus imposante qu'on puisse imaginer. Elle ouvre un champ d’action illimité à la force de travail technique, organisatrice et économique. Mais cette tâche n’est réalisable qu’avec la spécialisation de plus en plus audacieuse et persévérante des usines, l’automatisation, de la production et une réunion de plus en plus complète des usines gigantesques en une seule chaîne de production.

Les conquêtes actuelles des laboratoires étrangers, l’étendue des travaux américains de standardisation et les progrès des usines américaines dépassent de beaucoup nos débuts dans cette voie. Mais nos conditions étatiques et celles de notre droit de propriété sont beaucoup plus favorables à ce but, que les conditions de n’importe quel pays capitaliste. Et cet avantage l’emportera à mesure que nous avancerons. Pratiquement la tâche se résume à mesurer toutes les possibilités et à profiter de tous les moyens. Les résultats apparaîtront vite et alors seulement nous en ferons l’addition.


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