1932

Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale.


Œuvres - janvier 1932

Léon Trotsky

La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

4. Les zigzags des staliniens dans la question du front unique

L'ancienne sociale-démocrate Torchors (Düsseldorf), qui est passée au Parti communiste, dit dans un rapport officiel qu'elle prononça au nom du parti à Francfort vers la mi-janvier :

"Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués, et manœuvrer en ce sens en leur proposant l'unité au sommet n'est qu'un gaspillage d'énergie." Nous citons d'après le journal communiste de Francfort qui couvre de louanges ce rapport. "Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués." Suffisamment pour l'oratrice, qui est passée de la social-démocratie au Parti communiste (ce qui, bien sûr, est tout à son honneur), mais insuffisamment pour les millions d'ouvriers qui votent pour la social-démocratie et tolèrent à leur tête la bureaucratie réformiste des syndicats.

Cependant, il est inutile de se référer à un rapport isolé. Dans le dernier des appels du Rote Fahne (28 janvier) qui m'est parvenu, il est à nouveau démontré qu'il n'est admissible de créer le front unique que contre les chefs de la social-démocratie et sans eux. Pourquoi ? Parce que "personne de ceux qui ont vécu et supporté les actions de ces "chefs" pendant ces huit dernières années ne les croira". Mais que faire, demandons-nous avec ceux qui sont venus à la politique depuis moins de dix-huit ans et même depuis moins de dix-huit mois? Depuis le début de la guerre de nouvelles générations politiques ont grandi ; elles doivent faire elles-mêmes l'expérience de la génération aînée, ne serait-ce qu'à une échelle extrêmement réduite. "Il s'agit justement, enseignait Lénine aux ultra-gauches, de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses." Mais l'ancienne génération sociale-démocrate, qui a fait l'expérience de ces dix-huit années, n'a absolument pas rompu avec ses chefs. Au contraire, c'est précisément dans la social-démocratie que restent beaucoup de "vieux", liés au parti par de fortes traditions. Il est regrettable, évidemment, que les masses mettent tant de temps à faire leur apprentissage. Mais dans une large mesure la faute en incombe aux "pédagogues" communistes, qui n'ont pas su démasquer concrètement la nature criminelle du réformisme. Il faut, au moins, tirer profit de la nouvelle situation, alors que l'attention des masses est concentrée au plus haut point sur le danger mortel, pour soumettre les réformistes à une nouvelle épreuve qui sera, peut-être, cette fois-ci décisive.

Sans cacher ni modérer en rien notre opinion sur les chefs de la social-démocratie, nous pouvons et nous devons dire aux ouvriers sociaux-démocrates : "Comme, d'un côté, vous êtes d'accord pour vous battre avec nous, et que, de l'autre, vous ne voulez pas encore rompre avec vos chefs, voilà ce que nous vous proposons : obligez-les à entreprendre une lutte commune avec nous pour telles et telles tâches pratiques, par tels et tels moyens ; en ce qui nous concerne, nous, communistes, sommes prêts." Que peut-il y avoir de plus simple, de plus clair, de plus convaincant que cela ?

C'est précisément dans ce sens que j'écrivais - avec l'intention délibérée de susciter l'effroi sincère ou l'indignation feinte des imbéciles et des charlatans, - que, dans la lutte contre le fascisme, nous étions prêts à conclure des accords pratiques militants avec le diable, avec sa grand-mère, et même avec Noske et Zörgiebel [1].

Le parti officiel viole lui-même à chaque pas sa position figée. Dans ses appels à un "front unique rouge" (avec lui-même), il avance invariablement la revendication de "liberté illimitée des manifestations, des réunions, des coalitions et de la presse prolétariennes". C'est un mot d'ordre absolument juste. Mais dans la mesure où le Parti communiste parle de journaux, de réunions, etc., prolétariens et non pas seulement communistes, il avance en fait le mot d'ordre de front unique avec la social-démocratie elle-même, qui édite des journaux ouvriers, convoque des assemblées, etc. Le comble de l'absurdité est d'avancer des mots d'ordre politiques, qui contiennent l'idée de front unique avec la social-démocratie, et de refuser les accords pratiques pour se battre sur ces mots d'ordre.

Münzenberg, chez qui se disputent la ligne générale et le bon sens mercantile, écrivait en novembre dans Der rote Aufbau : "Il est vrai que le national-socialisme est l'aile la plus réactionnaire, la plus chauvine et la plus féroce du mouvement fasciste en Allemagne, et qu'effectivement, tous les cercles de gauche (!) ont le plus grand intérêt à s'opposer au renforcement de l'influence et de la puissance de cette aile du fascisme allemand." Si le parti d'Hitler est l'aile "la plus réactionnaire, la plus féroce", le gouvernement Brüning est donc moins féroce et moins réactionnaire. Münzenberg en arrive ici à pas de loup à la théorie du "moindre mal". Pour sauver les apparences d'orthodoxie, Münzenberg distingue différentes sortes de fascisme : le léger, le moyen et le fort, comme s'il s'agissait de tabac turc. Mais si tous les "cercles de gauche" (et quels sont leurs noms ?) sont intéressés à la victoire sur le fascisme, ne serait-il pas nécessaire de soumettre ces "cercles de gauche" à une épreuve pratique?

N'est-il pas clair qu'il fallait s'emparer immédiatement de la proposition diplomatique et équivoque de Breitscheid, en avançant de notre côté un programme pratique, concret et bien élaboré, de lutte commune contre le fascisme, et en exigeant une réunion commune des directions des deux partis, avec la participation de la direction des syndicats libres ? En même temps, il fallait diffuser énergiquement ce programme, à tous les niveaux des deux partis et dans les masses. Les négociations auraient dû se dérouler sous les yeux du peuple entier : la presse aurait dû en donner un compte rendu quotidien, sans exagérations ni inventions absurdes. Les ouvriers sont infiniment plus réceptifs à une telle agitation concrète qui frappe juste, qu'aux glapissements continuels sur le thème du "social-fascisme". Si on avait posé le problème de cette manière, la social-démocratie n'aurait pas pu, même un seul instant, se cacher derrière le décor en carton du "front de fer".

Relisez La maladie infantile du communisme, le gauchisme : c'est aujourd'hui le livre le plus actuel. C'est précisément à propos de situations analogues à celle que nous avons aujourd'hui en Allemagne que Lénine parle - nous citons textuellement - de la "nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromissions avec les différents groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants... Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre." Or quelle est l'attitude du Parti communiste ? Dans ses journaux, il répète quotidiennement que pour lui seul est acceptable " le front unique qui sera dirigé contre Brüning, Severing, Leipart, Hitler et leurs semblables". Face au soulèvement prolétarien, il n'y a pas de doute qu'il n'y aura aucune différence entre Brüning, Severing, Leipart et Hitler. Les socialistes révolutionnaires et les mencheviks se sont alliés aux cadets et aux korniloviens contre le soulèvement des bolcheviks en octobre : Kérensky conduisait sur Pétrograd le général cosaque cent-noirs, Krasnov, les mencheviks soutenaient Kornilov et Krasnov, les socialistes révolutionnaires organisaient le soulèvement des Junkers sous la direction d'officiers monarchistes.

Mais cela ne signifie absolument pas que Brüning, Severing, Leipart et Hitler appartiennent toujours et dans toutes les conditions au même camp. Maintenant, leurs intérêts divergent. Pour la social-démocratie, la question est, en ce moment, moins de défendre les fondements de la société capitaliste contre la révolution prolétarienne, que de défendre le système bourgeois semi-parlementaire contre le fascisme. Ce serait une très grande bêtise que de refuser d'utiliser cet antagonisme.

"Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale..., écrivait Lénine dans la Maladie infantile, et renoncer à priori à louvoyer, à exploiter les oppositions d'intérêts (fussent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fussent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels), n'est-ce pas d'un ridicule achevé ?" Nous citons à nouveau textuellement : les mots entre parenthèses soulignés par nous sont de Lénine.

Et plus loin : "On ne peut triompher d'un adversaire plus puissant qu'au prix d'une extrême tension des forces et à la condition expresse d'utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre "fissure" entre les ennemis." Que font Thaelmann et Remmele dirigés par Manouilsky ? La fissure entre la social-démocratie et le fascisme - et quelle fissure ! - ils essaient de toutes leurs forces de la colmater à l'aide de la théorie du social-fascisme et de la pratique de sabotage du front unique.

Lénine exigeait qu'on utilise chaque "possibilité de s'assurer un allié numériquement fort, fût-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n'a pas compris cette vérité n'a rien compris au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain". Regardez, prophètes de la nouvelle école stalinienne : il est dit ici clairement et précisément, que vous n'avez rien compris au marxisme. Cela, c'est Lénine qui l'a dit de vous : accusez réception !

Mais sans victoire sur la social-démocratie, rétorquent les staliniens, il ne peut y avoir de victoire sur le fascisme. Cela est-il vrai ? Dans un certain sens c'est vrai. Mais le théorème inverse est également vrai : la victoire sur la social-démocratie italienne est impossible sans victoire sur le fascisme italien. Le fascisme de même que la social-démocratie sont les instruments de la bourgeoisie. Tant que dominera le capital, la social-démocratie et le fascisme continueront à exister dans différentes combinaisons. Ainsi tous les problèmes se réduisent à un seul dénominateur : le prolétariat doit renverser le régime bourgeois.

Mais c'est précisément aujourd'hui, alors que ce régime chancelle en Allemagne, que le fascisme vient à sa rescousse. Pour mettre à bas ce défenseur, il faut, nous dit-on, en finir au préalable avec la social-démocratie... Un schématisme aussi figé nous place dans un cercle vicieux. On ne peut en sortir que sur le terrain de l'action. Le caractère de l'action est déterminé non par le jeu de catégories abstraites, mais par les rapports réels des forces historiques vivantes.

Non, rabâchent les fonctionnaires, liquidons "d'abord" la social-démocratie. Par quel moyen ? C'est très simple : en donnant l'ordre aux organisations du parti de recruter dans tel délai cent mille nouveaux membres. De la pure propagande au lieu de la lutte politique, un plan de bureaucrate à la place d'une stratégie dialectique. Et si le développement réel de la lutte de classe posait dès aujourd'hui à la classe ouvrière la question du fascisme, comme une question de vie ou de mort ? Il faut alors que la classe ouvrière tourne le dos au problème, il faut l'endormir, il faut la convaincre que la lutte contre le fascisme est une tâche secondaire, que cette tâche peut attendre, qu'elle se résoudra d'elle-même, que le fascisme domine déjà en fait, qu'Hitler n'apportera rien de nouveau, qu'il ne faut pas avoir peur d'Hitler, qu'Hitler fraye seulement la voix aux communistes.

C'est peut-être une exagération ? Non, c'est l'idée directrice véritable et évidente des chefs du Parti communiste. Ils ne la poussent pas toujours jusqu'au bout. Lorsqu'ils sont confrontés aux masses, ils font souvent machine arrière sur leurs dernières conclusions, amalgamant différentes positions, embrouillant les ouvriers et s'embrouillant eux-mêmes ; mais chaque fois qu'ils essaient de s'en sortir, ils partent de la victoire inévitable du fascisme.

Le 14 octobre de l'année dernière, Remmele, l'un des trois chefs officiels du Parti communiste, déclarait au Reichstag : "C'est M. Brüning lui-même qui a dit très clairement : quand ils (les fascistes) seront au pouvoir, le front unique du prolétariat se réalisera et balayera tout" (bruyants applaudissements sur les bancs communistes). Que Brüning cherche à effrayer la bourgeoisie et la social-démocratie par une telle perspective, c'est compréhensible : il défend son pouvoir. Que Remmele console les ouvriers avec cette perspective, c'est une honte : il prépare le pouvoir d'Hitler, car toute cette perspective est radicalement fausse et témoigne d'une incompréhension totale de la psychologie des masses et de la dialectique de la lutte révolutionnaire. Si le prolétariat d'Allemagne, qui est aujourd'hui le témoin direct de tous les événements, laisse les fascistes accéder au pouvoir, c'est-à-dire fait preuve d'un aveuglement et d'une passivité absolument criminelles, il n'y a décidément aucune raison de compter sur le fait qu'après l'arrivée des fascistes au pouvoir, le même prolétariat secouera sa passivité et "balayera tout" : en tous les cas ce n'est pas ce qui s'est passé en Italie. Remmele raisonne entièrement dans l'esprit des phraseurs français petit bourgeois du XIXe siècle, qui faisaient preuve d'une incapacité totale à entraîner les masses à leur suite, mais qui, par contre, étaient fermement convaincus que, lorsque Louis Bonaparte prendrait la tête de la République, le peuple se lèverait sans attendre pour les défendre et "balayerait tout". Cependant le peuple, qui avait laissé l'aventurier Louis Bonaparte accéder au pouvoir, s'avéra, évidemment, incapable de le balayer ensuite. Il fallut pour cela de nouveaux événements importants, des secousses historiques, y compris la guerre.

Le front unique du prolétariat, pour Remmele, n'est réalisable, nous l'avons vu, qu'après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Peut-il y avoir d'aveu plus pitoyable de sa propre carence ? Puisque nous, Remmele et Cie, sommes incapables d'unir le prolétariat, nous chargeons Hitler de cette tâche. Quand il aura uni pour nous le prolétariat, nous nous montrerons dans toute notre force. Puis vient une déclaration fanfaronne : "Nous sommes les vainqueurs de demain, et la question n'est déjà plus : qui écrasera qui ? Cette question est déjà résolue (applaudissements sur les bancs communistes). Il n'y a plus qu'une seule question : à quel moment renverserons-nous la bourgeoisie ?" Rien que ça ! On appelle cela en russe, toucher le ciel du doigt. Nous sommes les vainqueurs de demain. Pour cela, il ne nous manque plus aujourd'hui que le front unique.

Hitler nous le donnera demain, quand il arrivera au pouvoir. Donc le vainqueur de demain ne sera pas Remmele, mais Hitler. Mais alors, mettez-vous ça dans la tête : l'heure de la victoire des communistes n'est pas prés de sonner.

Remmele sent lui-même que son optimisme boite de la jambe gauche, et il essaie de la consolider. "Ces messieurs les fascistes ne nous effraient pas, ils s'useront plus vite que n'importe quel autre gouvernement ("tout à fait vrai", sur les bancs des communistes)". La preuve : les fascistes veulent l'inflation du papier monnaie, et c'est la ruine pour les masses populaires ; par conséquent, tout s'arrangera on ne peut mieux. C'est ainsi que l'inflation verbale de Remmele égare les ouvriers allemands.

Nous avons ici le discours programmatique d'un chef officiel du parti, édité en un grand nombre d'exemplaires et qui doit servir à la campagne d'adhésions du Parti communiste : un formulaire tout prêt d'adhésion au parti est imprimé à la fin du discours. Ce discours programmatique est entièrement construit sur la capitulation devant le fascisme. "Nous ne craignons pas" la venue d'Hitler au pouvoir. Mais c'est en fait une formule inversée de lâcheté. "Nous" ne nous considérons pas comme capable d'empêcher Hitler d'arriver au pouvoir ; pire : nous, bureaucrates, sommes tellement pourris, que nous n'osons pas envisager sérieusement la lutte contre Hitler. C'est pourquoi, "nous n'avons pas peur". De quoi n'avez-vous pas peur : de la lutte contre Hitler ? Non, ils n'ont pas peur... de la victoire d'Hitler. Ils n'ont pas peur de se soustraire au combat. Ils n'ont pas peur de reconnaître leur propre lâcheté. Honte, trois fois honte ! Dans l'une de mes dernières brochures, j'écrivais que la bureaucratie stalinienne se préparait à tendre un piège à Hitler..sous la forme du pouvoir d'Etat. Les plumitifs communistes, qui vont de Münzenberg à Ullstein et de Mosse à Münzenberg, déclarèrent immédiatement : "Trotsky calomnie le Parti communiste." N'est-ce pas clair : par hostilité pour le communisme, par haine pour le prolétariat allemand, par désir ardent de sauver le capitalisme allemand, Trotsky attribue à la bureaucratie stalinienne un plan de capitulation. En fait, je n'ai fait que résumer le discours programmatique de Remmele et l'article théorique de Thaelmann. Où est donc la calomnie?

Thaelmann et Remmele restent en cela pleinement fidèles à l'évangile stalinien. Rappelons encore une fois ce que Staline enseigna à l'automne 1923, alors qu'en Allemagne tout se tenait, comme aujourd'hui, sur le fil du rasoir : "Les communistes, écrivait Staline à Zinoviev et Boukharine, doivent-ils s'efforcer (au stade actuel) de s'emparer du pouvoir sans la social-démocratie, sont-ils déjà mûrs pour cela, - voilà, d'après moi, le fond de la question... Si aujourd'hui en Allemagne le pouvoir tombe, pour ainsi dire, et que les communistes le ramassent, ils s'effondreront avec éclat. Cela "dans le meilleur" des cas. Et dans le pire, ils seront mis en pièces et rejetés... Evidemment, les fascistes veillent, mais il est plus avantageux pour nous que les fascistes attaquent les premiers : cela rassemblera toute la classe ouvrière autour des communistes... A mon avis, il faut retenir les Allemands, et non les encourager. "

Dans sa brochure sur la Grève de masse, Langner écrit : "L'affirmation (de Brandler), selon laquelle la lutte d'octobre (1923) aurait amené une "défaite décisive", n'est rien d'autre qu'une tentative d'enjoliver les erreurs opportunistes et la capitulation opportuniste sans combat" (p. 101). C'est tout à fait vrai. Mais qui fut donc l'instigateur de "la capitulation sans combat" ? Qui "retenait" au lieu d'"encourager" ? En 1931, Staline ne fit que développer sa formule de 1923 : que les fascistes prennent le pouvoir, ils ne feront que nous frayer la route. Evidemment, il est beaucoup moins dangereux d'attaquer Brandler que Staline : les Langner le savent bien...

Il est vrai que ces deux derniers mois - et les protestations résolues de la gauche n'y sont pas pour rien - un certain changement est intervenu : le Parti communiste ne dit plus qu'Hitler doit prendre le pouvoir pour s'épuiser rapidement ; aujourd'hui, il insiste plus sur l'aspect opposé de la question : il ne faut pas remettre la lutte contre le fascisme à l'arrivée d'Hitler au pouvoir; il faut mener la lutte maintenant, en soulevant les ouvriers contre les décrets de Brüning, en élargissant et en approfondissant la lutte dans l'arène économique et politique. C'est tout à fait juste. Tout ce que disent les représentants du Parti communiste dans ce cadre est incontestable. Sur ce point il n'y a pas de désaccord entre nous. Mais il reste tout de même la question principale : comment passer des paroles aux actes ?

La majorité écrasante des membres du parti et une partie importante de l'appareil - nous n'en doutons nullement veulent sincèrement la lutte. Mais il faut regarder la réalité en face : cette lutte n'existe pas, on ne la voit pas venir. Les décrets de Brüning sont passés impunément. La trêve de Noël ne fut pas rompue. La politique de grèves partielles improvisées, à en juger les comptes rendus qu'en donne le Parti communiste lui-même, n'a pas donné de résultat sérieux jusqu'à maintenant. Les ouvriers le voient. On ne peut pas les convaincre par un seul cri.

Le Parti communiste rejette sur la social-démocratie la responsabilité de la passivité des masses. Historiquement, c'est incontestable. Mais nous ne sommes pas des historiens, mais des militants politiques révolutionnaires. Il ne s'agit pas de recherches historiques, mais des moyens permettant de sortir de l'impasse.

Le SAP, qui au début de son existence posait de manière formelle (particulièrement dans les articles de Rosenfeld et de Seydewitz) la question de la lutte contre le fascisme et faisait coïncider la contre-attaque avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, a fait un certain pas en avant. Sa presse exige maintenant qu'on organise rapidement la résistance au fascisme, en soulevant les ouvriers contre la famine et le joug policier. Nous reconnaissons volontiers que le changement dans la position du SAP s'est produit sous l'influence de la critique communiste : l'une des tâches du communisme consiste à faire avancer le centrisme en critiquant son caractère hybride. Mais cela est insuffisant : il faut utiliser politiquement les fruits de cette critique, en proposant au SAP de passer des paroles aux actes. Il faut soumettre le SAP à une épreuve pratique, publique et claire : non en interprétant des citations isolées - cela ne saurait suffire - mais en proposant de se mettre d'accord sur des moyens pratiques précis de résistance. Si le SAP révèle sa carence, l'autorité du Parti communiste en sortira renforcée, et le parti intermédiaire sera rapidement liquidé. Qu'y a-t-il à craindre?

Il n'est cependant pas vrai que le SAP ne veut pas se battre sérieusement. Il y a en lui plusieurs tendances. Aujourd'hui, dans la mesure où l'affaire se résume à une propagande abstraite pour le front unique, les contradictions internes sommeillent. Quand on passera à la lutte, elles resurgiront. Seul le Parti communiste peut y gagner.

Mais il reste encore la question principale : celle de la social-démocratie (SPD). Si elle rejette les propositions pratiques que le SAP a acceptées, cela créera une nouvelle situation. Les centristes, qui voudraient se maintenir à égale distance du Parti communiste et de la social-démocratie, récriminer contre l'un ou contre l'autre et se renforcer sur le compte des deux (telle est la philosophie que développe Urbahns), se retrouveraient immédiatement suspendus dans le vide, car il deviendrait manifeste que c'est précisément la social-démocratie qui sabote la lutte révolutionnaire. N'est-ce pas un sérieux avantage ? Les ouvriers du SAP tourneraient alors résolument leurs regards du côté du Parti communiste.

Mais le refus de Wels et Cie d'accepter le programme d'action accepté par le SAP, ne passerait pas impunément même pour la social-démocratie. Le Vorwärts perdrait immédiatement la possibilité de se plaindre de la passivité du Parti communiste. L'attraction pour le front unique grandirait aussitôt chez les ouvriers sociaux-démocrates. Et cela équivaudrait à une attraction pour le Parti communiste. N'est-ce pas clair?

A chacune de ces étapes et à chacun de ces tournants, le Parti communiste découvrirait de nouvelles possibilités. Au lieu de la répétition monotone des mêmes formules toutes faites, devant le même auditoire, il gagnerait la possibilité de mobiliser de nouvelles couches, de les instruire sur la base de l'expérience vivante, de les tremper et de renforcer son hégémonie dans la classe ouvrière.

Il ne peut y avoir de discussion sur le fait que le Parti communiste renonce dans le même temps à la direction indépendante de grèves, de manifestations, de campagnes politiques. Il garde sa pleine liberté d'action. Il n'attend personne.

Mais sur la base de ses actions, il manœuvre activement en direction des autres organisations ouvrières, détruit le cloisonnement parmi les ouvriers, fait apparaître au grand jour les contradictions du réformisme et du centrisme, fait progresser la cristallisation révolutionnaire dans le prolétariat.


Notes

[1] La revue française Les Cahiers du bolchevisme, la plus stupide et la plus ignorante de toutes les productions de la bureaucratie stalinienne, s'est emparée avidement de l'allusion à la grand-mère du diable, évidemment sans se douter le moins du monde qu'elle a dans la littérature marxiste une très longue histoire. L'heure est proche, espérons-le, où les ouvriers révolutionnaires expédieront à la grand-mère mentionnée ci-dessus leurs professeurs ignares et de mauvaise foi, pour qu'ils y fassent leur apprentissage.


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