1936

Lettre à B. Spanjer, Bibliothèque du Collège de Harvard, 10475, et Archives Sneevliet, Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam. Traduite de l'allemand.


Œuvres – avril 1936

L. Trotsky

[Comment gagner le Jeunesse Socialiste en Hollande]

27 avril 1936


Chère Camarade [1],

Je n'ai malheureusement pas pu écrire l'article que vous m'avez demandé. Faute de temps d'abord et deuxièmement parceque je ne voulais pas m'en tenir à des platitudes et parce que je n'étais véritablement pas familiarisé avec vos activités, vos projets, vos chances, pour pouvoir les commenter.

Bien que je ne connaisse pas suffisamment les conditions en Hollande ‑ malheureusement, je ne lis pas le néerlandais il me semble que le champ principal de nos activités devrait être la jeunesse social‑démocrate et les syndicats réformistes, exactement comme l'année dernière. Bien entendu, je ne veux pas dire par là que notre Jeune Garde léniniste [2] doive renoncer à son indépendance. Mais, pour éviter cela dans l'avenir, il faudra avoir depuis longtemps construit une fraction substantielle à l'intérieur de la jeunesse social‑démocrate. Je crains que vous n'ayez déjà perdu que trop de temps.

Vous parlez d'une organisation sportive à part comme point de départ de la milice ouvrière, et vous ajoutez à juste titre : « La nôtre serait mieux que l'organisation sportive social-démocrate. » Mais cette remarque juste révèle tout le caractère utopique de ce plan. Vous êtes supérieurs à la social‑démocratie en idées révolutionnaires, en programme, pas en ressources financières, en capacités techniques ou athlétiques. Dans ces conditions, comment pouvez‑vous construire une organisation sportive supérieure ? C'est la même chose pour les syndicats. Il existe de nombreux exemples historiques de la façon dont un petit groupe révolutionnaire est devenu une organisation politique importante et même décisive. Mais je ne connais aucun exemple de la construction par de petits groupes de syndicats concurrentiels [3] pour ne pas parler d'organisations sportives. La jeunesse doit apprendre de l'histoire pour éviter de répéter de vieilles erreurs.

Nous avons besoin de la plus grande fermeté idéologique, de la pensée révolutionnaire la plus aiguisée et la plus claire, non pas pour nous isoler nous‑mêmes des organisations de masse existantes, de façon sectaire, mais plutôt pour travailler effectivement en leur sein sans perdre de vue nos perspectives.

Dans le monde entier, la jeunesse social‑démocrate entre en conflit avec les vieux bonzes des partis et des syndicats. Là où les représentants de la IV° Internationale prennent une attitude négative, sectaire, pure, vis‑à‑vis d'elle, la jeunesse réformiste qui essaie d'aller à gauche tombe sous l'influence du stalinisme. Au contraire, quand nos camarades ne se satisfont pas d'admirer leur propre pureté, mais trouvent leur place dans les organisations de masse, là, la jeunesse qui va à gauche trouve le contact avec l'anti‑stalinisme, c'est‑à‑dire le marxisme.

En Espagne, où notre section suit une ligne politique misérable, la jeunesse, qui commençait seulement à s'intéresser à la IV° Internationale, a été livrée aux staliniens [4]. En Angleterre, où nos camarades ont été lents à intervenir, les staliniens sont devenus la force principale dans la jeunesse du Labour Party, et nous sommes au second rang [5]. En Belgique, nos camarades ont gagné une partie importante de la jeunesse, ont la majorité en opposition au stalinisme et, ce faisant, se sont ouverts de nouveaux champs d'action [6]. A Bruxelles, cependant, où Vereeken et son groupe sont restés sur la touche, la gauche du parti ouvrier belge ainsi que la jeunesse sont tombées sous l'influence des staliniens. En Amérique, où nos camarades ont appliqué une ligne politique très correcte, ils ont déjà gagné une fraction importante de la jeunesse social‑démocrate [7]. Quiconque refuse de reconnaître ces faits est voué à ne commettre que des erreurs.

Ce que vous dites, chère camarade, à propos du parti américain, repose sur une information erronée. Nos camarades sont déjà dans les organisations socialistes. Seule la direction n'y est pu encore entrée, pour des raisons de tactique. Et il est possible que ce soit déjà fait maintenant. Nos camarades américains ont pris une initiative très courageuse. Ils sont si décidés et sûrs d'eux‑mêmes qu'ils considèrent l'avenir avec la plus grande confiance, et que même les plus acharnés adversaires (de l'entrée) ont entrepris dans l'enthousiasme de travailler dans le parti socialiste. Tous espèrent que nos idées vont conquérir non une minorité, mais la majorité du parti socialiste. Naturellement, d'ici, je ne puis me former une opinion indépendante, mais je connais suffisamment nos camarades américains et j'ai en eux une confiance totale, surtout maintenant qu'ils ont réalisé l'entrée avec autant de décision et d'unanimité. Nos camarades hollandais feraient mieux de moins critiquer l'expérience américaine et de chercher à en apprendre plus de façon à pouvoir l'adapter aux conditions de leur propre pays [8].

Ce que vous écrivez de « la formation de blocs avec des organisations de jeunesse » m'apparaît - je dois le dire - peu convaincant. De grandes organisations ne font que rarement des blocs avec de petits groupes, et à juste titre. Par ailleurs, il ne sert à rien à de petits groupes, du point de vue pratique, de jouer aux blocs, comme l'a très bien démontré l'expérience belge [9]. Si les dirigeants d'une organisation de quelques centaines de membres se réunissent deux ou trois fois par mois avec les dirigeants d'organisations de masse, cela peut flatter peut-être leur vanité, mais ne leur ouvre aucune possibilité pratique. Il faut gagner la base au détriment des chefs, pas s'engager dans un jeu diplomatique avec les chefs.

P.-S. Vous avez interprété la lettre du camarade Braun [10] comme si elle signifiait qu'il faut coûte que coûte construire en Belgique un parti indépendant. Mais ce n'est pas cela du tout. Nos camarades de Charleroi [11] ont abandonné pour un temps leur indépendance formelle afin d'élargir le champ de leur activité. Ils ont remporté d'incontestables succès. Mais, comme ils agissaient en révolutionnaires et pas comme des opportunistes, un conflit politique majeur a éclaté. Il faut maintenant aller jusqu'au bout. Car, bien que nous ne soyons pas des sectaires qui ne veulent en aucun cas - jamais et nulle part - entrer dans des organisations réformistes, nous ne sommes pas non plus des sapistes, qui, aussitôt qu'ils sont dans les organisations de masse refusent à tout prix de les quitter, c'est-à-dire sont prêts à sacrifier ce qui leur reste de leurs principes politiques. On doit apprécier la signification profonde du terme « manœuvrer », car le mouvement révolutionnaire est réellement un mouvement, quand il n'est pas au point mort !


Notes

[1] Bep Spanjer (née en 1910) était la belle‑fille de Sneevliet, principal dirigeant du R.S.A.P. hollandais. Depuis octobre 1935, elle dirigeait l'organisation de jeunesse de ce parti, la Leninistische Jeugdgarde (L.J.G.), constituée après la scission de la R.S.J.V. restée aux mains d'adversaires de la « Lettre ouverte pour la IV° Internationale ».

[2] La L.J.G. était sur la base politique du R.S.A.P., et, de plus, faible numériquement.

[3] Trotsky poursuit ici par Bep Spanjer interposée sa polémique contre Sneevliet et les dirigeants du R.S.A.P. qui défendaient l'existence indépendante de « leur » syndicat rouge, le N.A.S. qui comptait quelques dizaines de milliers d'adhérents seulement. La question revêtait d'autant plus d'importance qu'un courant pour la création de syndicats « indépendants », de type « rouge », se manifestait en Belgique avec au moins la sympathie et le préjugé favorable de Dauge.

[4] C'est le I° avril 1936 que les 40000 membres de la fédération des Jeunesses socialistes d'Espagne avaient constitué, avec quelques milliers de jeunes communistes, les Jeunesses socialistes unifiées (J.S.U.), une opération supervisée par un envoyé spécial de l'I.C., l'argentin Codovilla. Claridad venait d'annoncer que Santiago Carrillo, secrétaire général des J.S.U., avait été invité aux travaux du comité central du P.C. espagnol.

[5] Bien que le groupe Groves‑Dewar ait investi une dizaine de au membres dans cette organisation de jeunesse, la phrase ci‑dessus semble constituer la première reconnaissance du travail effectué par le Bolshevik‑Leninist Group constitué par D.D. Harber.

[6] Le travail effectué dans les J.G.S. belges par les jeunes léninistes entrés en décembre 1934 avait en fait posé les bases du travail de la fraction trotskyste au sein du P.O.B. Walter Dauge, dirigeant et animateur de la gauche regroupée autour de l'Action socialiste révolutionnaire, qui avait annoncé le 24 avril qu'il se présentait aux élections contre le candidat du P.O.B., avait conquis sa position à partir de la direction des J.G.S. du Borinage.

[7] Les trotskystes américains semblent avoir progressé très rapidement à l'intérieur de l'organisation de jeunesse du P.S. américain, la Young People Socialist League, Y.P.S.L.. (ou Yipsel). Ils venaient justement de convaincre l'ancien responsable de cette organisation à Chicago, Ernst Erber (né en 1913), lequel, associé par ailleurs au Socialist Appeal d'Albert Goldman, venait précisément d'être élu président de la Y.P.S.L.

[8] Le R.S.A.P. avait été très hostile au « tournant français » en 1934, en accord d'ailleurs avec Vereeken, dont Trotsky souligne ici à quel point il s'était ainsi isolé. Mais l'entrée du W.P.U.S. dans le P.S. américain avait ouvert une crise grave. Déjà, le 17 février 1936, Schmidt et Sneevliet au nom du R.S.A.P. avaient écrit au congrès du W.P.U.S. pour regretter l'absence de toute information en leur direction, de tout effort pour une fusion entre W.P. et S.P. Ils ajoutaient que l'entrée créerait une « confusion » préjudiciable au « Bloc pour la IV° Internationale », serait utilisée par les « centristes », et demandaient comment le W.P. entendait rester fidèle au programme et aux principes de la IVe Internationale une fois entré au P.S. Depuis l'entrée, les Hollandais accusaient ouvertement la section américaine d'avoir c abandonné » le combat pour la IV° Internationale et tourné le dos à la « Lettre ouverte ». Le paragraphe ci-dessus est en fait un signe annonciateur de la crise qui éclatera au grand jour avec le R.S.A.P. quelques semaines plus tard.

[9] Trotsky fait ici allusion à l'alliance éphémère conclue en Belgique en 1934 entre la J.C., les J.G.S. et les Jeunesses léninistes.

[10] Rappelons que Braun était le pseudonyme d'Erwin Wolf (cf. n. 6, p. 42). Wolf, qui vivait auprès de Trotsky à Hønefoss, était intervenu énergiquement par lettre contre les hésitations de Dauge et de ses amis à rompre avec le P.O.B. Cette intervention avait pris la forme publique d'une lettre adressée par l'I.K.D. allemande à l'A.S.R. belge et publiée par Unser Wort à la mi-avril 1936.

[11] Trotsky désigne sous le nom de « Charleroi » le groupe de ses camarades belges autour de Lesoil qui avaient constitué la direction de la fédération de Charleroi du P.C. beige, puis de l'Opposition de gauche, en d'autres termes, le groupe dirigeant de la section belge.


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