L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1925)

1925

 



Léon Trotsky

Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Août-septembre 1925


 

Chapitre Sept
Les crises et autres dangers du marché mondial

 

Lorsque nos relations avec le marché mondial étaient encore peu développées, les fluctuations des changes du capitalisme n’agissaient pas tant par la voie du commerce que dans la politique, parce qu’elles aggravaient nos rapports avec le monde capitaliste et les adoucissaient en même temps. Par la suite, nous nous sommes habitués à considérer le développement de notre économie presque indépendamment des processus économiques qui ont lieu dans le monde capitaliste. Même après la reconstitution de notre marché et, par suite, des fluctuations du marché, des crises «d'écoulement, etc..., nous jugions ces phénomènes tout à fait indépendamment de la dynamique capitaliste de l’Occident ou de l’Amérique. Et nous avions raison dans la mesure où notre processus de reconstruction se faisait dans le cadre d’une économie presque fermée. Mais avec l’accroissement rapide de l’exportation et de l’importation, la situation change complètement. Nous devenons un élément — élément extrêmement original, mais qui n’en est pas moins un élément véritable — du marché mondial. Mais ceci signifie que si ses facteurs généraux se transforment et varient d'une manière ou d’une autre, ils influenceront aussi notre économie. Une phase économique se définit très clairement par la manière dont le marché achète et vend. Dans le marché mondial, nous tenons aussi bien le rôle de vendeur que celui d’acheteur. A cause de cela, nous sommes déjà soumis économiquement, à un certain degré, au mouvement de flux et de reflux du commerce et de l’industrie sur le marché mondial.

L’importance de cette circonstance devient plus claire si nous nous représentons pair une mise en opposition ce qu’elle nous apporte de nouveau. A chaque grande secousse économique (crise d’écoulement, etc.), l’opinion publique s’occupe intensément de la question, se demande à quel point, et si, d’une manière générale, des crises sont inévitables chez nous, etc. En faisant cela, nous ne dépassions généralement pas le cadre de l’économie presque fermée conforme à notre situation économique. Nous opposions le principe de plan économique, dont la base économique est formée par l’industrie nationalisée, et le principe élémentaire du marché dont la base économique est le village. La réunion du plan à la puissance élémentaire offre d’autant plus de difficultés que la puissance élémentaire économique dépend de la puissance élémentaire naturelle. De ce fait, résultait la perspective suivante : la progression du principe de plan économique s’accomplira dans la mesure de la progression de l’industrie, de la progression de l’influence de celle-ci sur l’agriculture, de la progression de l’industrialisation et du développement syndical à la campagne, etc. Ce processus était conçu — quelle que fut la manière dont nous déterminions son allure — comme processus se produisant selon le plan. Mais ce chemin est lui- même sinueux et nous sommes arrivés à un nouveau tournant. Cela apparaît très clairement au sujet de l’exportation du blé.

Maintenant, il ne s’agit pas seulement de la récolte, mais aussi de la réalisation de cette récolte, et non seulement pour notre propre marché, mais aussi sur le marché européen. L’exportation du blé en Europe dépend de la puissance d’achat de l’Europe ; la puissance d’achat des pays industriels, de son côté (ce sont naturellement les pays industriels qui importent du blé) dépend du change. S’il se produit une crise dans le commerce et dans l’industrie, l’Europe importera de chez nous beaucoup moins de blé et encore beaucoup moins de bois, de chanvre, de peaux, de pétrole, que si les changes industriels sont à la hausse. La rétrogradation de l’exportation amènera forcément une rétrogradation de l’importation. Si nous n’exportons pas une quantité suffisante de matières premières et de vivres, nous ne pourrons pas importer les machines, le coton, etc. nécessaires. Si la force d'achat du paysan devait être, à la suite de la réalisation incomplète de nos prévisions d'exportation, plus petite qu’il n’est à prévoir, cela pourrait amener une crise dans là reproduction; au contraire, si nous Manquions de marchandises, nous serions, dans le cas d’une exportation restreinte, dans l’impossibilité de combler cette pénurie à l’aide de l’importation de produits tout faits, des machines nécessaires et des matières premières (par exemple du coton déjà mentionné). En d’autres termes, une crise commerciale et industrielle de l’Europe et, à plus forte raison, du monde entier, peut amener chez nous une vague de crises. Au cas d’un essor considérable du commerce et de l’industrie européens, par contre, la demande en bois et en chanvre, ces matières premières étant nécessaires à l’industrie, augmentera immédiatement ; il en sera de même pour le blé dont la demande augmentera à mesure que le change des populations d’Europe s’améliorera. Ainsi l’essor du commerce et de l’industrie donnera là-bas l’impulsion nécessaire à notre essor dans le commerce, dans l'industrie et dans l’agriculture, en facilitant ’la réalisation de nos marchandises d’exportation. Notre indépendance des fluctuations du marché mondial qui existait hier encore, disparaît. Non seulement tous les processus fondamentaux de notre économie dépendent des processus équivalents, mais ils sont soumis dans une certaine mesure à l’effet des lois qui dominent le développement capitaliste, donc aussi aux variations du change. Il en résulte donc une situation dans laquelle nous avons en tous cas intérêt à l’amélioration du change dans les pays capitalistes et dans laquelle, au contraire, nous aurons pour le moins à subir un préjudice au cas où ce change deviendrait plus mauvais.

Dans cette circonstance, inattendue à première vue, la même contradiction qui est à la base de la NEP et que nous avons déjà observée dans le cadre plus étroit de l’économie nationale fermée, apparaît d’une manière plus accusée. Notre organisation actuelle n’est pas seulement fondée sur la lutte du socialisme contre le capitalisme, mais aussi — jusqu'à un certain point — sur leur collaboration. Dans l’intérêt du développement des forces de production, nous ne faisons pas qu’admettre un roulement de commerce capitaliste privé, mais nous le soutenons même jusqu’à un certain point ! — et nous « l'installons » sous forme de concessions, de location d’usines et de fabriques. Nous avons un intérêt extrêmement grand au développement de l’économie paysanne, bien qu’elle n’ait pour le moment qu’un caractère de commerce presque entièrement privé, et que son essor ne favorise pas seulement les tendances du développement socialiste, mais aussi celles du capitalisme. Les dangers d’une telle coexistence et d’une pareille collaboration des deux systèmes économiques — du système capitaliste et du système socialiste (ce dernier utilisant aussi les méthodes du premier) — consiste dans le fait que les forces capitalistes soient plus fortes que nous, et nous menacent réellement.

Ce danger existait déjà dans l’économie fermée [1], mais ce n’était que dans une plus petite mesure. L’importance des chiffres de contrôle de la Commission du Plan d’État consiste justement dans le fait que ces chiffres — nous l’avons exposé dans la première partie — ont prouvé incontestablement la prédominance des tendances socialistes sur les tendances capitalistes, sur la base de l’accroissement général des forces de production. Si nous avions l’intention (disons plutôt la possibilité) de rester jusqu’à la fin un État reposant au point de vue économique, uniquement sur lui-même, on pourrait considérer la question comme étant, en principe, résolue. Il n’y aurait alors de danger pour nous que politiquement, ou dans la menace d’une action guerrière venant de l'extérieur rompre notre unité. Mais étant entrée économiquement dans le système mondial de la répartition du travail, nous sommes soumis aux effets des lois qui dominent le marché mondial et te travail en commun, et la lutte entre les tendances économiques capitalistes et socialistes ont un champ beaucoup plus étendu, ce qui comporte de plus grandes possibilités, mais aussi de plus grandes difficultés.

Il existe donc une analogie profonde et parfaitement naturelle entre les problèmes qui se posaient chez nous dans le cadre des circonstances économiques intérieures au début de l’introduction de la NEP, et ceux qui résultant maintenant du fait de notre participation plus étroite au système du marché mondial. Cependant, cette analogie n’est pas complète. La collaboration et la lutte des tendances capitalistes et socialistes sur le territoire soviétique ont lieu sous le contrôle de l’État prolétarien. Bien que l’État ne soit pas tout puissant dans les questions économiques, la force économique de l’État qui soutient consciemment les tendances nouvelles du développement historique, est énorme. Tandis qu’il admet l’existence de tendances capitalistes, l’État ouvrier peut les tenir en laisse jusqu’à un certain point, en soutenant et en favorisant les tendances socialistes. Un des meilleurs auxiliaires dans cette tactique, ce sont le (système budgétaire de l’État et les mesures d’administration générale, le système de commerce d’État intérieur et extérieur, la favorisation des coopératives de consommation par l’État, une politique de concessions strictement adaptée aux besoins de l’économie étatique, bref, un système complet de protectionnisme socialiste. Ces mesures supposent la dictature du prolétariat et leur champ d’action se borne par conséquent seulement au territoire de la dictature.

Les pays avec lesquels nous entrons en relations commerciales toujours plus étroites ont un système exactement opposé — le protectionnisme capitaliste, au sens le plus large du mot. Voici en quoi consiste la différence. Sur le territoire soviétique, l’économie socialiste lutte contre l’économie capitaliste en .ayant l’État ouvrier de son côté. Sur le territoire du marché mondial, le socialisme va contre le capitalisme que protège l’État impérialiste. Là, ce n’est pas que la lutte de l’économie contre l’économie, mais aussi celle de la politique contre la politique. Le monopole du commerce extérieur et la politique des concessions sont des instruments puissants de la politique économique de l’État ouvrier. Si, par conséquent, les lois et les méthodes de l’État socialiste ne peuvent pas être imposées au marché mondial, les rapports de l’économie socialiste avec le marché mondial dépendent cependant, dans une certaine mesure, de la volonté de l’État ouvrier. Par conséquent, un système du commerce extérieur, employé d’une manière juste, prend une importance tout à fait particulière et comprend un accroissement du rôle de la politique des concessions de l’État ouvrier.

Il ne peut pas s’agir ici d’épuiser la question. Ces lignes cherchent seulement à l’indiquer. La question elle-même comprend deux parties. Premièrement : avec quelles méthodes et à quel degré une action « de plan » de l’État ouvrier est-elle capable de préserver notre économie de l’influence des fluctuations du marché capitaliste ? Deuxièmement : dans quelle mesure et avec quelles méthodes l’État ouvrier peut-il protéger le développement futur des tendances socialistes de notre économie contre les pièges capitalistes du marché mondial ?

Ces deux questions se posaient aussi dans le cadre de l’économie « fermée ». Mais elles prennent actuellement une importance amplifiée à la mesure du marché mondial. Aux deux points de vue, l’élément du plan de l’économie prend une signification incomparablement plus grande que pendant la période écoulée. Le marché nous soumettrait sans aucun doute à son empire si nous nous mesurions avec le marché seul, car le marché mondial est plus fort que nous. Il nous accablerait, par ces fluctuations de change accentuées, et après nous avoir affaibli, il nous dominerait par la somme de ses marchandises au point de vue de la quantité et de la qualité. Nous savons comment un trust capitaliste quelconque cherche à se préserver de l’influence des grandes fluctuations de l’offre et de la demande. Même un trust, étant presque dans la situation d’un monopole, ne se pose pas comme tâche de couvrir le marché entier de sa production à tout moment. Dans les périodes de grand essor, les trusts admettent souvent l’existence d’autres entreprises, font couvrir par celles-ci le surplus des demandes et se préservent ainsi de nouveaux versements de capitaux, à un moment dangereux. Ces entreprises non trustées sont alors les victimes d’une nouvelle crise, souvent ce même trust en fait l’acquisition pour presque rien. Le trust prépare ainsi une nouvelle évolution en s’appuyant sur des forces de production accrues. Si la demande dépasse de nouveau sa capacité de production, le trust recommence le même jeu. En d’autres termes les trusts capitalistes s’efforcent de ne garantir qu’une demande absolument assurée et s'étendent à mesuré que celle-ci augmente, tandis qu’ils diminuent autant que possible les risques dus aux fluctuations des changes et les glissent à. des entreprises de hasard qui remplissent pour ainsi dire le rôle de la réserve de production. Ce schéma n’est naturellement pas suivi toujours et partout, mais il est cependant typique,et nous nous en servons pour développer notre pensée. L’industrie socialisée représente « le trust des trusts ». Cet instrument de production gigantesque est bien moins qualifié qu’un seul trust capitaliste pour suivre toutes les courbes des demandes du marché. L'industrie de l’État réunie en un seul trust doit s’efforcer de couvrir une demande assurée par tout le développement précédent, en utilisant autant que possible, la réserve capitaliste privée pour garantir la demande excédante momentanée, laquelle peut être suivie d'une nouvelle restriction du marché. Le rôle d’une réserve pareille est rempli par l'industrie privée intérieure, dont fait partie l’industrie « concessionnée », et par la masse de marchandises du marché mondial. C’est dans ce sens, justement, que nous avons parlé de l’importance régularisatrice du système du commerce intérieur et de la politique des concessions.

L’État importe tels moyens de production, telles matières premières, tels objets qui sont absolument nécessaires à la conservation, à l’amélioration et à l’extension du processus de production selon le plan. En réduisant à un schéma des rapports extrêmement compliqués, la chose prendra l’aspect suivant : au moment d’une évolution du commerce mondial et de l’industrie mondiale, notre exportation augmentera encore, et en même temps la force d’achat de la population augmentera. Il est donc tout à fait clair, que si notre industrie dépensait immédiatement toutes les devises pour l’importation de machines et de matières premières afin d’étendre les brandies de l’industrie y correspondant, la prochaine crise mondiale qui .amènerait un amoindrissement de nos moyens économiques, condamnerait par ce fait les branches de l’industrie qui se seraient trop exposées et du même coup, dans une certaine mesure, l’industrie entière, à une crise. De tels phénomènes sont naturellement inévitables, jusqu’à un certain point. Les deux sources des fluctuations créant des crises sont, d’une part, l’économie paysanne, et d’autre part, le marché mondial. Mais l’art de la politique économique consistera à satisfaire la demande intérieure fortement accrue grâce aux moyens assurés par la production de l’État ; et, par contre, à satisfaire le surplus momentané de la demande en temps opportun, par l’importation de produits tout faits et par l’utilisation du capital privé. Dans ces circonstances, la baisse des changes mondiaux n’agira que très faiblement sur notre industrie d’État.

Si le morcellement de la petite économie paysanne continue, l’économie paysanne étant dans tout ce travail de régularisation un élément d’une importance extrême, et même décisive dans certains cas, on peut conclure à l’importance énorme d’organes tels que les coopératives de consommation et un appareil de commerce d’État. extensible, organes qui sont censés donner la possibilité de calculer et de prévoir les fluctuations de l’office et de la demande de la campagne.


Mais le processus de notre « incorporation » au marché mondial ne recèle-t-il pas d’autres dangers, plus grands ?

Au cas d’une guerre ou d’un blocus, ne sommes-nous pas menacés de la rupture mécanique d’un grand nombre d’éléments vitaux pour nous, car il ne faut pas oublier que les sentiments du monde capitaliste envers nous sont irrévocablement hostiles, etc. Ces pensées traversent beaucoup d’esprits. Parmi les chefs de la production, on peut trouver beaucoup d’adeptes inconscients ou à demi-conscients de l’économie « fermée ». Nous avons quelques mots à dire à ce sujet. Les emprunts aussi bien que les concessions et la dépendance croissante de l’exportation et de l’importation recèlent naturellement certains dangers. Il en ressort qu’il ne faut lâcher les brides dans aucun de ces processus. Mais il existe aussi un danger contraire et non moins grand, c’est celui qui consiste dans le retardement du développement économique, dans une allure de son évolution plus lente qu’elle ne le serait si on exploitait activement toutes les possibilités mondiales. Mais nous n’avons pas le libre arbitre dans le choix de l’allure, car nous vivons et nous nous développons sous la pression de l’économie mondiale.

L’argument du danger de la guerre ou du blocus au cas de notre « incorporation » au marché mondial peut paraître trop mesquin et trop abstrait. Dans la mesure où l’échange international sous toutes ses formes nous fortifie économiquement, il nous affermit aussi pour le cas d’un blocus ou d’une guerre. Il ne peut pas y avoir de doute que nos ennemis peuvent encore essayer de nous faire subir cette épreuve. Mais premièrement, plus nos relations internationales économiques seront multiples, plus nos ennemis éventuels auront de mal à les rompre. Et deuxièmement, si cela devait arriver malgré tout, nous serions beaucoup plus forts qu’avec un développement fermé, et par conséquent limité.

L’expérience historique des pays bourgeois nous apprend quelque chose à cet égard. A la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe, l’Allemagne développa une industrie puissante et devint, grâce à celle-ci, un facteur extrêmement actif de l’économie mondiale. Son mouvement commercial extérieur et ses relations avec les marchés étrangers et d'outremer, se développa en peu de temps d’une manière gigantesque. La guerre mit brusquement fin à tout cela. A cause de sa situation géographique, l’Allemagne se vit dès le premier jour de la guerre dans un isolement économique presque complet. Et néanmoins le monde entier fut témoin d'une vitalité et d’une persévérance tout à fait extraordinaires de ce pays hautement industriel. La lutte précédente pour les marchés d’écoulement avait été chez lui la cause d’une élasticité étonnante de l’appareil de production, qu'elle exploita à fond pendant la guerre sur sa base nationale restreinte.

La répartition du travail mondial est un facteur qu’on ne peut effacer. Nous ne pouvons accélérer notre propre développement de toutes parts qu’en profitant d’une manière conforme des moyens qui résultent des conditions de la répartition du travail mondial.


note

[1] Il va sans dire qu’elle n’était jamais parfaitement fermée et que nous n'opposons les types caractéristiques que pour la vision d'ensemble de l'exposé. (L. T.)

 


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