1936

Fonds Victor Serge, Musée social, et V. Serge, L. Trotsky, La lutte contre le stalinisme, op. cit., avec l'autorisation des éditions Maspero.


Œuvres –

L. Trotsky

[Qui sont ces hommes ?]

29 avril 1936


Cher Victor Lvovitch,

Je regrette un peu d'avoir écrit sur mon télégramme « Lettre suit », ce qui a pu vous inciter à attendre ma lettre et à remettre l'envoi de la vôtre. Est‑il nécessaire de vous dire que nous attendons de vos nouvelles avec une fiévreuse impatience ?

Je vous écris cette fois‑ci pour vous donner des renseignements et vous faire part de mes réflexions sur quelques‑unes de nos connaissances communes et anciens camarades : je pense avant tout à Souvarine et au couple Paz [1].

A mon arrivée en Turquie, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour parvenir à un accord avec Souvarine, dont j'ai toujours apprécié les qualités professionnelles en tant que journaliste, mais dont je n'ai jamais pensé grand bien comme révolutionnaire. Les lettres que nous avons échangées m'ont très vite révélé que nous n'avions rien en commun. Souvarine est un esprit purement analytique, qui, de plus, est formellement analytique et négatif. Quand des gens comme lui appartiennent à un groupe sérieux et restent fidèles à une grande tradition, ils peuvent rendre d'importants services au mouvement. Mais le caractère de Souvarine l'empêche d'appartenir à un groupe. Or il est absolument incapable d'un travail politique indépendant. Dans sa recherche d'une ligne indépendante allant directement de Marx à lui-même, en laissant de côté Lénine et le bolchevisme, Souvarine a découvert par hasard... le menchevisme. Je n'ai rien trouvé d'autre en lui. Son livre sur Staline, que j'ai seulement parcouru, est valable quant au choix consciencieux des faits, mais d'un point de vue théorique et politique, il est, hélas, sans valeur.

Souvarine accorde, autant que je sache, une très grande importance au sort des mencheviks en U.R.S.S. : devons‑nous prendre leur défense, oui ou non ? Il a lancé de nombreuses attaques contre nous, parce que nous n'avons pas pris et ne prenons aucun engagement à ce sujet. En ce moment, la répression contre les mencheviks n'est pas un problème d'actualité, même pour la bureaucratie : l'écrasante majorité des mencheviks s'accommode parfaitement du régime de Staline qu'elle aide à persécuter nos amis ; le mouvement menchevique ne connaît aucun afflux de forces nouvelles, c'est ce qui ressort de tous les renseignements que nous avons et de leurs propres déclarations ; reste le problème des dix ou vingt « boucs émissaires » dont Staline a besoin pour prouver qu'il ne persécute pas uniquement les bolcheviks.

Politiquement, le problème des mencheviks ne peut être posé de façon juste que dans une perspective internationale. Partout dans le monde, la social‑démocratie se rapproche des staliniens, la preuve en est les persécutions acharnées qui s'abattent contre nous, internationalistes, partisans de la IV° Internationale. La préparation de l'union sacrée en prévision d'une guerre imminente commence par l' « union sacrée » de la II° et de la III° Internationales contre la véritable avant-garde révolutionnaire. Vous pouvez observer cela on ne peut mieux en ce moment en Belgique. Dans le monde entier, les mencheviks excluent nos amis du parti, et, là où ils le peuvent, des syndicats, afin de pouvoir demain, au moment de la mobilisation, les livrer plus sûrement aux mains de la police impérialiste. Aucun doute n'est possible quant au fait que le G.P.U. établit dans tous les pays des listes d'internationalistes et accepte de donner des renseignements à la police des « pays amis ». En tant que tel, Dan m'intéresse fort peu. Mais il appartient à la même phalange internationale que Vandervelde, Léon Blum, etc. Politiquement, le problème qui se pose à nous est celui de savoir non pas comment défendre la douzaine de boucs émissaires mencheviques qui souffrent effectivement pour rien, c'est‑à‑dire pour renforcer le régime stalinien, mais de savoir comment nous protéger nous‑mêmes des coups perfides du menchevisme et du stalinisme internationaux, tout en menant contre eux une campagne impitoyable pour les démasquer. C'est le seul problème important, or Souvarine ne le voit absolument pas. C'est pourquoi il serait prêt à répartir sa justice à égalité entre les mencheviks et nous. Etant donné sa position, nous n'avons et ne pouvons avoir avec lui rien de commun.

Je vous signale en passant que l'oppositionnel yougoslave Ciliga, parti de positions d'extrême‑gauche, s'est égaré lui aussi sur la voie de l'amitié avec les mencheviks. Son raisonnement est à peu près le suivant : l'U.R.S.S. n'est pas un État ouvrier, mais un État bonapartiste de type capitaliste ; la démocratie constituerait pour l'U.R.S.S. un progrès ; les mencheviks sont pour la démocratie ; les mencheviks sont donc nos alliés. A quoi bon essayer d'y voir clair dans ce tas d'inepties, puisque de toute façon nous ne pouvons, ainsi que nous l'avons dit plus haut, pratiquer vis-à-vis des mencheviks une politique valable dans « un seul pays ».

La tâche de l'avant‑garde prolétarienne en U.R.S.S. n'est pas de s'occuper par philanthropie des mencheviks, mais de préparer le renversement révolutionnaire de la bureaucratie bonapartiste. On peut nous demander quelle sera vis-à-vis des mencheviks la politique du parti de la IV° Internationale s'il parvient au pouvoir. Nous ne pouvons prendre aucun engagement à ce sujet. Tout dépendra de la situation internationale, du rapport des forces, de la politique des mencheviks eux-mêmes, etc. Si les alliés de Dan de la II° Internationale mettent en prison et assassinent de nouveaux Liebknecht [2], nous ne ferons évidemment pas de sourires aux mencheviks. Mais cela concerne l'avenir.

Point n'est besoin de s'arrêter longuement sur le couple Paz. Magdeleine Paz a lutté pour votre libération : c'est la seule action digne d'éloge qu'elle ait faite de sa vie. De lui, on ne peut en dire autant. C'est un bourgeois conservateur, dur, borné, et profondément repoussant. S'il a, à un certain moment, rejoint l'Opposition de gauche, c'est uniquement parce que cela lui donnait de façon absolument gratuite (ce qui est pour lui décisif) une certaine auréole, tout en ne lui créant rigoureusement aucune obligation. Du fait que mon point de vue sur le mouvement bolchevik‑léniniste est quelque peu différent du sien, Paz n'a pas pu continuer à faire semblant de partager mes idées après mon arrivée à l'étranger. La rupture était inévitable, et je m'accuse seulement d'avoir été trop patient et d'avoir perdu mon temps à correspondre avec le couple Paz.

Vous avez certainement appris aussi mon conflit avec Rosmer [3]. C'est maintenant du passé et il n'est pas question vous raconter cela en détail. De toute façon, Rosmer est quelqu'un d'absolument différent. Malgré sa réserve et son tact, un jour où il n'était pas du même avis que moi sur une question d'ordre privé [4], il s'est emporté et a refusé non seulement de rechercher un accord, mais même de s'expliquer. C'est à cause de cela que nous ne nous sommes pas rencontrés lors de notre séjour en France, mais notre estime et notre sympathie pour les deux, Alfred et Marguerite, sont restées intactes, et je pense qu'il en est de même pour eux. Rosmer a écrit un excellent livre sur le mouvement ouvrier pendant la guerre. C'est l'un de ceux sur qui on peut compter de façon sûre en cas de nouvelles épreuves. Je suis sur que nos relations se rétabliront et seront plus solides que jamais.

Passons à autre chose. Il me semble que vous êtes arrivé en Belgique à un moment tout à fait favorable pour vous rendre compte de la nature du travail que nous y avons fait, de nos méthodes et de nos groupes internes. En ce moment, la Belgique est un champ d'expérience très précieux. Lesoil, Vereeken et Dauge représentent trois courants dans notre mouvement international [5]. L'actuel ministre Spaak [6], venu me voir à Paris pour une « consultation » (quelques mois avant sa trahison), m'a dit qu'il considérait Lesoil et Vereeken comme les deux meilleurs ouvriers de Belgique. J'espère que vous avez déjà fait leur connaissance, de même que celle de Dauge, et que vous me ferez part en détails de vos observations et de vos impressions.

Ma plus grande crainte au sujet des affaires belges est l'attitude conciliatrice et temporisatrice de Dauge, et en partie aussi des autres, envers Godefroid, qui feint d'être l'ami des exclus et qui changera de camp au dernier moment et aidera Vandervelde à nous isoler. C'est un rôle honteux semblable à celui qu'a joué en France Marceau Pivert avec l'aide des nôtres [7].

Assez pour cette fois. Cordiales salutations de N.I. et de moi‑même à vous et votre famille. Je vous serre la main.

P.‑S. Avez‑vous des nouvelles d'Alexandra Lvovna [8] ; de Maria Lvovna et des enfants [9] ?

J'ai la possibilité d'envoyer par la plus grande agence américaine n'importe quelle communication sur l'U.R.S.S. (évidemment avec le ton qui convient). Peut‑être pourriez‑vous écrire un statement [10] sur les emprisonnés et les déportés ? On pourrait le présenter comme une lettre de vous à moi. Mais il y a la question de votre nom. Je ne pense pas que vous puissiez rester dans l'ombre : cela enlèverait les neuf dixièmes de leur valeur à vos révélations, et de toute façon les staliniens français et belges vous « démasqueraient ». Il me semble qu'il vaut mieux agir ouvertement. Mais il est possible que je ne sois pas au courant de tout ce que vous pensez ni de tous vos projets.


Notes

[1] Boris Lifschitz, dit Souvarine (né en 1893) à Kiev, émigré en France, avait été l'un des partisans de l'adhésion à l'I.C. du parti socialiste, puis l'un des dirigeants du P.C. dont il avait été exclu en 1924. Lié à l'Opposition de gauche russe, il avait rompu en 1929 avec Trotsky et dirigeait à l'époque le Cercle communiste‑démocratique, plutôt proche de l'opposition de « droite ». Maurice Paz (né en 1896), avocat, minoritaire socialiste, puis militant du P.C. avait animé une opposition qui se réclamait de l'Opposition de gauche russe à partir de 1925. Il avait rendu visite à Trotsky à Prinkipo en 1929 et rompu peu après. Il avait adhéré à la S.F.I.O. et était membre de sa C.A.P. depuis 1934. Son épouse, Magdeleine Marx (1889‑1973), avait suivi son itinéraire politique ; elle avait joué un rôle important dans la campagne pour la libération de Victor Serge.

[2] Rappelons que les Corps‑Francs qui avaient délibérément assassiné Karl Liebknecht étaient au service d'un gouvernement social-démocrate (Ebert) et sous les ordres directs du ministre social‑démocrate Noske.

[3] Le conflit entre Rosmer et Trotsky avait éclaté à propos de Molinier dont Rosmer avait vainement réclamé la mise à l'écart.

[4] Il paraît difficile de considérer que Rosmer s'était oppose a Trolsky sur une « question privée » : d'autres lettres le prouvent.

[5] Trotsky se situait de toute évidence avec Lesoil. Il est intéressant qu'il ait considéré que les Belges représentaient des courants internationaux.

[6] Sur Spaak, cf. n. 4, p. 59.

[7] Vieux grief contre Marceau Pivert et son initiative de fonder la Gauche révolutionnaire au moment où les trotskystes étaient exclus, et allusion, à travers l'expression « les nôtres », au groupe de La Commune.

[8] Alexandra L. Sokolovskaïa (1875‑193?) était la première femme de Trotsky et la mère de ses deux filles. Elle avait été arrêtée et déportée en 1935.

[9] Maria L. Sokolovskaïa, sœur d'Alexandra avait recueilli, après la déportation de sa sœur, les petits-enfants de cette dernière et de Trotsky, les deux enfants de Nina et de Man Nevelson, dont la mère était morte et le père déporté, et la fille de Zinaïda, qui s'était suicidée en 1933.

[10] En anglais dans le texte.


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