1932

Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale.


Œuvres - janvier 1932

Léon Trotsky

La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

6 Les leçons de l'expérience russe

Dans un de nos précédents ouvrages, nous nous sommes référés à l'expérience bolchevique dans la lutte contre Kornilov : les dirigeants officiels nous répondirent par des grognements de désapprobation. Rappelons une nouvelle fois le fond de l'affaire, pour montrer de façon plus précise et plus détaillée comment l'école stalinienne tire les leçons du passé.

En juillet-août 1917, le chef du gouvernement, Kérensky, réalisa pratiquement le programme du commandant en chef Kornilov : il rétablit sur le front les tribunaux militaires de campagne et la peine de mort pour les soldats, enleva aux Soviets conciliateurs toute influence sur les affaires de l'Etat, réprima les paysans, fit doubler le prix du pain (dans le cadre du monopole d'Etat sur le commerce du blé), prépara l'évacuation de Pétrograd révolutionnaire et rassembla aux abords de la capitale, en accord avec Kornilov, des troupes contre-révolutionnaires, promit aux alliés une nouvelle offensive sur le front, etc. Telle était la situation politique générale.

Le 26 août, Kornilov rompait avec Kérensky à cause des hésitations de ce dernier et lançait ses troupes sur Pétrograd. Le parti bolchevique était dans une situation semi-légale. Ses chefs, à commencer par Lénine, se cachaient dans la clandestinité ou étaient en prison, accusés de liaison avec l'état-major des Hohenzollern. Les journaux bolcheviques étaient interdits. Les poursuites venaient du gouvernement de Kérensky, qui était soutenu sur sa gauche par les conciliateurs SR et mencheviques.

Que fit le parti bolchevique? Il n'hésita pas une minute à conclure un accord pratique avec ses geôliers, Kérensky, Tseretelli, Dan, pour lutter contre Kornilov. Partout furent créés des comités de défense révolutionnaire, où les bolcheviks étaient minoritaires. Ce qui ne les empêcha pas de jouer un rôle dirigeant : lors d'accords visant à développer l'action révolutionnaire des masses, le parti révolutionnaire le plus conséquent et le plus hardi y gagne toujours. Les bolcheviks étaient au premier rang, détruisant les barrières qui les séparaient des ouvriers mencheviques et surtout des soldats SR, et les entraînaient à leur suite.

Peut-être que les bolcheviks ont agi de cette manière uniquement parce qu'ils avaient été pris au dépourvu ? Non, les bolcheviks ont des dizaines, des centaines de fois au cours des mois précédents, exigé des mencheviks une lutte commune contre la contre-révolution qui se mobilisait. Dès le 27 mai, alors que Tseretelli réclamait des mesures de répression contre les marins bolcheviques, Trotsky déclara à une réunion du Soviet de Pétrograd : "Si un général contre-révolutionnaire s'efforce de passer un nœud coulant au cou de la révolution, les cadets savonneront la corde, mais les marins de Cronstadt viendront combattre et mourir avec nous." Ceci se confirma entièrement. Pendant les journées où Kornilov avançait, Kérensky s'adressa aux marins du croiseur Aurore, leur demandant de prendre sur eux la défense du Palais d'hiver. Les marins étaient tous des bolcheviks. Ils haïssaient Kérensky. Mais cela ne les empêcha pas de protéger avec vigilance le Palais d'hiver. Leurs représentants se rendirent à la prison "Kresty" pour y rencontrer Trotsky qui y était enfermé, et lui demandèrent : ne faut-il pas arrêter Kérensky ? Mais la question était un peu une plaisanterie : les marins comprenaient qu'il fallait d'abord écraser Kornilov et ensuite régler son compte à Kérensky. Grâce à une direction politique juste, les marins de l'Aurore avaient une meilleure compréhension que le Comité central de Thaelmann.

Le Rote Fahne qualifie notre mise au point historique "d'erronée". Pour quelle raison ? C'est une question inutile. Peut-on vraiment attendre de ces gens-là des objections sensées ? Ils ont reçu l'ordre de Moscou, sous la menace d'être licenciés, d'aboyer au seul nom de Trotsky. Ils exécutent l'ordre comme ils peuvent. Selon eux, Trotsky "a fait une comparaison erronée entre la lutte actuelle de Brüning "contre" Hitler et la lutte des bolcheviks lors du soulèvement réactionnaire de Kornilov au début de septembre 1917 : confrontés immédiatement à une situation révolutionnaire aiguë, les bolcheviks se battaient contre les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets, et armés dans la lutte contre Kornilov, ils attaquaient simultanément Kérensky sur ses côtés. Trotsky présente ainsi le soutien à Brüning et au gouvernement prussien comme un moindre mal" (Rote Fahne, 22 décembre).

Il est difficile de réfuter tout ce fatras de paroles. Je compare, soi-disant, la lutte des bolcheviks contre Kornilov avec la lutte de Brüning contre Hitler. Je ne surestime pas les capacités intellectuelles de la rédaction du Rote Fahne, mais ces gens-là ne pouvaient pas ne pas comprendre ma pensée. La lutte des bolcheviks contre Kornilov, je la compare avec celle du Parti communiste allemand contre Hitler. En quoi cette comparaison est-elle "erronée"? Les bolcheviks, écrit le Rote Fahne, combattaient à cette époque les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets. Mais le Parti communiste allemand, lui aussi, combat la social-démocratie pour gagner la majorité dans la classe ouvrière. En Russie, nous étions à la veille d' "une situation révolutionnaire aiguë". Tout à fait juste1 Cependant, si les bolcheviks avaient adopté en août la position de Thaelmann, c'est une situation contre-révolutionnaire qui aurait pu s'instaurer à la place de la situation révolutionnaire.

Au cours des dernières journées d'août, Kornilov fut écrasé, en fait non par la force des armes, mais par la seule unité des masses. Le lendemain du 3 septembre, Lénine proposa dans la presse aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires, le compromis suivant : "vous avez la majorité dans les Soviets, leur disait-il, prenez le pouvoir, nous vous soutiendrons contre la bourgeoisie. Garantissez-nous une totale liberté d'agitation et nous vous promettons une lutte pacifique pour la majorité dans les Soviets". Voilà l'opportuniste qu'était Lénine ! Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires rejetèrent le compromis, c'est-à-dire une nouvelle proposition de front unique contre la bourgeoisie. Ce refus devint entre les mains des bolcheviks une arme puissante pour la préparation du soulèvement armé qui, sept semaines plus tard, balaya les mencheviks et les socialistes révolutionnaires.

Jusqu'à présent, dans le monde, il n'y a eu qu'une révolution prolétarienne victorieuse. En aucun cas, je ne considère que nous n'avons commis aucune erreur sur le chemin de la victoire ; toutefois, je pense que notre expérience présente pour le Parti communiste allemand une certaine importance. Je développe une analogie historique entre deux situations très proches et apparentées. Que répondent les dirigeants du Parti communiste allemand? Des injures.

Seul le groupe ultra-gauche du Roter Kämpfer, armé de toute sa science, s'est efforcé de critiquer sérieusement notre comparaison. Il estime que les bolcheviks ont agi en août de façon correcte, "car Kornilov était le représentant de la contre-révolution tsariste. Ce qui signifie que sa lutte était celle de la réaction féodale contre la révolution bourgeoise. Dans ces conditions, un accord tactique des ouvriers avec la bourgeoisie et son appendice SR et menchevique était non seulement nécessaire mais inévitable, car les intérêts des deux classes coïncidaient pour repousser la contre-révolution féodale. " Mais comme Hitler représente la contre-révolution bourgeoise et non féodale, la social-démocratie qui soutient la bourgeoisie, ne peut s'engager contre Hitler. C'est pour cette raison qu'il n'existe pas de front unique en Allemagne et que la comparaison de Trotsky est erronée.

Tout cela a l'air très solide. Mais en fait, il n'y a pas un seul mot de juste. La bourgeoisie russe en août 1917 ne s'est nullement opposée à la réaction féodale : tous les propriétaires soutenaient le parti cadet, qui s'opposait à l'expropriation des propriétaires fonciers. Kornilov se proclamait républicain, "fils de paysan" et partisan d'une réforme agraire et de l'Assemblée constituante. Toute la bourgeoisie soutenait Kornilov. L'accord des bolcheviks avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks était devenu possible uniquement parce que les conciliateurs avaient temporairement rompu avec la bourgeoisie : c'est la peur de Kornilov qui les y avait poussés. Les conciliateurs avaient compris qu'à partir du moment où Kornilov remporterait une victoire, la bourgeoisie cesserait d'avoir besoin d'eux et permettrait à Kornilov de les écraser. Dans ces limites, on voit qu'il y a une totale analogie avec les rapports qui existent entre la social-démocratie et le fascisme.

La différence ne commence pas du tout là où la voient les théoriciens du Roter Kämpfer. En Russie, les masses petites bourgeoises, surtout paysannes, penchaient non vers la droite mais vers la gauche. Kornilov ne s'appuyait pas sur la petite bourgeoisie. C'est précisément pour cette raison que son mouvement n'était pas fasciste. C'était une contre-révolution bourgeoise - et absolument pas féodale - dirigée par un général comploteur. C'est en cela que résidait sa faiblesse. Kornilov s'appuyait sur la sympathie de toute la bourgeoisie et sur le soutien militaire des officiers, des junkers, c'est-à-dire de la jeune génération de cette même bourgeoisie. Cela s'avéra insuffisant. Mais dans le cas d'une politique erronée des bolcheviks, la victoire de Kornilov n'était pas du tout exclue.

Nous voyons que les arguments du Roter Kämpfer contre le front unique en Allemagne sont fondés sur le fait que ses théoriciens ne comprennent ni la situation russe, ni la situation allemande [1].

Se sentant peu assuré sur la glace de l'histoire russe, le Rote Fahne essaie d'aborder la question d'un autre côté. Pour Trotsky, seuls les nationaux-socialistes sont des fascistes. "Une situation d'exception, l'abaissement dictatorial du salaire, l'interdiction de fait des grèves... tout ceci n'est pas le fascisme pour Trotsky. Mais tout cela notre parti doit le supporter. " La hargne impuissante de ces gens-là est désarmante. Où et quand ai-je proposé de "supporter" le gouvernement Brüning? Et que veut dire : "supporter" ? S'il s'agit d'un soutien parlementaire ou extra-parlementaire du gouvernement Brüning, c'est une honte pour des communistes d'en parler. Mais dans un autre sens plus large, historique, vous, messieurs les braillards, vous êtes bien obligés de "supporter" le gouvernement Brüning, car vous êtes trop faibles pour le renverser.

Tous les arguments que le Rote Fahne dirige contre moi à propos des affaires allemandes pourraient tout aussi bien être dirigés contre les bolcheviks en 1917. On pouvait dire : "Pour les bolcheviks, la politique de Kornilov commence avec Kornilov. Mais, en fait, Kérensky n'est-il pas korniloviste ? Sa politique ne vise-t-elle pas à écraser la révolution ? Ne menace-t-il pas les paysans d'expéditions punitives? N'organise-t-il pas les lock-out ? Lénine n'est--il pas dans la clandestinité ? Et tout cela, nous devons le supporter ? "

Pour autant que je m'en souvienne, il ne s'est pas trouvé un seul bolchevik pour se risquer à une telle argumentation. Mais s'il s'en était trouvé un, il lui aurait été répondu approximativement ceci : "Nous accusons Kérensky de préparer et de faciliter l'arrivée de Kornilov au pouvoir. Mais cela nous décharge-t-il de l'obligation de répliquer à l'offensive de Kornilov ? Nous accusons le portier d'avoir ouvert à moitié les portes au pillard. Mais est-ce que cela implique qu'il nous faut négliger la porte ? " Comme le gouvernement Brüning, grâce à la bienveillance de la social-démocratie, a enfoncé le prolétariat jusqu'aux genoux dans la capitulation devant le fascisme, vous en concluez : jusqu'aux genoux, jusqu'à la ceinture ou totalement, n'est-ce pas la même chose ? Non, ce n'est pas la même chose. Celui qui s'est enfoncé dans le marais jusqu'aux genoux peut encore en sortir. Mais pour celui qui s'y est enfoncé jusqu'à la tête, il n'y a plus d'espoir d'en revenir.

Lénine écrivait au sujet des ultra-gauches : "Ils disent beaucoup de bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur dire : si vous nous adressiez moins de louanges, vous comprendriez mieux la tactique des bolcheviks et vous la connaîtriez davantage ! "


Notes

[1] Toutes les autres positions de ce groupe sont du même niveau et se présentent comme une répétition des erreurs les plus grossières de la bureaucratie stalinienne, accompagnée de grimaces encore plus ultra-gauches. Le fascisme triomphe déjà, Hitler n'est pas un danger indépendant, les ouvriers ne veulent pas se battre. S'il en est ainsi et s'il reste assez de temps, il faut que les théoriciens du Roter Kämpfer utilisent ce répit et lisent de bons livres, au lieu d'écrire de mauvais articles. Il y a déjà longtemps, Marx expliquait à Weitling que l'ignorance ne pouvait conduire à de bons résultats.


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