L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (1925)

1925

 



Léon Trotsky

Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

Août-septembre 1925


 

Chapitre Huit
Remarques finales

 

Dans tout mon exposé, je suis resté d’un bout a l'autre sur la base du processus économique et de son développement pour ainsi dire logique. De cette manière, j’ai éliminé consciemment presque tous les autres facteurs qui non seulement influencent le développement économique, mais qui sont même capables de lui donner une direction entièrement opposée. Une conception économique aussi partiale est juste et nécessaire méthodologiquement, en tant qu’il s’agit d'un jugement d’ensemble d’un processus extrêmement complexe qui s’étend sur une longue série d’années.

Il faut trouver les solutions pratiques du moment en tenant compte autant que possible de tous les facteurs, dans leur conjonction instantanée. Mais quand il s’agit de la perspective du développement pour toute une époque, il faut absolument séparer les facteurs « saillants », c’est-à-dire avant tout le facteur politique. Une guerre, par exemple, pourrait avoir une influence décisive sur notre développement, et la révolution européenne victorieuse aussi. Et non seulement des événements venant de l'extérieur. Les processus économiques intérieurs produisent un réflexe politique très compliqué, qui de son côté peut devenir un facteur très important.

La classification économique du village qui ne recèle, comme nous l’avons démontré, aucun danger économique immédiat, c’est-à-dire le danger d’augmentation rapide des tendances capitalistes, peut néanmoins produire, dans certaines circonstances, des tendances politiques qui seraient hostiles au développement socialiste.

Les conditions politiques — aussi bien les conditions intérieures qu’internationales — représentent un enchaînement compliqué de problèmes dont chacun exige une analyse spéciale, en rapport étroit avec l’économie, naturellement. Cette analyse n’a pas été prise en considération, pour le but que se proposait cette étude. Tracer les tendances fondamentales du développement de la base économique ne signifie naturellement pas fabriquer une clé toute faite pour tous les changements des forces politiques, qui ont non seulement leur propre logique intérieure, mais aussi leurs perspectives et leurs difficultés. L’orientation économique et ses formes perspectives ne remplacent pas l’orientation politique, elle, ne fait que la faciliter.

Ainsi nous avons consciemment négligé dans le processus de notre analyse la question : combien de temps peut durer la méthode capitaliste ? Par quelles variations passera-t-elle et dans quel sens se développerait-elle ? Ici quelques variantes sont possibles. Nous n’avons pas l'intention de les examiner dans ces lignes finales ; il suffit de les mentionner. Peut-être réussirons-nous à y revenir dans un autre rapport.

La façon la plus simple de résoudre la question de la victoire du socialisme est par l'hypothèse que 1a révolution prolétarienne surviendra en Europe dans les toutes prochaines années. Cette « variante » n'est pas absolument la plus invraisemblable. Mais du point de vue du pronostic socialiste, cela n’entraîne aucune difficulté. Il est clair que dans la liaison de l'Union soviétique avec l’économie d’une Europe soviétique, la question des coefficients de comparaison de la production socialiste et capitaliste aboutirait à la victoire, même si la résistance de l'Amérique était on ne peut plus forte. Et on peut se demander si cette résistance durerait longtemps.

La question se complique énormément, si on émet avec réserve la supposition que le monde capitaliste qui nous entoure se maintienne encore quelques dizaines d’années. Mais une telle supposition n’aurait, en elle-même, aucun sens si nous ne la concrétisons pas par un certain nombre d’autres suppositions. Que devient, dans ce cas, le prolétariat européen et aussi le prolétariat américain ? Que deviennent les forces de production du capital ? Et si les dizaines d’années que nous avons supposées avec réserve, doivent être des années de flux et de reflux tumultueux, de cruelle guerre civile, d’arrêt, ou même de décadence économique, c’est-à-dire simplement un ralentissement des douleurs d’enfantement du socialisme ? Dans ces conditions, il serait clair que dans la période de transition, notre économie atteindrait la prédominance simplement à cause de la stabilité incomparable de notre base économique.

Si on suppose, par contre, que dans le cours des prochaines dizaines d’années, il se forme sur le marché mondial un nouvel équilibre dynamique, une sorte de reproduction, plus vaste, de la période comprise entre 1871 et 1914, alors le problème prend un aspect tout différent. En supposant un tel « équilibre », on admet une nouvelle expansion des forces de production, car « l’amour de la paix » relatif de la bourgeoisie et du prolétariat et la courbe opportuniste de la social-démocratie et des syndicats pendant les années qui ont précédé la guerre mondiale n’étaient possibles que grâce à une évolution énorme de l’industrie. Il est parfaitement clair que si l'impossible devait devenir possible, l'invraisemblable une réalité : si le capitalisme mondial, et en premier lieu le capitalisme européen, devait trouver un nouvel équilibre dynamique (non pas pour ses combinaisons gouvernementales inconstantes mais pour ses forces de production) si la production capitaliste prenait dans les prochaines décades un nouvel essor énorme — ceci signifierait que nous, l’État socialiste, désirons bien changer de train, et même que nous quittons réellement le train de marchandises pour entrer dans le train omnibus, mais qu'en même temps nous aurions à rattraper un express. Exprimé plus simplement, cela signifierait que nous nous serions trompés dans les appréciations historiques fondamentales, cela signifierait que te capitalisme n’a pas encore rempli sa « mission » historique et que la phase impérialiste où nous sommes ne serait pas forcément une phase de décadence du capitalisme, de son agonie, de sa décomposition, mais seulement la préparation d'une nouvelle période de floraison.

Il est parfaitement clair que si le capitalisme reprenait de l’ampleur en Europe et dans le monde entier pour un grand nombre d’années, le socialisme dans un pays arriéré se verrait face à face avec des dangers colossaux. Dangers de quelle sorte ? Sous forme d'une nouvelle guerre que cette fois encore, le prolétariat européen « apaisé » par l'évolution, ne pourrait pas empêcher, d’une guerre, dans laquelle l’ennemi aurait une supériorité technique colossale ? Ou sous forme d’un « déluge » de marchandises capitalistes qui seraient de beaucoup meilleures et meilleur marché que les nôtres — de marchandises qui pourraient briser le monopole du commerce extérieur et, par suite, d’autres bases encore de l’économie socialiste ? Au fond ce serait une question de seconde importance. Mais il est parfaitement clair pour tous les marxistes que le socialisme aurait une position difficile dans un pays arriéré, si le capitalisme n’avait pas que les chances de végéter, mais aussi celles d’un long développement des forces de production dans les pays avancés.

Mais il m’y a certainement aucune raison valable d’adopter cette seconde variante, et ce serait une bêtise de faire valoir d’abord une perspective fantaisiste dans son « optimisme » en faveur du monde capitaliste — et de se casser ensuite la tête pour trouver comment en sortir.

Le système économique européen et mondial représente pour le moment une telle accumulation de contradictions — qui ne font pas avancer son développement, mais lui nuisent à chaque pas — que l’histoire nous fournira dans les prochaines années des occasions bien suffisantes pour acquérir une allure accélérée, pourvu que nous exploitions comme il le faut tous les moyens de notre propre économie et de l'économie mondiale. En même temps, le développement européen déplacera (bien qu'avec des hésitations et des déviations), le « coefficient » de la force politique en faveur du prolétariat révolutionnaire. Dans l'ensemble, on peut supposer que le résultat du bilan historique sera plus que satisfaisant pour nous.


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