1932

Edition établie d'après les documents laissés par le regretté Pierre Broué, résultats de travaux à la Houghton Library, pour les "Oeuvres" de Léon Trotsky en français.

Trotsky

Léon Trotsky

Lettre à Wilfest

17 septembre 1932

Büyükada

17 septembre 1932

Lettre à Wilfest [?]

Chers camarades,

Ma réponse est bien tardive. Cela vient de ce que j'étais contraint de terminer le dernier numéro du Bulletin russe et en même temps la brochure allemande « La seule voie ». j'espère que les questions que vous souleviez n'ont pas perdu tout intérêt pour vous, et que ma réponse ne s'avérera pas superflue.

Vous caractérisez avec justesse le comportement de Thalheimer qui, durant les semaines les plus critiques, menait à Asch le combat contre le « trotskysme », au lieu de mener en Allemagne le combat contre le fascisme. Vous avez raison, ce spectacle est plutôt affligeant. L'attitude de Thalheimer s'explique selon moi par la situation générale de son organisation : elle s'est engagée dans une impasse et est plus préoccupée de sa survie que des grandes tâches révolutionnaires.

Les accusations portées par Thalheimer contre le trotskysme dans ses déclarations de Ash, ne représentent en fait que la répétition pure et simple des accusations officielles émanant de la bureaucratie stalinienne. Je vais donc revenir très brièvement sur ces accusations et y répondre.

1) Le socialisme dans un seul pays

J'ai consacré à cette question un chapitre assez important dans le 2ème tome de l'Histoire de la Révolution Russe. Dès que le livre paraîtra, en octobre ou novembre j'espère, je vous en enverrai un exemplaire. J'espère qu'à la lecture de ce chapitre vous vous apercevrez que ma position sur cette question s'appuie non seulement sur la tradition générale du marxisme, mais également sur la tradition du parti bolchevik lui-même. Thalheimer lui-même se situait jusqu'il y a peu de temps, pour ce qui concerne cette question, sur les positions marxistes. Je joins à cette lettre une citation extraite d'un article de Thalheimer, et que m'ont fait parvenir des camarades allemands. Il n'a abandonné la position de principe de Marx-Engels-Lénine que pour mériter les faveurs de la bureaucratie stalinienne, qui a transformé la théorie du « socialismes national » en nouvel Evangile.

2) Je ne sais pas ce que vous a raconté Thalheimer à propos de l'année 1926, je suppose qu'il était plutôt question du 7 novembre 1927, où l'Opposition participa à la manifestation générale de commémoration de la Révolution, mais avec ses propres banderoles : « Exécutons le testament de Lénine », « Contre le koulak, le Nepman et le bureaucrate », « Pour l'unité du Parti ». Les bureaucrates nous confisquèrent ces banderoles et les détruisirent. Mais à l'époque, personne ne prétendit que l'Opposition préparait un soulèvement. Dans la presse russe, les staliniens n'osèrent pas en parler. Thalheimer s'empare aujourd'hui de cette invention stupide et malhonnête pour justifier sa servilité envers les staliniens.

3) « Trotsky n'était pas bolchevik jusqu'en 1917 ». Il est exact que je me situais jusqu'en 1917 en dehors de la fraction bolchévique. Mais je crois aussi qu'à l'époque de mes pires divergences avec les bolchéviks, je me situais beaucoup plus près de Lénine que Thalheimer ne l'est aujourd'hui. Que je sois venu à Lénine plus tard que toute une série d'autres bolchéviks, cela ne démontre en aucun cas que je aie compris Lénine plus mal qu'eux. Franz Mehring vint au marxisme beaucoup plus tard que Bernstein et Kautsky, qui se trouvèrent dès leur jeune âge sous l'influence directe de Marx et Engels. Mais cela n'empêcha pas que Franz Mehring resta jusqu'à sa mort un marxiste révolutionnaire, alors qu'à l'inverse Bernstein et Kautsky, terminèrent leur vie comme de misérables opportunistes.

Il est tout à fait vrai que dans toute une série de questions de la plus grande importance, c'est Lénine qui eut raison contre moi. Mais en quoi cela démontrerait-il que Thalheimer a raison contre moi ? Je n'arrive pas à le comprendre.

4) Le Front Unique

T défend la politique du Front Unique. Mais il la défend comme un opportuniste. Il soutient le congrès anti-guerre de Münzenberg, à Amsterdam, où la bureaucratie stalinienne a conclu un accord, sur la plateforme du pacifisme abstrait, avec les radicaux et francs-maçons français, avec les nationalistes bourgeois indiens, etc. On ne peut imaginer trahison plus horrible du Léninisme. En défendant cette trahison contre notre critique, Thalheimer montre ce qu'il vaut vraiment comme révolutionnaire.

Je crois que vous suivez P.R. [Permanente Revolution], notre journal de Berlin. Le journal est très modeste. Mais j'espère qu'un unissant nos forces, nous le développerons et l'améliorerons. L'Opposition de Gauche n'en est actuellement qu'à l'étape de formation de cadres fidèles aux principes. Cela est toujours un processus lent et douloureux. Mais les succès révolutionnaires à venir n'en seront que plus sûrs et plus importants.

Je vous adresse de tout cœur tous mes vœux de réussite.

Avec mes salutations communistes.